Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7441

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 217-219).
7441. — À MADAME DE SAUVIGNY.
À Ferney, 3 janvier.

Madame, il y a, dans la lettre dont vous m’honorez, du 27 de décembre, un mot qui m’étonne et qui m’afflige. Vous dites que monsieur votre frère[1] « vous menace, et que vous ne devez plus rien faire pour empêcher ses menaces d’être effectuées ».

Je serais inconsolable si, ayant voulu l’engager à se confier à vos bontés, j’avais pu laisser échapper dans sa dernière lettre quelque expression qui pût faire soupçonner qu’il vous menaçât, et qui pût jeter l’amertume dans le cœur d’un frère et d’une sœur.

Je vous ai obéi avec la plus grande exactitude. Vous m’avez pressé par deux lettres consécutives de l’attirer chez moi, et de savoir de lui ce qu’il voulait.

Je vous ai instruite de toutes ses prétentions ; je vous ai dit que, dans le pays qu’il habite, il ne manquait pas de prétendus amis qui lui conseillaient d’éclater et de se pourvoir en justice ; je vous ai dit que je craignais qu’il ne prît enfin ce parti ; je vous ai offert mes services ; je n’ai eu et je n’ai pu avoir en vue que votre repos et le sien. Non-seulement je n’ai point cru qu’il vous menaçât, mais il ne m’a pas dit un seul mot qui pût le faire entendre.

Je vous avoue, madame, que j’ai été touché de voir le frère de madame l’intendante de Paris arriver chez moi à pied, sans domestique, et vêtu d’une manière indigne de sa condition.

Je lui ai prêté cinq cents francs ; et s’il m’en avait demandé deux mille, je les lui aurais donnés.

Je vous ai mandé qu’il a de l’esprit, et qu’il est considéré dans le malheureux pays qu’il habite. Ces deux choses sont très-conciliables avec une mauvaise conduite en affaires.

Si le récit qu’il m’a fait de ses fautes et de ses disgrâces est vrai, il est sans contredit un des plus malheureux hommes qui soient au monde.

Mais que voulez-vous que je fasse ? S’il n’a point d’argent, et s’il m’en demande encore dans l’occasion, faudra-t-il que je refuse le frère de madame l’intendante de Paris ? Faudra-t-il que je lui dise : Votre sœur m’a ordonné de ne vous point secourir ; après que je lui ai dit, pour montrer votre générosité, que vous m’aviez permis de lui prêter de l’argent dans l’occasion, lorsque vous étiez à Genève ? Ceux que nous avons obligés une fois semblent avoir des droits sur nous, et lorsque nous nous retirons d’eux, ils se croient offensés.

Vous savez, madame, que depuis quatorze ans il a auprès de lui une nièce de l’abbé Nollet. Ils se sont séparés, et il ne faut pas qu’il la laisse sans pain. Toute cette situation est critique et embarrassante. Cette Nollet est venue chez moi fondre en larmes. Ne pourrait-on pas, en fixant ce que monsieur votre frère peut toucher par an, fixer aussi quelque chose pour cette fille infortunée ?

Je ne suis environné que de malheureux. Ce n’est point à moi de solliciter la noblesse de votre cœur, ni de faire des représentations à votre prudence. Monsieur votre frère prétend qu’il doit lui revenir quarante-deux mille livres de rente, et qu’il n’en a que six ; je crois, en rassemblant tout ce qu’il m’a dit, qu’il se trompe beaucoup. Il vous serait aisé de m’envoyer un simple relevé de ce qu’il peut prétendre : cela fixerait ses idées, et fermerait la bouche à ceux qui lui donnent des conseils dangereux.

Il me paraît convenable que ses plaintes ne se fassent point entendre dans les pays étrangers.

Au reste, madame, je vous supplie d’observer que je n’ai jamais rien fait dans cette malheureuse affaire que ce que vous m’avez expressément ordonné. Soyez très-persuadée que je ne manquerai jamais à votre confiance, que j’en sens tout le prix, et que je vous suis entièrement dévoué.

  1. Durey de Morsan ; voyez tome XLV, page 500.