Correspondance diplomatique du Comte de Malmesbury/01

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Correspondance diplomatique du Comte de Malmesbury
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 243-265).
CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE


DU


COMTE DE MALMESBURY.




Diaries and Correspondence of James Harris, first earl of Malmesbury.





James Harris, vicomte Fitz-Harris, premier comte de Malmesbury, était né à Salisbury le 11 avril 1746. Après avoir quitté l’université d’Oxford, il alla étudier à celle de Leyde, fit un premier voyage à Berlin et en Pologne, fut nommé en 1767 secrétaire d’ambassade à Madrid, en 1771, à l’âge de vingt-quatre ans, ministre à Berlin, resta quatre années à la cour de Frédéric, et passa ensuite, en 1777, comme ministre plénipotentiaire, à la cour de Russie, près de l’impératrice Catherine. Il quitta ce poste important en 1782, fut nommé ministre à La Haye, et retourna, en 1793, en Allemagne, où il négocia le mariage du prince de Galles avec la princesse Caroline de Brunswick, si fameuse depuis par ses aventures et son procès. En 1796 et 97, il fut chargé de négocier avec la république française à Paris et à Lille, mais en 1800 il fut atteint de la surdité à un tel point, qu’il se vit forcé de refuser toute fonction publique. Il continua à vivre dans le commerce des hommes politiques et des hommes de lettres les plus éminens de son temps. Whig de principes, étroitement lié avec M. Fox, il suivit néanmoins le parti de M. Burke lors de la séparation célèbre de 1793. Il mourut à l’âge de soixante-quinze ans, le 20 novembre 1820. Comme on peut le voir par ce simple aperçu, lord Malmesbury fut mêlé activement, pendant plus de trente ans, aux plus grands évènemens de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe ; il vit de près Frédéric-le-Grand et Catherine-la-Grande, et assista à l’élévation et à la chute de Napoléon-le-Grand.

Les mémoires publiés par les soins de son petit-fils, le comte de Malmesbury actuel, se composent de sa correspondance diplomatique et du journal de sa vie. Nous connaissons peu de livres contemporains aussi riches en matériaux pour l’histoire secrète des cours dans les gouvernemens absolus, et des partis dans les gouvernemens libres. Le journal et la correspondance de M. Harris pendant son séjour à Berlin et à Saint-Pétersbourg ressemblent souvent aux mémoires de Tallemant des Réaux. On ne peut parcourir cette chronique scandaleuse sans se dire que notre temps vaut, après tout, infiniment mieux que celui qui l’a précédé, et que chez les souverains, comme chez les hommes mêlés aux affaires publiques, il y a sans contredit un plus grand respect de soi-même et d’autrui, une plus grande déférence pour les lois de la morale comme pour le contrôle de l’opinion, en un mot un sentiment plus profond, plus sincère de la dignité humaine.

Le premier spectacle qui s’offrit à M. Harris, à son entrée dans la vie publique, fut celui de l’agonie de la Pologne. Il arriva à Varsovie pour assister à l’ensevelissement de cette nationalité qui, selon le paragraphe annuel de nos adresses, ne doit point périr. L’impératrice Catherine avait donné la couronne de Pologne à un de ses anciens amans, Stanislas Poniatowski, mais elle avait envoyé avec lui un ambassadeur chargé de régner à sa place. La diète siégeait environnée d’un cordon de troupes russes, et quiconque ne parlait pas selon le bon plaisir de Catherine était saisi et transporté en Sibérie. Pendant les séances, l’ambassadeur russe se tenait dans une chambre qui avait une fenêtre sur la salle, et de temps en temps lui et ses généraux y passaient la tête pour rappeler à l’ordre les récalcitrans. Bien peu osaient braver la colère impériale ; les deux évêques de Kiovi et de Cracovie, qui eurent un jour ce courage, disparurent pendant la nuit. La cour de Rome encourageait seule la résistance et fulminait des brefs ; mais les Polonais disaient : Le pape est fou ; que veut-il que nous fassions avec un morceau de papier contre 30,000 hérétiques bien armés ?

L’ambassadeur russe, le prince Repnin, ne traitait guère mieux le roi que ses sujets. C’est pitié que de voir l’abaissement de cette royauté. Stanislas était une moitié de philosophe égarée sur un trône ; il avait du sens, de la littérature et de bonnes intentions, mais il était pusillanime et incapable ; il sentait le caractère humiliant de son rôle, mais il n’avait la force ni de le relever, ni même de l’abandonner. « Je ne sens que trop, disait-il en français à M. Harris, les épines dont une couronne est semée. Je l’aurais déjà envoyée à tous les cinquante mille diables, si je n’avais pas honte d’abandonner mon poste. Croyez-moi, ne courez jamais après les grands emplois, il n’en résulte que des amertumes… J’osai prétendre à une couronne, j’ai réussi, et je suis malheureux. » Cet impuissant Dioclétien, auquel il n’était pas même permis de se réfugier dans un petit jardin, écrivait à un de ses amis d’Angleterre : « Si jamais on vous offre la couronne de Pologne, je ne vous conseille pas de l’accepter, pour peu que vous aimiez votre repos. » D’autres fois cependant, ce malheureux prince montrait des sentimens d’une véritable noblesse, et il les exprimait dans un langage qui ne manquait pas d’éloquence. C’est ainsi qu’il écrivait à sir Joseph Yorke, ambassadeur d’Angleterre à La Haye « Le sort se lassera, à la fin, de se jouer de moi, et Dieu, qui ne fait rien en vain, ne m’a pas fait roi d’une façon si peu ordinaire, et ne m’a pas donné cet opiniâtre désir de faire le bien de ma nation, pour que tout cela soit perdu pour elle. Peut-être cette nation doit-elle apprendre à vaincre les préjugés par les malheurs même qu’elle s’attire, plus vite que mes sermons n’auraient fait dans une suite de temps plus paisibles. Peut-être aussi dois-je devenir la victime de sa folie, afin qu’un grand exemple et une grande révolution servent à ceux qui viendront après moi. Eh bien ! si je me trouve être ce malheureux chaînon de la grande chaîne des évènemens sur lequel est écrit sacrifice, il faudra que je remplisse ma destinée. »

Quand M. Harris, devenu, en 1772, ministre à Berlin, annonça à sa cour que la Prusse, l’Autriche et la Russie avaient conclu un traité pour le partage d’un tiers de la Pologne, le gouvernement anglais ne voulut pas d’abord le croire. Il ne fut persuadé que lorsque la nouvelle devint publique, et que les troupes des trois puissances commencèrent l’occupation. On est émerveillé, en lisant les dépêches de M. Harris, de l’indifférence avec laquelle l’Angleterre envisagea alors cette usurpation. Lord Suffolk, ministre des affaires étrangères, l’appelait simplement une affaire curieuse (curious transaction). Il est vrai que l’Angleterre était alors tout entière occupée par l’insurrection de ses colonies d’Amérique, tandis que la France, après la chute de M. de Choiseul, était tombée dans la caducité de Louis XV. Les trois puissances spoliatrices purent donc accomplir leur œuvre sans obstacles. Ce fut une véritable curée. L’avidité avec laquelle le roi Frédéric, en particulier, se jeta sur sa proie, a quelque chose de révoltant.

