Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7463

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 241-242).
7463. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
23 janvier.

J’avouerai à mon divin ange qu’en faisant usage de tous les petits papiers retrouvés dans la succession de Latouche[1], je pense que le tout mis au net pourra n’être pas inutile à la vénérable compagnie ; mais permettez-moi de penser que ces brouillons de Latouche peuvent procurer encore un autre avantage, celui de rendre toute persécution odieuse et d’amener insensiblement les hommes à la tolérance. C’était le but de ce pauvre Guimond, qui n’a pas été assez connu. Il faut qu’à ce propos je prenne la liberté de vous faire part de l’effet qu’ont produit certains petits ouvrages dans Toulouse même. Voici ce que me mande un homme en place très-instruit[2] :

« Vous ne sauriez croire combien augmente dans cette ville le zèle des gens de bien et leur amour et leur respect pour le patriarche de la tolérance et de la vertu. Vous savez que le colonel de mon régiment et ses majors généraux sont tous dévoués à la bonne doctrine. Ils la disséminent avec circonspection et sagesse, et j’espère que dans quelques années elle fera une grande explosion. Quant au parlement et à l’ordre des avocats, presque tous ceux qui sont au-dessous de l’âge de trente-cinq ans sont pleins de zèle et de lumières, et il ne manque pas de gens instruits parmi les personnes de condition. »

Par une autre lettre, on me mande que le parlement regarde aujourd’hui la mort de Calas comme un crime qu’il doit expier, et que Sirven ne risquerait rien à venir purger sa contumace à Toulouse, il me semble, mon cher ange, que c’était votre avis. Si je peux compter sur ce qu’on m’écrit, certainement j’enverrai Sirven se justifier et rentrer dans son bien.

Je suis tous les jours témoin du mal que l’intolérance de Louis XIV, ou plutôt de ses confesseurs, a fait à la France. Le gain que vous ferez en prenant la Corse ne compensera pas vos pertes.

Il est bon que la persécution soit décriée jusque dans le tripot de la Comédie ; mais malheureusement les assassins du chevalier de La Barre n’entendront jamais ni Lekain, ni Mlle Vestris.

Vous ne m’avez point instruit du nom des dames qui doivent passer avant la Fille du Jardinier[3]. Je crois que ce sont de hautes et puissantes dames à qui il faut faire tous les honneurs. Je ne vous dissimule pas que j’ai grande envie que la Jardinière soit bien reçue à son tour. N’avez-vous point quelque ami qui pût engager le lieutenant de police à lui accorder la permission de vendre des bouquets ? Il me semble qu’à présent l’odeur de ses fleurs n’est pas trop forte et ne doit pas monter au nez d’un magistrat. Quelque chose qui arrive, songez que je vous suis plus attaché qu’à ma Jardinière.

Mille tendres respects aux deux anges.

  1. Voyez tome XXXIX, pages 225 et 430 ; c’est sous le nom de Guimond Latouche que Voltaire voulait donner sa tragédie ; voyez tome VI, page 183.
  2. L’abbé Audra.
  3. La tragédie des Guèbres.