Correspondance et Variétés, 4e trim. 1830

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Correspondance et Variétés, 4e trim. 1830

LETTRE
SUR LA PERSÉCUTION
DE LA
Famille des Douz-Oglou,
EN 1819.

À LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE PARIS.
Messieurs,

Admis aujourd’hui, pour la première fois, dans le lieu des savantes réunions dont vous avez bien voulu m’appeler à faire partie dès 1822, je ne veux pas mettre en oubli un des plus anciens usages de l’Orient où j’ai fait un assez long séjour, ni paraître au milieu de vous, sans vous offrir ce que les Levantins appellent une simple fleur (sadè gul), moins encore, une feuille verte (yièchilyaprak). L’hommage que je suis chargé de vous offrir n’est cependant pas à comparer à une chose aussi légère et d’aussi peu de durée. Vous trouverez en effet dans ce présent, Messieurs, la preuve qu’une nation, intéressante à beaucoup d’égards, et dont la littérature mérite d’être mieux connue en Europe, ne cesse de faire de louables efforts pour étendre le cercle de ses connaissances, et un témoignage remarquable de ses progrès, que fomente et soutient la belle congrégation à la fois religieuse et littéraire de Saint-Lazare de Venise.

Placée sous la protection toute spéciale de S. M. l’empereur d’Autriche, cette savante congrégation catholique arménienne, à l’exemple des Bénédictins, ses devanciers en chrétienté, possède une riche imprimerie dont les travaux ont répandu, depuis soixante-quinze ans, tant de lumières parmi le peuple asiatique où elle se recrute, et qu’elle se fait un devoir d’instruire et d’éclairer. Mais elle n’est pas la seule à s’en occuper, et il existe encore à Constantinople, outre celle du patriarche, une presse en état de produire un ouvrage aussi soigné et aussi beau que celui qui vous est présenté. L’éditeur vient de résoudre enfin assez heureusement le problème que les savans anglais du fort Williams de Calcutta et les effendis d’Istambol ont aussi tenté, mais avec moins de succès : je veux parler de la création d’un corps bien calculé du caractère persan nommé taalik, dont le type a été gravé et fondu sous les yeux et par les soins de M. le chevalier Jacques Douz-Oglou (Amyra Agob-Douzian), chef actuel de l’illustre et infortunée famille de ce nom, qui fut frappée, en 1819, d’une disgrâce presque sans exemple, même dans les annales ottomanes. De puissantes intrigues, trop habilement dirigées par des hommes qui, deux ou trois ans après, ont été renversés à leur tour, parvinrent à anéantir une fortune qui était le fruit de cent cinquante ans de travaux héréditaires : phénomène bien nouveau dans une cour despotique comme celle du Grand-Seigneur. Mais, non contens de piller et de dévorer de si grandes richesses, les ennemis de cette maison catholique voulurent sceller leur triomphe du sang des quatre aînés de la famille, qu’ils accusaient, à tort, d’avoir dilapidé les deniers de l’état ; et la haine religieuse et politique de quelques personnages qui agissaient derrière le rideau, les poursuivait plus encore comme catholiques influens sur la nation arménienne, que comme coupables d’aucun autre délit. Aussi le crime de propagation du catholicisme[1] leur était-il reproché dans l’écriteau qu’on jeta sur leurs cadavres mutilés[2]. On n’osa pas faire périr en même temps les trois autres frères qui survivaient à ces sanglantes exécutions, et qu’on tenait rigoureusement emprisonnés, ainsi que les sœurs, les veuves et les enfans de ces déplorables victimes ; on recula devant l’opinion publique que frappa d’une sorte de stupeur le supplice des aînés, réprouvé par le corps de la magistrature ottomane : le mufti avait refusé en effet de sanctionner la sentence de mort dictée par un favori alors tout-puissant, le fameux Halet-Effendi ; mais il fut déposé, et envoyé en exil.