Bien que le caractère de ce prince philosophe, de cet ami de Voltaire, soit déjà suffisamment connu, les lettres de M. Harris fournissent cependant encore à ce sujet des traits curieux. Frédéric offrait les contradictions les plus étranges, quelquefois jetant l’argent par les fenêtres, mais plus régulièrement d’une avarice sordide. Aussi, lorsqu’il donnait des fêtes, il réglait tout lui-même, jusqu’au nombre des bougies. A une de ces fêtes à laquelle assistait le ministre anglais, tous les appartemens, sauf la salle du souper, étaient éclairés avec une seule bougie. Le souper était mauvais, les vins étaient frelatés. Après la danse, M. Harris demandait du vin et de l’eau ; on lui dit : Il n’y a plus de vin, mais on peut vous donner du thé. Le roi dirigeait lui-même l’éclairage dans la salle de bal, et, pendant cette opération, la reine, la famille royale et tout le monde attendaient sans lumière, le roi n’ayant pas voulu qu’on allumât d’avance. Étant à Postdam, il eut à traiter à Berlin la landgrave de Hesse-Cassel et la princesse de Wurtemberg. Il écrivit à son contrôleur de la bouche une lettre dans laquelle, après avoir fait une sortie contre la filouterie des domestiques en général, il faisait un menu très détaillé des dîners, fixant la qualité et le nombre des plats, et toujours celui des bougies, qui paraissaient le préoccuper beaucoup. Un jour qu’il faisait venir une douzaine de bouteilles de vin de Bordeaux, il disait : « Il faut que j’écorche un paysan saxon pour me rembourser. » Heureux temps ! Il disait aussi à son ministre en Danemark, qui demandait des frais de représentation : « Vous êtes un prodigue ; sachez qu’il est beaucoup plus sain d’aller à pied qu’en voiture, et que, pour manger, la table d’autrui est toujours la meilleure. »

En revanche, ce grand guerrier jouait parfaitement de la flûte, et il attachait à ses talens d’artiste un excessif amour-propre. Il n’invitait presque personne à ses concerts, et, quand il devait jouer un nouveau morceau, il s’enfermait des heures entières dans son cabinet pour répéter ; et même alors, quand il commençait, Frédéric, hélas ! le grand Frédéric, le premier capitaine de son siècle, tremblait comme une débutante. Il paraît qu’il avait une belle collection de flûtes ; il avait créé un conservateur pour les tenir en ordre. Il n’avait qu’un seul faiseur, et payait chaque flûte cent ducats. Il fallait qu’il fût bien malade un jour qu’il en cassa une sur le dos d’un hussard. « Dans sa dernière guerre, dit M. Harris, quand il donna de la fausse monnaie à tout le monde, il prit soin que son fabricant de flûtes fût payé en bon argent, de crainte qu’autrement il ne lui donnât de mauvais instrumens. » Un chanteur ayant dit un jour que le roi entendait mieux la guerre que la musique, sa majesté l’envoya au corps de garde, à la discrétion de ses soldats. Ceux-ci mirent à l’infortuné chanteur un uniforme et des moustaches, et lui firent faire l’exercice pendant deux heures à coups de canne ; après quoi, ils le firent danser et chanter pendant deux heures encore, et finirent par lui faire tirer une quantité considérable de sang par le chirurgien. Ils le renvoyèrent chez lui dans cet état.

Une autre des manies du grand Frédéric, c’étaient les tabatières ; mais il en était si jaloux, qu’il ne les laissait voir à personne. Il en avait toujours sur lui une énorme, dans laquelle il prenait du tabac par poignées. On ne pouvait pas approcher de lui sans éternuer. Il paraît que ses valets de chambre faisaient l’opération qu’on peut voir faire ici par les invalides sur l’esplanade, aux jours de soleil : ils faisaient sécher ses mouchoirs, et en récoltaient une quantité considérable de tabac ; puis ils le vendaient.

Frédéric n’aimait pas les Anglais ; c’était héréditaire. Il y avait eu une haine mortelle entre les deux précédens rois de Prusse et d’Angleterre. Le roi George II appelait Frédéric Ier : « Mon frère le sergent ; » à quoi Frédéric répondait par : « Mon frère le maître à danser. » Quand Frédéric était sur son lit de mort, il demanda au ministre qui l’assistait s’il devait pardonner à tous ses ennemis pour aller en paradis. Sur la réponse affirmative du ministre, il se tourna vers la reine (sœur du roi d’Angleterre), et lui dit : « Eh bien donc, Dorothée, écrivez à votre frère, et dites-lui que je lui pardonne tout le mal qu’il m’a fait. Oui, dites-lui que je lui pardonne ; mais attendez que je sois mort. »

Quiconque a lu les mémoires si originaux de la margrave de Bayreuth sait quelle sordide et misérable éducation reçurent les enfans de Frédéric Ier. On dirait que le grand Frédéric voulût se venger sur son propre héritier des persécutions et des avanies qu’il avait lui-même subies sous le despotisme paternel. Il n’avait pas d’enfans ; on sait d’ailleurs qu’il avait peu de goût pour les femmes, surtout pour la sienne. L’héritier de la couronne était son neveu. Le roi semblait l’avoir dans une profonde aversion, et le tenait très serré ; il en résultait que le prince royal faisait d’énormes dettes, quand toutefois il trouvait des prêteurs. Il quêtait partout ; mais, comme lui rendre service était une manière sûre d’irriter le roi, il trouvait rarement. Du reste, il vivait scandaleusement, composant sa société habituelle de gens de bas étage et de filles perdues. « Sa maîtresse favorite, écrit M. Barris, jadis danseuse de théâtre, préside à ses réjouissances, et joue le premier rôle dans les scènes indécentes qui s’y passent. Elle est grande, a les yeux très animés, est très décolletée dans ses allures, et donne l’idée d’une parfaite bacchante. Le prince lui donne beaucoup d’argent ; elle dépense à elle seule tout le traitement que lui fait le roi. Elle répond de son mieux à cette générosité, car, en même temps qu’elle l’assure de sa fidélité, elle ne lui demande pas la sienne, et s’efforce au contraire de satisfaire ses désirs quand, par satiété, ils se fixent sur quelque nouvel objet. Dans ce cas, elle a toujours soin de ne lui laisser connaître aucune femme qui pourrait devenir sa rivale : son choix, heureusement pour elle, ne tombe jamais que sur des créatures de la dernière espèce. C’est à ces plaisirs qu’il emploie la plus grande partie de son temps ; le reste, il le passe, soit à la parade auprès du roi, soit à s’habiller, article sur lequel, toutes les fois qu’il peut quitter l’uniforme, il est extrêmement difficile et recherché. Il fait même la dépense d’avoir un valet de chambre favori appelé Espère-en-Dieu, qui est constamment sur la route de Postdam à Paris, pour l’unique objet de le tenir avant tout le monde au courant des changemens dans les modes ; et, comme Espère-en-Dieu ne prend ses informations que chez ses confrères (les perruquiers), il arrive que ceux qui suivent ses avis peuvent parfaitement passer pour tels. »

Le futur roi de Prusse envoya un jour un de ses confidens chez M. Harris pour négocier un emprunt particulier auprès du roi d’Angleterre. Le ministre anglais ne se souciait guère de la commission et faisait la sourde oreille, malgré les doléances piteuses de l’émissaire du prince, qui disait « qu’il n’avait pas de quoi payer sa blanchisseuse. » M. Harris le renvoyait à la Hollande, à Vienne et à Pétersbourg ; mais le négociateur répondait (en français) « que le prince d’Orange n’avait pas le sou, que l’empereur (d’Autriche) n’avait pas la bourse, que l’impératrice-reine (Marie-Thérèse) ne donnait qu’aux églises, et que l’impératrice de Russie le dénoncerait tout de suite à son oncle. » Puis il ajoutait en parlant du prince : « Il a tout mangé chez les filles ; il en a une qui lui coûte trente mille écus par an, et l’argent qu’il lui faut pour gagner les espions de son oncle monte encore à autant. »

