Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7460

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 237-238).
7460. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
20 janvier.

Je vous avais bien dit, madame, que j’écrivais quand j’avais des thèmes[1]. J’ai hasardé d’envoyer à votre grand’maman ce que vous demandiez ; cela lui a été adressé par la poste de Lyon, sous l’enveloppe de son mari. Vous n’avez jamais voulu me dire si messieurs de la poste faisaient a votre grand’maman la galanterie d’affranchir ses ports de lettres. Il y a longtemps que je sais que les femmes ne sont pas infiniment exactes en affaires.

Vous ne me paraissez pas profonde en théologie quoique vous soyez sœur d’un trésorier de la Sainte-Chapelle. Vous me dites que vous ne voulez pas être aimée par charité : vous ne savez donc pas, madame, que ce grand mot signifie originairement amour en latin et en grec ; c’est de là que vient mon cher, ma chère. Les barbares Welches ont avili cette expression divine ; et charitas ils ont fait le terme infâme qui parmi nous signifie l’aumône.

Vous n’avez point pour les philosophes cette charité qui veut dire le tendre amour ; mais, en vérité, il y en a qui méritent qu’on les aime. La mort vient de me priver d’un vrai philosophe[2] dans le goût de M. de Formont ; je vous réponds que vous l’auriez aimé de tout votre cœur.

Il est plaisant que vous vous donniez le droit de haïr tous ces messieurs, et que vous ne vouliez pas que j’aie la même passion pour La Bletterie. Vous voulez donc avoir le privilège exclusif de la haine ? Eh bien ! madame, je vous avertis que je ne hais plus La Bletterie, que je lui pardonne, et que vous aurez le plaisir de haïr toute seule.

Vous ne m’avez rien répondu sur l’étrange lettre du marquis de Belestat. Je lui sais gré de m’avoir justifié ; sans cela, tous ceux qui lisent ces petits ouvrages m’auraient imputé le compliment fait au président Hénault[3]. Vous voyez comme on est juste.

Je m’applaudis tous les jours de m’être retiré à la campagne depuis quinze ans. Si j’étais à Paris, les tracasseries me poursuivraient deux fois par jour. Heureux qui jouit agréablement du monde ! Plus heureux qui s’en moque et qui le fuit ! Il y a, je l’avoue, un grand mal dans cette privation : c’est qu’en quittant le monde je vous ai quittée ; je ne peux m’en consoler que par vos bontés et par vos lettres. Dès que vous me donnerez des thèmes, soyez sûre que vous entendrez parler de moi, que je suis à vos ordres, et que je vous enverrai tous les rogatons qui me tomberont sous la main. Mille tendres respects.

  1. Voyez lettre 7449.
  2. Damilaville.
  3. Voyez lettre 7331.