Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7554

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 332-333).
7554. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
À Lyon, le 20 mai.

Madame, rapport que Votre Excellence m’a ordonné de lui envoyer les livrets facétieux qui pourraient m’arriver de Hollande, je vous dépêche celui-ci, dans lequel il me paraît qu’il y a force choses concernant la cour de Rome, dans le temps qu’on s’y réjouissait, et que le Saint-Esprit créait des papes de trente-cinq ans. Ce livret vient à propos dans un temps de conclave.

Je me doute bien que monseigneur votre époux n’a pas trop le temps de lire les aventures d’Amabed et d’Adaté[1], et d’examiner si les premiers livres indiens ont environ cinq mille ans d’antiquité. Des courriers qui ont passé dans ma boutique m’ont dit que madame était à Chanteloup, et que, dans son loisir, elle recevrait bénignement ces feuilles des Indes.

Pendant que je faisais le paquet, il a passé trois capitaines du régiment des gardes-suisses qui disaient bien des choses de monseigneur votre époux. J’écoutais bien attentivement. Voici leurs paroles : « Jarnidié, si jamais il lui arrivait de se séparer de nous, nous ne servirions plus personne, et tous nos camarades pensent de même. » Ces jurements me firent plaisir, car je suis une espèce de Suisse, et je lui suis attaché tout comme eux, quoique je ne monte pas la garde.

Ces Suisses, qui revenaient de Versailles, dirent après cela tant de bagatelles, tant de pauvretés, par rapport au pays d’où ils venaient, que je levai les épaules, et je me remis à mon ouvrage. Oh ! voyez-vous, madame, je laisse aller le monde comme il va ; mais je ne change jamais mon opinion, tant je suis têtu. Il y a soixante ans que je suis passionné pour Henri IV, pour Maximilien de Rosny, pour le cardinal d’Amboise, et quelques personnes de cette trempe ; je n’ai pas changé un moment, aussi tout le monde me dit : Monsieur Guillemet, vous êtes un bon cœur, il y a plaisir avec vous à bien faire ; il est vrai que vous prenez la chèvre quand on vous dit qu’il faut vous enterrer[2] ; mais aussi vous entendez raillerie. Tachez d’envoyer des rogatons à madame la grand’maman, car, en son genre, madame vaut monsieur. La journée n’a que vingt-quatre heures, monsieur Guillemet ; heureux qui peut l’amuser une heure dans les vingt-quatre ! c’est beaucoup. N’écrivez jamais de longues lettres à madame la grand’maman, de peur de l’ennuyer, et n’écrivez point du tout à son époux ; contentez-vous de lui souhaiter, du fond du cœur, prospérité, hilarité, succès en tout, et jamais de gravelle. Sachez qu’il lui passe tant de sottises, de misères, de bêtises devant les yeux, que vous ne devez pas en augmenter le nombre. Ainsi donc, pour couper court, je demeure avec un très-grand respect, madame, de Votre Excellence le très-soumis et humble serviteur.

Guillemet, typographe.

  1. Lettres d’Amabed ; voyez tome XXI, page 435.
  2. On avait rapporté à Voltaire que La Bletterie avait imprimé que Voltaire avait oublié de se faire enterrer.