Le roi connaissait les mœurs de son neveu, et on peut juger du cruel plaisir qu’il prenait à le rendre malheureux par cette anecdote que raconte encore M. Harris : « L’impétuosité, dit-il en parlant du prince, avec laquelle il a fait le carnaval l’a jeté dans une mésaventure dont il ressent encore les effets désagréables, et dont probablement il ne sera pas si tôt quitte, attendu que son oncle, malicieusement peut-être, l’oblige à remplir ses devoirs militaires avec plus de sévérité encore que d’habitude. L’évêque de Warmia se trouva, l’année dernière, dans la même position, et le roi rendit presque son siége vacant en le forçant de manger à sa table les viandes les plus épicées, et en l’inondant de vin de Hongrie, dont, disait-il, il devait être, en sa qualité de Polonais, aussi bon juge qu’amateur. »

On peut suffisamment juger, par ces détails domestiques, de la valeur morale de la cour de Berlin sous Frédéric-le-Grand. La ville ne valait pas mieux ; du moins M. Harris en fait une peinture qui n’a rien de flatteur. « Berlin, écrit-il, est une ville où, si le mot fortis peut être traduit par honnête, il n’y a vir fortis nec foemina casta. Il règne dans toutes les classes des deux sexes une entière corruption de mœurs qui, jointe à une pénurie résultant soit de l’oppression du roi actuel, soit des habitudes dispendieuses mises à la mode par son grand-père, forment le pire des caractères. Les hommes cherchent sans cesse le moyen de soutenir une vie extravagante avec des ressources bornées. Les femmes sont des harpies, débauchées faute de réserve plus que faute d’autre chose. Elles prostituent leurs personnes au plus haut enchérisseur, et toute délicatesse de sentiment ou de manières leur est inconnue. »

Nous devons le répéter, notre temps vaut mieux que cela. Quand on rapproche de ce spectacle celui qu’offre la Prusse d’aujourd’hui, avec son travail intellectuel, avec ses agitations religieuses et politiques, encore confuses, mais toujours empreintes de gravité et de sincérité, on se réconcilie aisément avec une époque injustement dépréciée, et, même aux yeux de l’Allemagne, l’immense renom militaire du grand Frédéric ne doit pas écraser le caractère moins éclatant, mais assurément plus digne, du roi Frédéric-Guillaume IV.

La correspondance de M. Harris pendant son séjour à Berlin offre d’ailleurs peu d’intérêt politique ; elle ne devient réellement sérieuse que lorsqu’il est envoyé à Pétersbourg. Là aussi nous rencontrons de la chronique beaucoup plus scandaleuse même qu’à la cour de Berlin, mais mêlée à la discussion des sujets les plus graves. Du reste, c’est une remarque toute simple que dans les gouvernemens absolus les vices comme les vertus des souverains occupent une bien plus grande place que dans les gouvernemens libres. C’est à ce titre que les débordemens de l’impératrice Catherine sont des élémens de l’histoire comme ceux de Tibère.

Ce fut au commencement de l’année 1778 que M. Harris se rendit comme ministre à Pétersbourg. Il y allait pour essayer d’amener l’impératrice à la conclusion d’une alliance offensive et défensive avec la Grande-Bretagne. Il y resta jusqu’à la fin de 1783, et retourna en Angleterre sans avoir rien obtenu. Pendant ces cinq années, il dépensa beaucoup d’habileté, beaucoup d’esprit d’intrigue et une très grande persévérance ; mais il échoua surtout contre ce sentiment de répulsion qu’inspiraient déjà à tous les peuples les prétentions de l’Angleterre à la domination arrogante et absolue des mers. Les façons hautaines que montraient trop souvent et le gouvernement britannique et ses agens avaient indisposé contre eux presque toutes les cours. Catherine, d’ailleurs, quoique philosophe, était femme ; elle aimait la flatterie, et elle l’aimait surtout en langue française. Que de fois le ministre anglais, voyant tous ses efforts déjoués par quelques complimens de Paris ou de Versailles, maudit la vanité, la coquetterie et toutes les faiblesses de la grande Catherine ! « Cette grande dame, écrivait-il un jour avec presque autant d’esprit que de dépit, cette grande dame dégénère souvent en une femme ordinaire, et joue avec son éventail quand elle croit manier son sceptre. La France a appris l’art de la cajoler, et elle a peur d’encourir le déplaisir et la critique d’une nation qui écrit des mémoires et des épigrammes. »

Quand donc M. Harris arriva à Pétersbourg, il trouva la cour de Russie entièrement française. L’impératrice était entourée d’hommes gagnés aux intérêts des Bourbons, et qu’il appelait des garçons perruquiers de Paris. D’un autre côté, le roi de Prusse, qui détestait les Anglais, et qui avait à ce moment l’oreille de l’impératrice, les desservait de tout son pouvoir. Aussi M. Harris rencontra dès le début des difficultés à peu près insurmontables. Pendant une année entière, il négocia avec le ministre de Catherine, le comte Panin, et finit par s’apercevoir qu’il était joué par lui. Le comte Panin, qui était bien décidé d’avance à ne pas conclure avec l’Angleterre, transmettait à l’impératrice les demandes de M. Harris de façon à les rendre inacceptables, et un jour il répondit au ministre anglais « que la Grande-Bretagne avait, par sa conduite arrogante, attiré sur elle tous ses malheurs, et qu’elle ne devait attendre ni secours de ses amis ni clémence de ses ennemis. »

Alors M. Harris, voyant que de ce côté il n’avait rien à espérer, se tourna d’un autre. Il s’adressa à un ancien amant de Catherine, principal pourvoyeur des nouveaux favoris, au prince Potemkin, et, par son entremise, il obtint plusieurs conférences personnelles avec l’impératrice. Il était spirituel, insinuant, hardi : quand il pouvait causer longuement avec Catherine, il la gagnait presque à sa cause ; mais il reperdait vite le terrain qu’il avait gagné avec tant d’efforts. Outre les sentimens personnels qui poussaient alors Catherine vers la France, il y avait la grande question des neutres, qui mettait toutes les nations maritimes aux prises avec l’Angleterre. M. Barris reconnaît lui-même que le gouvernement anglais perdit par ses exigences l’occasion de se concilier la cour de Pétersbourg. Lors de la fameuse déclaration neutre de 1780, il avait conseillé à son gouvernement de céder momentanément à la nécessité, et de suspendre à l’égard de la Russie seulement la police que la Grande-Bretagne exerçait sur les mers. Il ne fut pas écouté, et Catherine ne pardonna jamais aux ministres tories.

Dans une autre occasion, M. Harris avait déterminé son gouvernement à céder à la Russie l’île de Minorque. Ce projet donna lieu à de très curieuses conversations entre le ministre anglais et l’impératrice, comme on le verra plus tard. Catherine tenait beaucoup à avoir une station dans la Méditerranée, à cause de ses vues sur Constantinople. Sa grande ambition était de reconstruire un empire d’Orient. Elle avait fait baptiser le grand-duc du nom de Constantin, et lui avait donné une nourrice grecque du nom d’Hélène ; elle faisait construire une ville du nom de Constantingorod. Elle hésitait, pour le choix du siège de l’empire nouveau, entre Constantinople et Athènes. Elle était très frappée de la supériorité de la race grecque, du grand rôle qu’elle avait joué dans l’antiquité, et elle parlait souvent de la possibilité de la voir reparaître à la tête des peuples.

Dans les instructions données à M. Harris par lord Sufolk, on peut voir que le gouvernement anglais cherchait à inquiéter Catherine en lui persuadant que la France avait promis à la Turquie d’exclure les flottes russes de la Méditerranée. Minorque serait devenue pour la Russie ce qu’est aujourd’hui Malte pour l’Angleterre. L’impératrice avait donc accueilli ce projet avec enthousiasme, mais son ardeur sembla se calmer tout à coup, et M. Harris dut renoncer encore à ce dernier espoir de voir l’alliance se former. Dès ce moment, il paraît abandonner la partie, et nous le voyons solliciter à plusieurs reprises son rappel de Saint-Pétersbourg. « L’Angleterre, disait-il, devait se tenir à l’écart, ne plus rechercher d’alliances continentales, et attendre qu’on vînt la chercher. » Ce fut dans ces dispositions qu’il passa les derniers mois de son séjour à la cour de Russie, qu’il ne quitta qu’après la conclusion de la paix entre l’Angleterre, la France et l’Espagne.