Quant au membre de cette noble famille dont j’ai prononcé le nom plus haut, M. Jacques Douz-Oglou, à l’époque de l’arrestation de ses frères, parcourait, en voyageur instruit et avide d’augmenter ses connaissances, les rivages, alors paisibles, de la Grèce, de l’Asie-Mineure, et les îles de l’Archipel, devenues, vingt mois après, le théâtre d’une sanglante insurrection, dont un avenir peut-être prochain dévoilera les incalculables conséquences pour la civilisation du monde. Troie, Lesbos, Smyrne, Scio, Samos, l’île d’Ariadne et le territoire classique d’Athènes étaient, pour la première fois, visités par un Arménien occupé de tout autre chose que de spéculations mercantiles ou d’exactions de publicain. Déjà à l’âge de treize ans, M. Jacques Douz-Oglou avait été envoyé à Paris en 1806, par ordre de sultan Sélim III, pour y achever son éducation ; et c’est dans l’atmosphère de notre belle France que s’est développé en cette âme généreuse l’amour des arts et des sciences, devenus plus tard sa consolation. Alors c’était aussi à la gloire des lettres que cet autre Anacharsis consacrait les derniers instans d’une prospérité qui touchait à son terme[3].

Prévenu encore à temps des malheurs qui menaçaient la fortune et la vie des siens, il aurait pu se soustraire aux recherches des ennemis de sa famille ; mais il résista stoïquement aux larmes de tous ceux qui l’environnaient. Ils le conjurèrent en vain de chercher en chrétienté un asile contre l’acharnement des persécuteurs de sa maison, dont il connaissait la cruauté, et dont il avait pénétré les desseins bien avant son voyage, qu’il avait entrepris pour s’éloigner des intrigues dont il gémissait de voir ses frères s’inquiéter trop peu. Sa course se trouva donc arrêtée au moment où il se préparait à visiter l’Égypte, la Syrie et les Lieux-Saints, dernier but de ce voyage qui devait être si fructueux. Il renonça à tout pour venir mourir avec ses frères, et il quitta l’île d’Hydra, où il reçut le premier avis de leur arrestation, pour aller au-devant de la corvette de guerre, expédiée de Constantinople, avec ordre de l’amener mort ou vif, et surtout de se saisir des prétendus trésors que la famille proscrite était accusée de vouloir faire transporter en Europe et y mettre à l’abri de tout danger. Cet acte de générosité et les faibles valeurs dont on le trouva nanti (il était prescrit de faire le plus exact inventaire de tout ce qui lui appartenait à lui et aux personnes de sa suite), confondirent ses lâches accusateurs et lui concilièrent le respect des hommes auxquels il venait de se livrer. Le Capitan-Pacha Abdullah, depuis Grand-Vézir, touché d’une conduite si admirable, et sachant qu’on avait aussi juré la mort de Jacques Douz-Oglou, se porta lui-même, devant Sultan-Mahmoud, défenseur d’un héroïsme fraternel si peu commun ; il arrêta le coup et arracha à la mort cette noble victime, dont Abdullah-Pacha s’honora depuis d’avoir été le protecteur, lui qui, deux ans après, consomma la ruine de l’inique favori. C’est par un tel oubli de soi-même que M. Jacques Douz-Oglou a déjoué le plan de l’anéantissement de toute sa famille, car sa fuite eût été le signal de la destruction de ce qui avait survécu aux quatre aînés, et même du trop petit nombre d’hommes qui leur restèrent fidèles aux jours de l’adversité. En mars 1820, Mahmoud prononça l’exil des trois frères à Césarée de Cappadoce, et le firman portait que cet exil serait perpétuel, sans espérance de retour, comme étant la commutation de la peine de mort qu’ils avaient encourue. Mais enfin, après la chute de Halet-Effendi, dont la maison Douz-Oglou était créancière pour plusieurs millions, à l’instant même où cet avide favori consommait sa ruine et partageait ses dépouilles, les exilés reçurent quelque adoucissement à leurs maux, et purent former l’espoir d’un retour si désiré par leurs sœurs et leur nombreuse famille. Ce fut en effet au mois de février 1823[4] que Sa Hautesse permit leur rappel, et j’eus la joie de les embrasser au printemps de cette année. Sultan-Mahmoud leur fit en même temps restituer la maison paternelle, la seule de leurs propriétés qu’ils regrettassent, et qu’ils avaient gémi de voir entre les mains d’un juif, créature de Halet-Effendi, dont il avait, depuis cinq mois, partagé la disgrâce et la destinée.

