Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7539

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 320-322).
7539. — À M. GAILLARD.
À Ferney, 28 avril.

Je vous assure, monsieur, qu’un vaisseau arrive plus vite de Moka à Marseille que votre Siècle de François Ier[1] n’est arrivé de Paris à Ferney. Mon gendre Dupuits l’avait laissé à Paris ; je ne l’ai eu que depuis huit jours. Grand merci de m’avoir fait passer une semaine si agréable. Vous m’avez instruit et vous m’avez amusé : ce sont deux grands services que vous m’avez rendus.

Je n’aime guère François Ier, mais j’aime fort votre style, vos recherches, et surtout votre esprit de tolérance. Vous avez beau dire et beau faire, Charles-Quint n’a jamais brûlé de luthériens à petit feu ; on ne les a pas guindés au haut d’une perche en sa présence, pour les descendre à plusieurs reprises dans le bûcher, et pour leur faire savourer pendant cinq ou six heures les délices du martyre. Charles-Quint n’a jamais dit que, si son fils ne croyait pas la transsubstantiation, il ne manquerait pas de le faire brûler, pour l’édification de son peuple. Je ne vois guère dans François Ier que des actions ou injustes, ou honteuses, ou folles. Rien n’est plus injuste que le procès intenté au connétable, qui s’en vengea si bien, et que le supplice de Sainblançai, qui ne fut vengé par personne. L’atrocité et la bêtise d’accuser un pauvre chimiste italien d’avoir empoisonné le dauphin son maître, à l’instigation de Charles-Quint, doit couvrir François Ier d’une honte éternelle. Il ne sera jamais honorable d’avoir envoyé ses deux enfants en Espagne, pour avoir le loisir de violer sa parole en France.

Quelques pensions données et mal payées à des pédants du Collège royal ne compensent point tant d’actions odieuses ; toutes ses guerres en Italie sont conduites avec démence. Point d’argent, point de plan de campagne ; son royaume est toujours exposé à la destruction ; et, pour comble de honte, il se croit obligé de s’allier avec les Turcs, dans le temps que Charles-Quint délivre dix-huit mille captifs chrétiens des mains de ces mêmes Turcs. En un mot, vous me paraissez meilleur historien que l’amant de la Pisseleu ne me paraît un grand roi. Ce n’est pas que je sois enthousiasmé de son prédécesseur Louis XII, encore moins de Charles VIII. J’ai la consolation d’abhorrer Louis XI, de ne faire nul cas de Charles VII. Il est triste que la nation n’ait pas mis Charles VI aux Petites-Maisons. Charles V du moins était assez adroit ; mais il y a un intervalle immense entre lui et un grand homme. Enfin, depuis saint Louis jusqu’à Henri IV, je ne vois rien ; aussi les recueils de l’histoire de France ennuient-ils toutes les nations, ainsi que moi. David Hume a eu un très-grand avantage sur l’abbé Velly et consorts, c’est qu’il a écrit l’histoire des Anglais, et qu’en France on n’a jamais écrit l’histoire des Français. Il n’y a point de gros laboureur en Angleterre qui n’ait la grande charte chez lui, et qui ne connaisse très-bien la constitution de l’État. Pour notre histoire, elle est composée de tracasseries de cour, de grandes batailles perdues, de petits combats gagnés, et de lettres de cachet. Sans cinq ou six assassinats célèbres, et surtout sans la Saint-Barthélémy, il n’y aurait rien de si insipide. Remarquez encore, s’il vous plaît, que nous sommes venus les derniers en tout ; que nous n’avons jamais rien inventé ; et qu’enfin, à dire la vérité, nous n’existons aux yeux de l’Europe que dans le siècle de Louis XIV. J’en suis fâché, mais la chose est ainsi. Convenez-en de bonne foi, comme je conviens que vous faites honneur au siècle de Louis XV, et que vous êtes savant, exact, sage, et éloquent. Croyez que mon estime pour vous est égale à mon mépris pour la plupart des choses ; c’était à vous à faire le Siècle de Louis XIV. Une édition nouvelle de ce siècle unique paraîtra bientôt. J’ai eu soin de corriger les bévues de l’imprimeur et les miennes ; mais, comme je ne revois point les épreuves, il y aura toujours quelques fautes, je me donne actuellement du bon temps, attendu que j’ai été à la mort il y a quinze jours. Comptez que je vous estimerai, que je vous aimerai jusqu’à ce que j’aille embrasser Quinault et le Tasse, à la barbe de Nicolas Boileau.

  1. L’Histoire de François Ier, par Gaillard.