Telle est l’esquisse rapide de ce que fit, ou du moins de ce que tenta M. Harris à Pétersbourg. S’il ne réussit pas, ce ne fut pas faute d’avoir employé tous les moyens possibles de succès. Il écrivait à lord Stormont, alors ministre des affaires étrangères à Londres, qu’à Madrid et à Berlin il n’avait pas eu besoin de subsides, mais qu’à Pétersbourg, dans une cour amie, il avait été obligé de changer de système. Là, les secrets ne s’obtenaient qu’à prix d’argent. Il en dépensa beaucoup, au-delà même des crédits qui lui étaient ouverts, et il paraît que, lorsqu’il quitta la cour de Russie, il se trouva personnellement endetté de plus de 500,000 francs, qu’il paya sur sa fortune particulière.

C’est qu’il avait à lutter avec des habitudes de somptuosité tout orientale. Le prince Potemkin, son principal agent, donnait des fêtes qui lui coûtaient 50,000 roubles. L’impératrice avait des services de dessert de 50 millions ; quand on jouait chez elle au macao, un jeu fort à la mode alors, elle donnait au gagnant un diamant de 50 roubles, et en distribuait ainsi cent cinquante dans une soirée. Elle gratifiait ses amans de sommes inouies, de terres, de milliers de paysans et de bijoux. On a compté que la famille du prince Orloff avait reçu, en dix ans, quatre à cinq mille paysans et 97 millions de roubles en argent, bijoux, vaisselles et palais. Un simple lieutenant aux gardes, Wasilschikoff, avait reçu, durant vingt-deux mois de faveur, 100,000 roubles en argent, 50,000 en bijoux, un palais de 100,000, une vaisselle de 50,000, une pension de 20,000, et sept mille paysans ; le prince Potemkin, en deux ans de faveur, trente-sept mille paysans et environ 9 millions de roubles en pensions, palais, bijoux, etc. ; Savodowsky, en dix-huit mois, dix mille paysans et plus de 300,000 roubles ; Zoritz, en un an, plus de 1,300,000 roubles ; Korsakoff, en seize mois, quatre mille paysans et près de 400,000 roubles ; Landskoy dans la même proportion.

Catherine, comme on le voit, savait récompenser ses serviteurs. A l’un, elle donnait le trône de Pologne ; aux autres, ce qu’on vient de voir. Il est vrai que le métier était rude. La chronique de cette cour dépasse en cynisme tout ce que l’histoire a raconté des césars romains. C’était un mélange extraordinaire de barbarie et de civilisation. L’Occident ne donnait qu’un vernis pour couvrir ces débordemens de l’Orient. Les traditions du Parc aux Cerfs pâlissent devant le journal de la cour de Catherine, car ici les positions sont interverties, et le rôle de l’homme, usurpé par une femme, prend un caractère plus dégradant.

Bien de plus curieux, rien de plus étrange, rien de plus cru et de plus sauvage que le tableau de ces révolutions de sérail. Le prince Potemkin avait, comme nous l’avons dit, les fonctions de pourvoyeur général. Quand M. Harris arriva à Pétersbourg, c’était un nommé Zoritz qui était le favori régnant. Il était menacé dans son poste, mais il n’était pas résigné à l’abandonner de bonne grace. C’était un soldat, et il annonçait hautement le dessein d’appeler en duel son successeur. « Je sais bien, disait-il en français, que je dois sauter, mais, par Dieu, je couperai les oreilles à celui qui prendra ma place. » Celui qui aspirait à cette place honorable était un lieutenant de la police, appelé Acharoff, un homme bien bâti, dit la dépêche, mais taillé plus en Hercule qu’en Apollon. Malgré ces qualités recommandables, le candidat ne fut pas agréé. C’est que l’occupant était un terrible homme. Potemkin, qui ne l’aimait pas, présenta à l’impératrice un de ses officiers, un grand hussard. Après la présentation, Zoritz suivit Catherine dans sa chambre, lui fit une scène horrible, se jeta à ses pieds, lui dit que, malgré toutes les générosités dont elle l’avait comblé, il ne tenait qu’à sa faveur et à ses bonnes graces. Catherine fut touchée ou effrayée ; elle garda Zoritz, et lui ordonna d’inviter Potemkin à souper pour raccommoder l’affaire, parce que, disait-elle, elle n’aimait pas les tracasseries.

Quelques jours après, cependant, Potemkin rentra en faveur, et Zoritz reçut son congé. L’impératrice le lui donna elle-même en lui dorant la pilule ; l’amant congédié l’accabla de reproches et presque d’injures, mais rien n’y fit ; on lui donna des pensions, une somme énorme d’argent comptant, sept mille paysans et l’ordre de voyager. Toutefois on n’osa pas lui donner un successeur officiel avant son départ, tant on redoutait son affreux caractère. « La cour et la ville, dit M. Harris, n’étaient occupés que de cet évènement, qui donnait naissance à beaucoup de réflexions désagréables. » On le croira sans peine.

Catherine, après des scènes si fatigantes, éprouvait le besoin d’un régime plus doux. Elle fit rappeler en ville un ancien favori, Sabadowsky, un homme d’un caractère paisible et modeste ; mais celui-là ne plaisait pas à Potemkin, qui lui en substitua un autre. « Korsak, dit sir James Harris, a été introduit dans un moment critique, et, au moment où j’écris, sa majesté impériale est retirée dans un des villages de Potemkin, sur les confins de la Finlande, essayant d’oublier ses soucis et ceux de l’empire dans la compagnie de son nouveau mignon, dont le nom vulgaire de Korsak est déjà changé pour le nom mieux sonnant de Korsakoff. »

Mais, pendant ces péripéties, l’ancien favori, Sabadowsky, qui avait été rappelé, était arrivé à la cour, et il demandait d’un ton très chagrin pourquoi on l’avait dérangé. On lui donna pour indemnité une place dans le sénat ; mais, hélas ! quinze jours après, le nouveau fonctionnaire était hors de service. « Il y a, écrivait M. Harris, plusieurs concurrens pour la place vacante : quelques-uns soutenus par le prince Potemkin, d’autres par le prince Orloff et le comte Panin, qui maintenant sont d’accord, d’autres enfin seulement par l’impression que leur tournure a faite sur l’impératrice. Les deux partis s’unissent pour empêcher le succès de ces hommes indépendans, mais elle paraît très disposée à choisir par elle-même. Potemkin, dont l’insolence égale le pouvoir, a été si mécontent de n’avoir pas à lui seul la disposition de ce poste, qu’il s’est absenté de la cour pendant plusieurs jours. Le sort de ces jeunes gens reste incertain, quoiqu’il paraisse décidé que Korsakoff sera envoyé aux eaux de Spa pour sa santé. Comme les dernières traces de décence que l’on gardait encore à l’époque de mon arrivée ici ont disparu, je ne serais pas étonné qu’au lieu d’un favori on en prît plusieurs. »

Cependant le choix de Catherine parut tomber sur un secrétaire du comte Panin, appelé Strackoff, que l’impératrice avait remarqué dans un bal ; mais celui-là n’entra pas officiellement en fonctions, il ne vit l’impératrice qu’en secret, et Korsakoff resta prince régnant. Un autre aspirant, qui n’avait point réussi, se poignarda de désespoir. On cacha autant que possible cet intéressant malheur à Catherine ; pourtant elle finit par l’apprendre, et elle en fut tout-à-fait affligée. Sa douleur ne pouvait durer bien long-temps ; elle donna à Korsakoff son congé définitif, avec le conseil de voyager ou de se marier. Le successeur fut un nommé Landskoy, un chevalier aux gardes ; comme il n’avait pas été fourni par Potemkin, celui-ci fut très irrité, et ne fut apaisé que par un présent de 900,000 roubles le jour de sa naissance. Landskoy était jeune, bien fait, et de bon caractère ; mais il avait une nuée de cousins, qui s’abattirent sur la cour comme des sauterelles pour participer à la curée.

