Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7536

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 316-318).
7536. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 24 avril.

Eh bien ! madame, je suis plus honnête que vous ; vous ne voulez pas me dire avec qui vous soupez, et moi je vous avoue avec qui je déjeune. Vous voilà bien ébaubis, messieurs les Parisiens ! la bonne compagnie, chez vous, ne déjeune pas, parce qu’elle a trop soupé ; mais moi, je suis dans un pays où les médecins[1] sont Italiens, et où ils veulent absolument qu’on mange un croûton à certains jours. Il faut même que les apothicaires donnent des certificats en faveur des estomacs qu’on soupçonne d’être malades. Le médecin du canton que j’habite est un ignorant de très-mauvaise humeur[2], qui s’est imaginé que je faisais très-peu de cas de ses ordonnances.

Vous ignorez peut-être, madame, qu’il écrivit contre moi au roi l’année passée, et qu’il m’accusa de vouloir mourir comme Molière, en me moquant de la médecine ; cela même amusa fort le conseil. Vous ne savez pas sans doute qu’un soi-disant ci-devant jésuite franc-comtois nommé Nonotte, qui est encore plus mauvais médecin, me déféra, il y a quelques mois, à Rezzonico[3], premier médecin de Rome, tandis que l’autre me poursuivait auprès du roi, et que Rezzonico envoya à l’ex-jésuite nommé Nonotte, résidant à Besançon, un bref dans lequel je suis déclaré atteint et convaincu de plus d’une maladie incurable. Il est vrai que ce bref n’est pas tout à fait aussi violent que celui dont on a affublé le duc de Parme ; mais enfin j’y suis menacé de mort subite.

Vous savez que je n’ai pas deux cent mille hommes à mon service, et que je suis quelquefois un peu goguenard. J’ai donc pris le parti de rire de la médecine avec le plus profond respect, et de déjeuner, comme les autres, avec des attestations d’apothicaires.

Sérieusement parlant, il y a eu, à cette occasion, des friponneries de la Faculté si singulières que je ne peux vous les mander, pour ne pas perdre de pauvres diables qui, sans m’en rien dire, se sont saintement parjurés pour me rendre service[4]. Je suis un vieux malade dans une position très-délicate, et il n’y a point de lavement et de pilules que je ne prenne tous les mois pour que la Faculté me laisse vivre et mourir en paix.

N’avez-vous jamais entendu parler d’un nommé Lebret, trésorier de la marine, que j’ai fort connu, et qui, en voyageant, se faisait donner l’extrême-onction dans tous les cabarets ? J’en ferai autant quand on voudra.

Oui, j’ai déclaré que je déjeunais à la manière de mon pays : Mais si vous étiez Turc, m’a-t-on dit, vous déjeuneriez donc à la façon des Turcs ? — Oui, messieurs.

De quoi s’avise mon gendre d’envoyer ces quatre Homélies[5] ? elles ne sont faites que pour un certain ordre de gens. Il faut, comme disent les Italiens, donner cibo per tutti.

Vous saurez, madame, qu’il y a une trentaine de cuisiniers répandus dans l’Europe qui, depuis quelques années, font des petits pâtés dont tout le monde veut manger. On commence à les trouver fort bons, même en Espagne. Le comte d’Aranda en mange beaucoup avec ses amis. On en fait en Allemagne, en Italie même ; et certainement, avant qu’il soit peu, il y aura une nouvelle cuisine.

Je suis bien fâché de n’avoir pas la Princesse printanière dans ma bibliothèque ; mais j’ai l’Oiseau bleu et Robert le Diable. Je parie que vous n’avez jamais lu Clélie ni l’Astrèe ; on ne les trouve plus à Paris. Clèlie est un ouvrage plus curieux qu’on ne pense ; on y trouve les portraits de tous les gens qui faisaient du bruit dans le monde du temps de Mlle Scudéri ; tout Port-Royal y est ; le château de Villars, qui appartient aujourd’hui à M. le duc de Praslin, y est décrit avec la plus grande exactitude.

Mais, à propos de romans, pourquoi, madame, n’avez-vous pas appris l’italien ? Que vous êtes à plaindre de ne pouvoir pas lire, dans sa langue, l’Arioste, si détestablement traduit en français ! Votre imagination était digne de cette lecture ; c’est la plus grande louange que je puisse vous donner, et la plus juste. Soyez très-sûre qu’il écrit beaucoup mieux que La Fontaine, et qu’il est cent fois plus peintre qu’Homère, plus varié, plus gai, plus comique, plus intéressant, plus savant dans la connaissance du cœur humain que tous les romanciers ensemble, à commencer par l’histoire de Joseph et de la Putiphar, et à finir par Paméla. Je suis tenté toutes les années d’aller à Ferrare, où il a un beau mausolée ; mais, puisque je ne vais point vous voir, madame, je n’irai pas à Ferrare.

Vous me faites un grand plaisir de me dire que votre ami[6] se porte mieux. Mettez-moi aux pieds de votre grand’maman[7] ; mais, si elle n’a pas le bonheur d’être folle de l’Arioste, je suis au désespoir de sa sagesse. Portez-vous bien, madame ; amusez-vous comme vous pourrez. J’ai encore la fièvre toutes les nuits, et je m’en moque.

Amusez-vous, encore une fois, fût-ce avec les Quatre fils Aymon ; tout est bon, pourvu qu’on attrape le bout de la journée, qu’on soupe, et qu’on dorme ; le reste est vanité des vanités, comme dit l’autre[8] ; mais l’amitié est chose véritable.

  1. C’est-à-dire les prêtres. (B.)
  2. Biord, évêque d’Annecy. (B.)
  3. Clément XIII.
  4. Ils avaient fabriqué et certifié, chez le curé de Ferney, une profession de foi de Voltaire. Voyez lettre 7556.
  5. Les quatre homélies publiées en 1767 ; voyez tome XXVI, page 315.
  6. Le président Hénault.
  7. Mme de Choiseul.
  8. Salomon, Écclésiaste, i, 2.