Rendu aux siens, M. Jacques Douz-Oglou travailla à recueillir quelques débris d’une fortune qui, de père en fils, avait toujours été si dignement employée à honorer et à éclairer la nation arménienne. Les lettres, les sciences, les arts, les pauvres surtout[5] déploreront long-temps une chute aussi peu méritée. Sultan-Mahmoud lui-même l’avait souvent regrettée ; et, malgré l’orgueil d’un despote qui croit toujours avoir raison, ce prince, mécontent des travaux qu’il commandait aux successeurs des frères Douz-Oglou, a fini par attacher M. Jacques à son service personnel, comme premier orfèvre-bijoutier-émailleur de Sa Hautesse, dont il avait déjà été le peintre, à son retour de Paris. Ce n’est pas toutefois sans répugnance qu’il a consenti à reparaître au sérail, où a coulé le sang de ses frères ; mais il fallait pourvoir aux besoins de sa nombreuse famille, et ne pas irriter par son refus un souverain du caractère de Sultan-Mahmoud.

Dans sa médiocrité présente, cette maison respectable trouve encore de véritables dédommagemens dans la culture des lettres et dans la publication d’ouvrages nouveaux pour lesquels, à son grand regret, elle n’est plus en état de faire d’aussi forts sacrifices pécuniaires que lorsque la fortune lui souriait. Retirés maintenant sur le rivage du Bosphore, ces hommes si rares, dans un empire comme celui des Turcs, y ont encore une fois rassemblé une bibliothèque de livres choisis ; et c’est ainsi qu’ils voient couler le temps entre un douloureux passé et un prochain avenir, que la marche des événemens va sans doute rendre redoutable aux chrétiens de l’Orient.

Mais je reviens à l’objet principal de cette lettre, après m’être laissé aller aux inspirations de mon cœur, pour vous faire partager les sentimens qui m’attachent à cette intéressante et respectable maison. Le dernier ouvrage qui a été publié sous les auspices et par les soins éclairés de M. Jacques Douz-Oglou, celui dont il vous est fait hommage par mon intermédiaire, est un lexique persan, expliqué en arménien et en turc, et précédé d’une grammaire de la composition de M. Jacques Douz-Oglou lui-même, qui a revu et corrigé le manuscrit original de ce dictionnaire dont il était possesseur, tandis qu’une jeune dame (Skouhi-Doudou), sœur de mon honorable ami, surveillait les travaux de l’impression et en corrigeait les épreuves. On y a joint la nomenclature de quatre cent trente-cinq mots, d’origine commune, qui sont encore en usage dans la langue persane, dans l’arménien littéral et dans la langue vulgaire. Ces renseignemens, Messieurs, ajouteront peut-être quelque prix à un ouvrage qui sera d’ailleurs toujours rare en chrétienté, et dont il n’a été imprimé que cinq cents exemplaires. Trois seulement existent en France aujourd’hui : l’un qui va être déposé dans vos archives, l’autre dans la Bibliothèque du roi, conformément au vœu de M. Jacques Douz-Oglou, et le troisième enfin que je conserverai toute ma vie, comme le témoignage d’une amitié réciproque que l’adversité a trouvée inaltérable des deux côtés.