Ici la scène change. Tout à l’heure nous avions un favori qu’on n’osait pas renvoyer, parce qu’il cassait les vitres ; en voici un maintenant qu’on ne peut pas congédier, parce qu’il a trop bon naturel. Ce pauvre Landskoy n’est ni jaloux, ni inconstant, ni impertinent ; il a déjà un remplaçant non officiel, mais il se conduit d’une manière si irréprochable, qu’on ne sait comment s’y prendre pour se débarrasser de lui sans mauvais procédé. C’est comme ces domestiques qu’on ne peut pas souffrir, qui le comprennent, et qui alors redoublent d’exactitude, et ne vous laissent pas le moindre motif plausible pour les mettre dehors. Landskoy est condamné à l’avance ; son congé est décidé ; déjà on a préparé les cadeaux habituels réservés aux favoris sortans ; cependant il garde une facilité d’humeur réellement désespérante ; il ne veut pas se fâcher ni faire une scène ; bref, il restera long-temps encore.

Quelquefois le drame se mêle à ces comédies honteuses. Il y a au milieu de ces scènes étranges un moment de véritable tragédie. C’est celui où le prince Orloff, l’amant de Catherine quand son mari, Pierre III, fut détrôné et mourut quelques jours après dans sa prison, tombe dans des accès de sombre folie, et fuit devant les furies vengeresses du remords. On croirait voir Macbeth sortant pâle et effaré de la chambre du vieux roi Duncan. Orloff avait été le premier amant de Catherine et lui était resté le plus cher. Quand il devint fou, elle le traita comme un enfant, avec une douceur et une tristesse sans bornes. Elle le laissait entrer chez elle à toute heure, dans tous les costumes, soit qu’elle fût seule, soit qu’elle fût engagée dans les entretiens les plus graves. Parfois le malheureux s’écriait que les remords avaient détruit sa raison, et que c’était le jugement de Dieu qui était tombé sur lui. Quand il avait de ces accès terribles, Catherine se mettait à pleurer, et tout le reste du jour elle ne pouvait s’occuper ni de plaisirs ni d’affaires.

Orloff était du moins un homme distingué, de sentimens plus élevés que les favoris qui vinrent après lui. Tant que dura son règne d’amant, l’impératrice observa encore une certaine dignité extérieure qui disparut quand Potemkin arriva au pouvoir. Celui-ci avait acquis sur sa souveraine un empire extraordinaire qu’il conserva même après avoir été remplacé dans ses fonctions. C’était un homme audacieux, intrigant, et en même temps des plus bizarres, courant sans cesse les églises au milieu de sa vie débauchée, et, au comble de la faveur, soupirant après le cloître.

Catherine gémissait quelquefois sous le joug de ce barbare, mais sans pouvoir jamais le secouer. Un jour elle fit venir Orloff, et le supplia de se réconcilier avec Potemkin pour rétablir la paix dans le palais. « Vous savez, madame, lui dit Orloff, que je suis votre esclave, que ma vie est à votre service : si Potemkin vous offusque, donnez-moi vos ordres, il disparaîtra immédiatement, vous n’entendrez plus parler de lui ; mais m’engager dans une intrigue de cour, courtiser un homme que je méprise, votre majesté me pardonnera si je refuse. » L’impératrice se mit à fondre en larmes ; Orloff se retirait, mais il revint et dit à Catherine que Potemkin était son ennemi et celui de l’état, qu’il cherchait à la plonger dans les plaisirs pour lui faire oublier les affaires et gouverner à sa place. « Vous n’avez qu’à prononcer un mot, dit-il, ma vie est à vous. » Catherine fut très affectée, elle avoua que son caractère changeait beaucoup, que sa santé s’altérait ; mais elle ne pouvait se résoudre à employer des moyens aussi violens.

C’était au sein d’une pareille cour, au milieu de pareilles intrigues et de pareilles mœurs, que M. Harris avait à conduire des négociations qui demandaient le plus grand secret. Qu’on se représente sa position, quand, après lui avoir transmis le matin les meilleures assurances de la part de l’impératrice, Potemkin venait lui dire le soir : « Vous avez mal choisi votre moment. Le nouveau favori est dangereusement malade ; la cause de sa maladie et l’incertitude de sa guérison ont si entièrement consterné l’impératrice, qu’elle est incapable de penser à autre chose, et toutes ses idées d’ambition, de gloire, sont absorbées dans cette unique passion… Mon influence est suspendue, particulièrement parce que j’ai pris sur moi de lui conseiller de se débarrasser d’un favori qui, s’il meurt dans son palais, causera un tort essentiel à sa réputation. »

Nous avons dit que le prince Potemkin était devenu l’intermédiaire entre le ministre anglais et l’impératrice. Par son entremise, M. Harris avait obtenu de Catherine une audience particulière à l’insu du ministre, M. de Panin. L’entrevue eut lieu à l’occasion d’un bal masqué à la cour ; Korsakoff vint prévenir M. Harris, lui dit de le suivre, et le conduisit, par un passage dérobé, dans le cabinet de toilette de l’impératrice. Dans cette première conférence, le ministre anglais ne chercha qu’à se concilier la bienveillance de Catherine par des flatteries exagérées, mais il ne paraît pas qu’il fit beaucoup de chemin. L’impératrice se montrait toujours fort gracieuse avec lui, sans cesser de décliner toutes les offres d’alliance. Elle était alors préoccupée d’une seule pensée, celle de former la fameuse ligue des neutres. Pour parer cette attaque indirecte, le gouvernement anglais fit à l’impératrice une concession exceptionnelle : M. Harris déclara, au nom de sa cour, à M. de Panin, que la navigation des sujets russes ne serait jamais interrompue ou arrêtée par les vaisseaux de la Grande-Bretagne ; mais le gouvernement anglais, par un de ces actes de mauvaise foi qui justifièrent les reproches qu’on lui a souvent adressés à cet égard, donnait en même temps à M. Harris des instructions secrètes contraires à ses assurances publiques. « Je fus, dit-il lui-même en parlant des articles de la déclaration des neutres, je fus chargé de m’y opposer secrètement, et d’y acquiescer publiquement. »

L’impératrice continua donc à développer le grand projet auquel elle voulait attacher son nom. Elle ne voulait pas s’engager dans une guerre pour le bon plaisir de l’Angleterre. « Si j’étais plus jeune, disait-elle, je serais peut-être moins sage. » Elle refusa positivement les offres d’alliance de l’Angleterre, et, en même temps, elle fit proposer à toutes les cours étrangères son plan d’une ligue générale pour la protection du commerce des neutres. Le principe de cette ligne était que les vaisseaux neutres pourraient naviguer librement de port en port et sur les côtes des nations en guerre, et que les effets appartenant aux sujets desdites puissances en guerre seraient libres sur les vaisseaux neutres, à l’exception des marchandises de contrebande. Mais ce qui faisait la force de la convention, c’est que, si l’une des puissances neutres était attaquée dans son commerce, toutes les autres étaient tenues de s’unir à elle pour revendiquer le droit commun.. Cette convention fut conclue et signée malgré tous les efforts de l’Angleterre. Potemkin s’y opposa vainement. « L’impératrice, dit M. Harris, perdit patience, et s’écria qu’elle seule savait ce qu’elle se proposait, et que là-dessus elle ne souffrirait aucune observation. »

Quand la convention eut été signée, M. Harris demanda son rappel ; le gouvernement anglais refusa, et lui enjoignit de rester à son poste. Il continua donc ses efforts, mais désormais sans aucun espoir de succès. Potemkin lui-même ne cherchait plus à lui faire illusion. « Il n’est au pouvoir de personne au monde, lui disait-il, de lui faire abandonner son plan de neutralité armée. Contentez-vous d’en détruire les effets ; mais sa résolution en elle-même est inébranlable. » Ce fut à cette époque, au mois de novembre 1780, que M. Harris eut avec l’impératrice une conversation des plus curieuses et des plus caractéristiques. Rentré chez lui, il l’écrivit immédiatement sous forme de demandes et de réponses. Nous en reproduirons les passages les plus saillans. Cette conférence, qui se faisait en français, a tout l’intérêt comme toute la tournure d’un dialogue de comédie.

