Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7493

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 273-274).

7493. — À M. GAILLARD.
2 mars.

« Ombre adorée, ombre sans doute heureuse[1] ! » Parbleu, il faut que vous ayez lu la Canonisation de saint Cucufin, faite il y a deux ans par le pape Rezzonico. L’auteur qui a écrit la relation de la fête de saint Cucufin propose hardiment de fêter saint Henri IV. Pour moi, monsieur, je vous avertis que je vous dénoncerai à la Sorbonne. Comment, Henri IV sauvé, lui qui était en péché mortel ! lui qui est mort amoureux de la princesse de Condé ! lui qui est mort sans sacrements ! Je vous réponds que Ribaudier et Coger pecus vous laveront la tête, et Christophe vous savonnera. C’est Ravaillac qui est sauvé, entendez-vous : car il a été bien confessé ; et d’ailleurs la Sorbonne, ayant fait un saint de Jacques Clément, pourrait-elle refuser une apothéose à François Ravaillac, fût-elle en mauvais latin ? J’espère que vous reviendrez de vos mauvais principes. Il serait bien triste qu’un homme si éloquent errat dans la foi.

Vous me parlez de certaine petite folie : il est bon de n’être pas toujours sur le ton sérieux, qui est fort ennuyeux à la longue dans notre chère nation. Il faut des intermèdes. Heureux les philosophes qui peuvent rire, et même faire rire ! Si on n’avait pas ce palliatif contre les misères, les sottises atroces, et même les horreurs dont on est quelquefois environné, où en serait-on ? Les Sirven passent encore leur vie sous mes yeux, dans mes déserts, jusqu’à ce que je puisse les envoyer à Toulouse, où les mœurs, grâce au ciel, se sont un peu adoucies. Mais qui osera passer par Abbeville ? Enfin que voulez-vous ? on n’est pas assez fort pour combattre les tigres, il faut quelquefois danser avec les singes.

Le mari de Mlle Corneille est arrivé ; mais les malles où sont les horreurs ecclésiastiques de François Ier[2] sont encore en arrière. Dieu merci, je n’aime aucun de ces gens-là. Il faut avouer qu’on vaut mieux aujourd’hui qu’alors. Il s’est fait dans l’esprit humain une étrange révolution depuis quinze ans. L’Europe a redemandé à grands cris le sang des Sirven et des Calas ; et tous les hommes d’État, depuis Archangel jusqu’à Cadix, foulent aux pieds la superstition. Les jésuites sont abolis, les moines sont dans la fange. Encore quelques années, et le grand jour viendra après un si beau matin. Quand les échafauds sont dressés à Toulouse et à Abbeville[3], je suis Heraclite ; quand on se saisit d’Avignon[4], je suis Démocrite[5] : voilà le mot de l’énigme.

Je vous embrasse, mon cher Tite-Live ; je vous répète que je vous aime autant que je vous estime.


  1. C’est une phrase de la péroraison de l’Éloge de Henri IV, par Gaillard.
  2. Voyez une note sur la lettre 7506.
  3. Les affaires de Calas et de La Barre ; voyez tome XXIV, page 365 ; et XXV, 501.
  4. Voyez page 68.
  5. Voyez, tome IX, page 558, la fin de Jean qui pleure et qui rit.