J’ose donc me flatter, Messieurs, que vous ne rejetterez pas l’hommage que je vous fais de la part de mon ami, et que vous voudrez bien, à votre tour, me confier le soin de lui rendre compte de l’accueil qu’aura reçu de votre savante réunion ce présent littéraire, sorti d’une contrée devenue aujourd’hui plus que jamais l’objet d’une sollicitude universelle. Je m’estimerai heureux d’avoir à remplir un devoir si doux, et de témoigner à cette noble famille l’impression qu’auront faite sur vos cœurs le récit de ses infortunes et l’exposé succinct de ses droits à l’estime et aux égards de toute âme généreuse.

Je suis avec une vive gratitude,

Messieurs,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
J. M. Jouannin.

Paris, le 4 novembre 1827.


P. S. Peut-être ne lirez-vous pas sans intérêt, Messieurs, le récit de la chute de Halet-Effendi, l’auteur de tous les malheurs de la famille des Douz-Oglou. Une foule de versions circulèrent à Constantinople sur les derniers instans de ce personnage, dont la longue faveur avait accumulé tant de haines ; la suivante, conforme au langage attribué généralement au khasseki Arif-Aga, chargé de l’exécution des ordres de Sa Hautesse, peut être regardée comme la seule véritable.

Exilé, en novembre 1822, à Iconium, retraite qu’il avait sollicitée comme une grâce, de préférence à Brousse, Halet-Effendi avait à peine quitté Constantinople depuis huit jours, que sa mort fut résolue dans un grand conseil secret, tenu à la Porte le lundi 18 novembre, et où assistèrent le grand-visir Abdullah-Pacha, le Kiahya-Bey et le Reïs-Effendi. Arif-Aga, porteur de la sentence, ne put partir que le 20. Il devait faire la plus grande diligence pour tâcher d’atteindre le condamné avant qu’il n’arrivât à Iconium, où l’on craignait de trouver des obstacles à l’exécution de l’ordre suprême, dans le dévouement des derviches Mewlèwis, confrères de Halet qui les avait comblés de bienfaits[6]. On assure, en effet, qu’il avait dépensé plus d’un million de piastres pour l’embellissement du Tekïé (couvent chef d’ordre) d’Iconium.

Cependant Halet-Effendi y avait fait son entrée deux heures avant Arif-Aga, monté sur un cheval richement couvert, environné d’une foule de derviches et de partisans, et portant, au lieu du caouk (turban des effendis), le bonnet de Mewlèwi, qu’il s’était fait envoyer par le Cheïkh. Il se rendit directement au couvent où est enterré le fondateur de l’ordre des Mewlèwis ; il alla visiter son tombeau, y fit sa prière, et se retira ensuite au Tekïé, où il entra en conversation avec le Cheïkh.

Pendant ce temps, Arif-Aga, arrivé secrètement à Iconium, concertait avec le gouverneur, le cadi et Galib-Pacha[7], le moyen d’exécuter sa commission. Quand tout fut prêt, on fit prier Halet-Effendi de venir fumer une pipe et prendre une tasse de café. On avait caché Arif-Aga dans une armoire de l’appartement où Halet devait être reçu. On lui fit l’accueil le plus distingué, et on lui adressa des consolations et des condoléances sur sa disgrâce. Dès que les cérémonies d’usage furent accomplies, sous prétexte de causer avec plus d’abandon et sans témoins, on fit retirer par un signe les gens de la maison et ceux de Halet-Effendi, qui jusqu’alors avaient assisté à la conversation ; et peu d’instans après, Arif-Aga sortit précipitamment de l’armoire, et se plaça au milieu de l’appartement, en disant qu’il avait des ordres de Sa Hautesse contre Halet. Celui-ci objecta qu’il était possesseur d’un khatti-chèrif qui mettait sa tête à l’abri de tout danger, et par lequel le Grand-Seigneur lui garantissait la vie. « Ce khatt est plus ancien de date que celui-ci, dit Arif-Aga, il faut vous résigner et mourir. » Le cadi lui tint le même langage, pendant que le khasseki fermait les portes pour mettre fin à cette scène sanglante sans être interrompu. Halet opposa néanmoins de la résistance. Pendant ce débat, un des gens de Halet-Effendi, qui était resté dehors, alarmé du bruit qu’il entendait, tira un coup de pistolet à travers la porte de l’appartement ; Arif-Aga, troublé un instant du danger qui le menaçait, sentit qu’il fallait redoubler d’efforts ; il parvint enfin à passer autour du cou de Halet le cordon de soie qui retenait ses pistolets, et il s’en servit pour l’étrangler. Une autre version dit que dans cette lutte, le khasseki et un compagnon qu’il s’était adjoint furent obligés de se servir de leurs armes tranchantes, et qu’un coup de sabre abattit un des bras de Halet ; qu’alors on s’empara de lui, et qu’on lui trancha la tête sans avoir eu besoin de l’étrangler préalablement.