HARRIS. — Je viens pour représenter à votre majesté impériale la situation critique dans laquelle nos affaires se trouvent. Elle connaît notre confiance en elle ; nous osons nous flatter qu’elle détournera l’orage…

L’IMPÉRATRICE. — Vous connaissez, monsieur, mes sentimens pour votre nation, ils sont aussi sincères qu’invariables ; mais j’ai rencontré si peu de retour de votre part, que je sens que je ne devrais plus vous compter parmi mes amis…

HARRIS. — Si votre majesté impériale eût jeté les yeux sur la note que j’ai remise au prince Potemkin, elle aurait vu sur quoi mes craintes sont fondées.

L’IMPÉRATRICE. — Je l’ai lue. Je vous répète, monsieur, que j’aime votre nation ; c’est une faiblesse de croire à tous les commérages que les petits politiques répandent.

HARRIS. — Nos ennemis sont parvenus à tourner toutes les opérations de votre majesté impériale si fort à leur avantage, qu’à l’heure qu’il est on croit à Londres qu’elle est secrètement en intelligence avec la France, qu’elle s’entend avec la maison de Bourbon pour décider du sort de la guerre.

L’IMPÉRATRICE, avec une extrême vivacité. — Je vous donne ma parole d’impératrice que non. Je n’ai jamais eu d’inclination pour les Français ; je n’en aurai jamais. Cependant je dois avouer qu’ils ont eu à mon égard des intentions bien plus marquées que vous autres.

HARRIS. — Ils n’ont eu, madame, que leurs intérêts en vue ; leur politesse est toujours suspecte…

L’IMPÉRATRICE. — Que voulez-vous que je fasse pour vous ? Vous ne voulez pas faire la paix.

HARRIS. — Nous ne désirons rien tant ; mais nous ne sommes pas les agresseurs, et nous sommes sans amis.

L’IMPÉRATRICE. — C’est que vous ne voulez pas en avoir, monsieur. Vous êtes si raides, si réservés ; vous n’avez point de confiance en moi.

HARRIS. — Je suis au désespoir de voir que l’effet des intrigues qui n’ont que trop réussi en Europe ait porté sur un esprit aussi éclairé que celui de votre majesté impériale. Je n’avais que trop raison de la croire prévenue contre nous.

L’IMPÉRATRICE. — Je parle d’après des faits ; les faux bruits ne me font rien. Je suis au-dessus des préventions ; mais toute votre conduite a été dure vis-à-vis de moi. Je vous avoue, cela m’a été sensible, car j’aime votre nation comme la mienne.

HARRIS. — Sauvez-la donc, madame, la nation que vous aimez ; elle a recours à vous.

L’IMPÉRATRICE. — Quand je saurai vos sentimens, je vous le dirai.

HARRIS. — Daignez nous donner des conseils.

L’IMPÉRATRICE. — Quand vous me parlerez clairement.

HARRIS. — Le comte Panin prône le parti français partout ; il est entièrement dévoué au roi de Prusse, et le sert plutôt que votre majesté. Il l’a invité d’accéder à la neutralité armée.

L’IMPÉRATRICE, avec hauteur. — Je serai bien aise qu’il accède, moi. Je soutiendrai mon projet ; je le crois salutaire.

HARRIS. — On dit, madame (mais je crains d’offenser), que c’est le projet des Français, et que le vôtre était bien différent.

L’IMPÉRATRICE, avec violence. — Mensonge atroce ! Vous devez savoir que je puis rendre politesse pour politesse ; nais je n’aurai jamais de la confiance en eux. Mais quel mal vous a fait cette neutralité armée, ou plutôt cette nullité armée ?

HARRIS. — Tout le mal possible. Elle établit de nouvelles lois… elle sert encore à confondre nos amis avec nos ennemis…

L’IMIPÉRATRICE. — Vous molestez mon commerce, vous arrêtez mes vaisseaux. J’attache à cela un intérêt particulier ; c’est mon enfant que mon commerce, et vous ne voulez pas que je me fâche !… Ne parlons plus là-dessus, nous nous brouillerions. Mais écoutez ce que je vais vous dire : faites la paix ; le moment est venu. Ouvrez-vous à moi avec une entière confiance… Je désire ardemment vous tirer d’embarras ; mais prêtez-vous-y vous-mêmes ; soyez plus souples, moins réservés… Point de méfiance, point de raideur, je ne réponds alors de rien ; mais soyez ouverts, clairs et francs, je répondrai alors de tout.

HARRIS. — Je sais d’avance que rien moins que la paix de Paris, renouvelée en entier, peut nous satisfaire.

L’IMPÉRATRICE, avec finesse. — Je ne dis rien. Parlez-moi franchement de chez vous ; désabusez-moi de cette réserve, de cette méfiance que je crois apercevoir dans votre ministère ; je vous dirai tout alors… Faites la paix ; traitez avec vos colonies en détail, tâchez de les désunir ; leur alliance avec les Français tombe alors d’elle-même, et cela leur servira d’échappatoire….Je vous réponds de mon amitié, de ma justice. Je suis charmée que vous ayez témoigné une envie de me voir ; j’ai voulu vider mon sac… Tenez, mon cher Harris, je vous parle très sincèrement… Si, après tout ce que je viens de vous dire, je lui trouve (à la cour d’Angleterre) la même indifférence, la même raideur, que sais-je, moi ? le même ton de supériorité avec moi, je ne me mêle plus de rien ; je laisse les affaires aller leur train…

HARRis. — Votre majesté impériale a l’ame trop élevée pour jamais nous abandonner. Elle ne voudra pas que la postérité dise que de son règne l’Angleterre a pensé succomber, sans qu’elle ait tendu la main pour la secourir.

L’IMPÉRATRICE. — Je suis lasse d’être généreuse : faut-il toujours l’être sans qu’on le soit pour moi ? Soyez-le à mon égard, vous verrez comme je le serai au vôtre. Laissez mon commerce en repos, n’arrêtez pas le peu de vaisseaux que j’ai ; je vous dis qu’ils sont mes enfans. Je voudrais que mon peuple devînt industrieux. Est-ce dans le caractère d’une nation philosophe de s’y opposer ?

HARRIS. — Nous ferons tout pour vos vaisseaux ; mais votre majesté impériale ne prétend sûrement pas, par cette neutralité armée, que toute nation jouisse du même droit ?

L’IMPÉRATRICE. — Je vous dis que c’est une nullité armée, mais je la soutiendrai toujours… (En se levant.) Adieu, monsieur, n’oubliez pas l’importance de notre conférence… Faites un pas de votre côté. Pour une femme, c’est peu exiger… »

Cette conversation est fort piquante ; mais que produisit-elle ? Rien. Si M. Harris était un fort habile homme, il avait affaire à aussi habile que lui. Potemkin lui répétait sans cesse : Flattez-la, caressez ses faiblesses ; vous obtiendrez d’elle tout ce que vous voudrez. Il avait beau flatter, il n’obtenait rien. Au contraire, l’impératrice se faisait tout concéder, et ne donnait rien en retour. Son ambition était, comme on le voit, d’être prise pour médiatrice. L’orgueil britannique ne voulait pas fléchir. Ainsi l’impératrice demanda Minorque : l’Angleterre consentit encore, elle voulut bien céder Minorque, à la condition que Catherine effectuerait le rétablissement de la paix avec la France et l’Espagne sur les bases du traité de Paris de 1762 ; « mais, écrivait lord Stormont, aucune proposition ne sera faite concernant les sujets rebelles de sa majesté britannique (les Américains), qu’on ne laissera jamais traiter par l’intermédiaire d’une puissance étrangère. » Quand cette réponse fut communiquée à l’impératrice, elle ne voulut pas y croire ; elle s’écria très spirituellement : La mariée est trop belle ; on veut me tromper. Elle dit qu’on voulait la compromettre et l’entraîner dans la guerre. Bref, elle ne vit dans cette facilité du gouvernement anglais qu’un piège ; elle transmit cette nouvelle, qui devait rester secrète, à l’empereur d’Autriche, et se fit un mérite d’avoir refusé une proposition qu’elle avait provoquée. Lord Stormont écrivait qu’il regrettait sa concession, et qu’il aurait désiré qu’elle n’eût jamais été faite.

En effet, l’impératrice n’en montra pas plus de dispositions pour servir l’Angleterre. La paix se fit sans elle, peut-être malgré elle, et avec la guerre finit en même temps la mission de M. Harris. Sa santé était gravement altérée, et il reçut enfin de M. Fox, qui était alors au pouvoir, la permission de revenir en Angleterre.

De retour à Londres vers la fin de 1783, il accepta la légation de La Haye. Il négocia une alliance entre l’Angleterre, la Hollande et la Prusse, et revint à Londres en 1788. Créé baron de Malmesbury, il resta en Angleterre jusqu’en 1793, soutenant dans le parlement la politique de M. Fox ; mais, lors de la scission du parti whig, quand M. Fox se déclara prêt à reconnaître la république française, il suivit M. Burke. M. Pitt l’envoya à Berlin ; puis, en 1794, son gouvernement le chargea de demander pour le prince de Galles la main de la princesse de Brunswick, qui depuis devint la fameuse reine Caroline. C’est ici que nous retrouverons lord Malmesbury dans une des phases les plus curieuses et les plus originales de sa carrière diplomatique.

Lord Malmesbury avait toujours été jusque-là dans la plus grande faveur auprès du prince de Galles, qui fut ensuite le roi George IV. Il était pour lui un homme de bon conseil, et souvent consulté. Le prince lui confiait ses embarras, qui étaient toujours des embarras d’argent, et le prenait pour intermédiaire entre lui et les ministres de son père. Ses dettes étaient devenues si considérables, qu’il ne voyait plus d’autre moyen de se tirer d’affaire que d’aller voyager, et, quand M. Harris partit pour La Haye, le prince vint lui demander s’il pouvait y aller avec lui, et s’y faire présenter incognito. M. Harris eut beaucoup de peine à le détourner de ce projet. « Que puis-je faire, mon cher Harris ? disait le prince. Le roi me hait : il veut me mettre aux prises avec mon frère. Je n’espère rien de lui. Il empêchera le parlement de m’aider jusqu’à ce que je me marie. » Et comme M. Harris le pressait de se réconcilier avec son père : « C’est impossible, dit-il ; nous sommes trop loin l’un de l’autre. Le roi m’a trompé ; il m’a fait tromper les autres. Je ne puis me fier à lui, et il ne me croira jamais. »

Dans une autre conversation, M. Harris offrit au prince de proposer à M. Pitt de porter sa pension à 100,000 liv. par an (2,500,000 fr.), s’il voulait en mettre de côté la moitié tous les ans pour payer ses dettes et se réconcilier avec son père ; mais le prince restait convaincu que son père ne ferait rien pour lui. « Le roi me hait, » répétait-il sans cesse. Alors, comme M. Harris lui conseillait de se marier, il s’écria avec violence : « Je ne me marierai jamais ; ma résolution est prise. J’ai arrangé cela avec Frédéric (son frère). Non, je ne me marierai jamais ! — Permettez-moi, monsieur, répondit M. Harris, de vous dire, avec le plus grand respect, que vous ne pouvez pas avoir réellement pris cette résolution. Il faut que vous vous mariiez ; vous le devez à votre pays, au roi, à vous-même. — Je ne dois rien au roi, répliqua le prince ; Frédéric se mariera, et la couronne ira à ses enfans. »

À cette époque, le prince de Galles avait pour maîtresse Mme Fitz-Herbert, qui exerçait une grande influence sur lui. Il changea ensuite d’avis en changeant de maîtresse ; car, quelques années plus tard, lord Malmesbury allait, comme nous l’avons dit, demander pour lui en mariage la princesse Caroline.

Lord Malmesbury avait pour mission purement et simplement de demander la main de la princesse, S’il avait eu des pouvoirs discrétionnaires, nul doute qu’il en aurait usé pour ne pas conclure cette union si malheureuse. On verra quelle triste commission lui était imposée.

Lord Malmesbury arrive à Brunswick. A sa première entrevue avec la princesse, il trouve une jeune fille fort ordinaire, assez embarrassée de sa personne, avec une jolie figure, de beaux yeux, des dents qui commencent à se gâter, des cheveux blonds, et, dit-il, avec ce que les Français appellent des épaules impertinentes. Le 2 décembre 1794, il signe le contrat. La petite cour de Brunswick est dans le ravissement, et la princesse prend le titre de princesse de Galles.

Alors, comme il arrive souvent, les défauts de la mariée paraissent l’un après l’autre après la noce. Le père prend à part lord Malmesbury et lui tient un long discours sur sa fille. « Elle n’est pas bête, dit-il, mais elle n’a pas de jugement ; elle a été élevée sévèrement, il le fallait. Recommandez-lui, ajoute-t-il, de ne pas faire de questions, de ne pas se montrer jalouse avec le prince ; s’il a des goûts, qu’elle n’y prenne pas garde. » Le duc avait écrit tout cela pour l’usage de sa fille ; mais, appuyées par lord Malmesbury, ses observations n’en auraient que plus de force.

Vient Mlle de Herzfeldt, la maîtresse du duc, qui fait aussi ses recommandations. « Il faut, dit-elle, tenir sévèrement la princesse ; elle n’est pas méchante, mais elle manque de tact. » La pauvre princesse arrive à son tour, et paraît faire assez bon marché d’elle-même, car elle prie lord Malmesbury de la guider. L’ambassadeur lui donne le conseil sommaire de garder un complet silence sur tous les sujets pendant les six premiers mois après son arrivée en Angleterre. Effectivement, en ne disant rien, il était difficile de dire quelque chose de trop. Une autre fois, il lui recommande de n’exprimer, autant que possible, aucune opinion, de ne parler ni politique ni affaires. Cela ressemble à la liberté de la presse dont parle Figaro ; on peut parler de tout, excepté de religion, de politique, etc., en un mot de tout ce dont on parle.