La tête sanglante fut aussitôt présentée par Arif-Aga aux gens qu’avait attirés l’explosion de l’arme à feu, et pour faire cesser le tumulte et toute tentative contre lui-même : « Que voulez-vous ? leur cria-t-il d’un ton menaçant ; que voulez-vous, guiaours (infidèles) ? voilà les ordres du souverain ! je les ai exécutés ; qu’avez-vous à dire ? » Cette vue dispersa les attroupemens, et rendit vains les préparatifs de résistance et de secours que faisaient les derviches, avertis par les domestiques échappés de la maison où leur maître venait de succomber.

On s’occupa ensuite de réunir les effets de Halet-Effendi ; on trouva sur lui ou dans ses caisses une quarantaine de mille piastres en or, cinq tabatières enrichies de diamans. Tous ses effets valaient environ 200,000 piastres. L’argent et les tabatières seules ont été apportés à Constantinople par Arif-Aga, qui en fit la remise au Defterdar (ministre des finances), le 4 décembre au matin.

La tête de Halet-Effendi fut exposée à la porte du sérail le 4 décembre 1822 ; elle était placée sur un simple plateau de bois, et tellement défigurée, qu’il était difficile de la reconnaître. L’écriteau d’usage se trouvait attaché au mur, et il en fut répandu sur-le-champ un grand nombre de copies.

La mort de ce moderne Aman excita partout la joie la plus vive ; de toutes parts s’élevèrent des voix accusatrices pour dévoiler les crimes de Halet-Effendi et de ses principaux agens. Ceux-ci furent poursuivis avec la dernière rigueur, et presque tous finirent par une mort violente.

J. M. J.

§ II.
GROTTE D’ADELSBERG.

L’éloignement, le ciel de la Grèce, et surtout les noms de Tournefort et de Choiseul, ont donné à la grotte d’Antiparos une célébrité méritée sans doute, mais que pouvaient partager au même degré quelques beautés naturelles du même genre, plus rapprochées de nous, et situées dans les chaînes des Alpes et des Pyrénées. Les personnes qui ont visité la grotte d’Adelsberg, rarement citée dans les récits des voyageurs, conviendront aisément de cette vérité. Celles qui n’ont point eu occasion de la voir trouveront peut-être, dans la faible esquisse des impressions que m’a laissées la courte incursion que j’y ai faite, le désir de choisir ce lieu pour le but d’un voyage d’agrément.