La princesse montre, du reste, un fort bon naturel. Elle prend bien tous les avis, et même elle les demande. Ceux de lord Malmesbury sont fort sages ; c’est un vrai catéchisme. Il engage la princesse à ne pas écouter les commérages, à ne pas confondre la bienveillance avec la familiarité. Mlle Hertzfeldt le prend à part, et lui dit (en français) : « Je vous en prie, faites que le prince fasse mener, au commencement, une vie retirée à la princesse. Elle a toujours été très gênée et très observée, et il le fallait ainsi. Si elle se trouve tout à coup dans le monde sans restriction aucune, elle ne marchera pas à pas égaux. Elle n’a pas le cœur dépravé ; elle n’a jamais rien fait de mauvais, mais la parole en elle devance toujours la pensée ; elle se livre à ceux à qui elle parle sans réserve, et de là il s’ensuit (même dans cette petite cour) qu’on lui prête des sens et des intentions qui ne lui ont jamais appartenu. Que ne sera-t-il pas en Angleterre, où elle sera entourée de femmes adroites et intrigantes (à ce qu’on dit) auxquelles elle se livrera à corps perdu (si le prince permet qu’elle mène la vie dissipée de Londres), et qui placeront dans sa bouche tels propos qu’elles voudront, puisqu’elle parlera elle-même sans savoir ce qu’elle dit. De plus, elle a beaucoup de vanité, et, quoique pas sans esprit, avec peu de fond ; la tête lui tournera si on la caresse et la flatte trop, si le prince la gâte. Il est tout aussi essentiel qu’elle le craigne que qu’elle l’aime. Il faut absolument qu’il la tienne serrée, qu’il se fasse respecter, sans quoi elle s’égarera. »

Le même soir, il y a bal masqué à l’opéra. Lord Malmesbury fait la promenade avec la princesse Caroline. En véritable Anglais, il la sermonne ; il l’engage à ne pas manquer le service divin quand elle sera à Londres. — Le prince va-t-il à l’église ? demanda la princesse. — Vous l’y ferez aller. — Mais s’il ne veut pas ? — Alors vous irez sans lui, et à la fin il ira avec vous. — Voilà de bien sérieuses remarques pour un bal masqué, reprend la princesse. Mais l’ambassadeur garde le plus grand sérieux. Il est toujours occupé à ramener à la gravité cette cour légère, et semble vouloir lui donner une plus haute idée de l’honneur que lui fait l’Angleterre. Il traite la princesse en véritable enfant ; perpétuellement il la conjure de réfléchir avant de parler. Quand elle lui dit qu’elle voudrait être aimée du peuple, il lui répond qu’elle n’y réussira qu’en se faisant rare, que l’idée de se faire aimer du peuple est une illusion, que ce sentiment ne peut être partagé que dans un cercle très restreint, que toute une nation ne peut que respecter et honorer une grande princesse, et que c’est en réalité ce sentiment qu’on appelle faussement l’amour d’une nation ; qu’on ne peut se le concilier par la familiarité, mais par un strict respect des convenances, en ne descendant jamais au-dessous de son rang. »

Un autre jour, à souper, la princesse lui demande qui serait la meilleure princesse de Galles, d’elle ou de sa belle-sœur ? Lord Malmesbury lui répond qu’elle a ce que n’a pas sa belle-sœur : la beauté et la grace, et que les autres qualités, la réserve, la discrétion, le tact, elle les peut acquérir. « Je ne les ai donc pas ? dit-elle. — Vous ne sauriez en avoir assez. — Mais comment se fait-il que ma belle-sœur, qui est plus jeune que moi, les ait plus que moi ? — C’est qu’elle a été élevée dans les épreuves, et elle a maintenant l’avantage d’avoir mangé son pain bis le premier. — Je n’apprendrai jamais cela ; je suis trop communicative, trop légère. — Réfléchissez seulement, et vous vous corrigerez. »

Tout le séjour de lord Malmesbury à Brunswick se passe dans ce travail d’éducation. Quand il se met en route pour l’Angleterre avec sa pupille, il continue son œuvre de chaperon. Cette pauvre princesse, sortie de son petit duché et de sa petite cour pour devenir la femme de l’héritier de la couronne de la Grande-Bretagne, fait tout l’effet d’une parvenue. Elle n’a jamais eu d’argent, et ne sait comment s’y prendre pour en dépenser. Elle est comme ces enrichis qui ont peur de se servir de leur voiture. Elle donne un louis pour des billets de loterie ; lord Malmesbury en donne dix de sa part. Puis elle appelle ses femmes : Mon cœur, ma chère, ma petite, ce qui choque beaucoup son mentor, qui la gronde. Cette fois, la princesse se pique ; mais lord Malmesbury n’y fait pas attention. Il donne de l’argent pour elle et dit tout haut « qu’il s’est acquitté de ses ordres. — C’est bien à moi, réplique-t-elle d’un air mécontent, de vous donner des ordres ! » Cependant le chaperon garde toujours le plus grand sang-froid, et la princesse, qui voit qu’elle ne gagne rien à être de mauvaise humeur, finit toujours par se calmer.

Ce malheureux lord Malmesbury est obligé de jouer jusqu’au rôle de femme de chambre. La princesse se piquait de savoir s’habiller vite ; il lui en fait un reproche. Il lui dit que le prince de Galles est très exigeant sur la toilette de propreté, dont elle n’a aucune idée, et le lendemain elle revient très bien lavée du haut en bas. Ici nous citons.

J’ai eu, dit lord Malmesbury, deux conversations avec la princesse Caroline, une sur la toilette, sur la propreté et sur la réserve dans les termes. J’ai tâché, autant que peut le faire un homme, de la convaincre de la nécessité de beaucoup d’attention dans toutes les parties de son habillement, soit en ce qui se voyait, soit en ce qui était caché. (Je savais qu’elle portait de gros jupons, de grosses chemises et des bas de fil, et encore n’étaient-ils ni bien lavés ni changés assez souvent.) … C’est étonnant comme sur ce point son éducation e été négligée, et combien sa mère, quoique Anglaise, y faisait peu d’attention. Notre autre conversation a été sur la manière légère dont elle parlait de la duchesse (sa mère), se moquant toujours d’elle et devant elle… Elle comprend tout cela, mais elle l’oublie… »

Ce fut, hélas ! en cet état, avec ces gros jupons, avec ces bas de fil, avec cette profonde ignorance de la propreté et ce parfait mépris pour la toilette, que la future reine de la Grande-Bretagne fit son entrée sur cette terre des convenances. Ce n’est pas que le prince son mari se piquât de les observer vis-à-vis d’elle, car la première politesse qu’il lui fit fut d’envoyer au-devant d’elle sa maîtresse d’alors, lady Jersey. La princesse de Galles arrive à Greenwich ; ses voitures se font attendre, parce que lady Jersey n’était pas prête. La maîtresse du prince finit par arriver ; elle trouve la princesse mal mise, et en dit son avis. La réception que le prince fait à sa femme est encore plus curieuse, si curieuse, que nous citerons lord Malmesbury.

« Selon l’étiquette, je lui présentai la princesse Caroline, personne autre que nous n’étant dans la chambre. Elle se disposa, comme je lui avais dit de le faire, à s’agenouiller devant lui. Il la releva (assez gracieusement) et l’embrassa ; il dit à peine une parole, tourna le dos, s’en alla dans un coin de la chambre, et, m’appelant, il me dit « Harris, je ne suis pas bien ; ayez-moi, je vous prie, un verre d’eau-de-vie. » Je lui dis : Monsieur, ne feriez-vous pas mieux de prendre un verre d’eau ? sur quoi, de très mauvaise humeur, il me dit « Non ; je m’en vais chez la reine. » Et il s’en alla. La princesse, laissée seule, était dans la stupéfaction, et elle me dit : Mon Dieu ! est-ce que le prince est toujours comme cela ? Je le trouve très gros, et nullement aussi bien que son portrait. Je dis que son altesse royale était naturellement très affectée de cette première entrevue, mais qu’elle le trouverait certainement différent au dîner. »

Au dîner, ce fut le tour de la princesse : elle voulut faire de l’esprit, et fut de mauvais goût ; elle lança des volées de plaisanteries assez vulgaires à la princesse de la main gauche, qui était aussi à table, et qui ne disait rien ; mais, dit lord Malmesbury, le diable n’en perdait rien. Cette première entrevue décida du sort des deux nouveaux mariés, et chacun sait ce qui en advint dans l’histoire. Quant à lord Malmesbury, il porta la peine de sa négociation : le prince de Galles ne lui pardonna jamais.

En 1796 et 97, lord Malmesbury fut chargé d’aller à Paris et à Lille pour négocier la paix avec la république française ; nous le suivrons dans cette nouvelle mission.


JOHN LEMOINNE.