Adelsberg, comme on sait, est situé dans une grande plaine, entre Laybach et Trieste, et au pied de la chaîne de montagnes qui sépare l’Italie du Tyrol. La grotte en est à deux ou trois milles de distance ; et autant pour prévenir les accidens que pour la conservation des stalactites, l’administration y a fait faire une porte qui ne s’ouvre au voyageur qu’après quelques formalités et le paiement d’une légère somme, équivalente à peu près à 5 francs de France. Après m’être conformé à ces dispositions, je partis accompagné de trois guides munis de lampes de mineurs, et pris parmi les individus d’une petite compagnie qui a le monopole de ces fonctions. Nous côtoyâmes pendant quelque temps la base des montagnes, et, commençant à nous élever sur leur flanc, nous arrivâmes bientôt à une gorge qui devenait à chaque pas plus étroite et plus resserrée, jusqu’au point où ses deux parois se réunissaient pour former l’entrée de la grotte, dont un des guides ouvrit la porte. La clarté des lampes qu’on alluma fut d’abord insuffisante pour dissiper les épaisses ténèbres qui nous entouraient, et auxquelles mes yeux s’accoutumèrent insensiblement. Le bruit de la rivière coulant à nos pieds, répété par un écho sourd et lointain, faisait aisément pressentir l’étendue et la profondeur de ces immenses voûtes, que je cessai de pouvoir distinguer après m’être avancé quelques toises. À mesure que nous nous éloignions de l’ouverture, l’espace semblait s’agrandir devant nous, et, pour me mettre à même de mieux l’apprécier, deux des guides se portèrent à droite et à gauche, tandis que le troisième continuait à m’accompagner dans le centre. Cette disposition, en interposant entre les lumières et l’endroit où je me trouvais les divers piliers qui s’élèvent du sol à la voûte, et les accidens du terrain, me faisait mieux juger de l’état des lieux et de l’étendue que nous parcourions. Arrivé à un certain endroit, mon compagnon me fit arrêter, et celui qui se trouvait à ma gauche commença à descendre des degrés en spirale qui le dérobèrent bientôt à ma vue ; sa lumière, que pendant quelques instans encore je vis glisser au milieu des ténèbres, finit également par disparaître et bientôt brilla sous nos pieds. Nous nous trouvions sur un pont naturel formé par des rochers, et au bas duquel cet homme s’était arrêté. Un abîme semblait nous séparer de lui, et cependant la distance de la voûte au-dessus de nos têtes, que ne pouvait atteindre le reflet de nos lampes, était plus grande encore.

Nous descendîmes à notre tour, après avoir disposé plusieurs chandelles allumées sur les aspérités que nous abandonnions. En traversant, d’une arche à l’autre du pont, la petite rivière, au moyen des rochers et des saillies qui s’élèvent sur ses eaux, je voulus vainement en suivre le cours dans les profondeurs de la caverne ; les lumières que nous avions laissées au-dessus de nous, et celles dont nous étions munis, ne me laissaient apercevoir que l’immensité qui nous entourait, et ne me permettaient pas de juger des moindres détails. Devant nous, les parois de la caverne s’élevaient à une hauteur presque perpendiculaire. Nous gravîmes, pendant l’espace d’environ soixante pieds, des degrés taillés dans le roc, et nous nous trouvâmes à l’entrée d’une nouvelle grotte, découverte en 1822 par un des hommes qui me servait en ce moment de guide.

Je ne chercherai point à rendre ce que j’éprouvai en pénétrant dans cette seconde caverne. C’est un palais que la nature a voulu décorer des formes les plus riches et les plus bizarres à la fois. Des milliers de stalactites de toutes les dimensions, depuis celle de l’aiguille la plus déliée jusqu’aux contours des piliers massifs, mais toutes d’une éblouissante blancheur, se groupent, se croisent en tous sens, réfléchissent et se renvoient l’éclat des lumières. Cette salle s’étend et s’élève à mesure qu’on avance, et à chaque pas se dévoilent de nouveaux accidens, se multiplient les colonnes, les festons, les tuyaux, les draperies d’albâtre. Sur la droite est un arceau conduisant à une petite pièce que l’on dirait destinée à offrir un échantillon des beautés de la caverne, et qu’on appelle la grotte de Ferdinand. Ici tout est délicat, frêle et en raccourci, mais aussi plus achevé et mieux fini. La voûte est beaucoup plus basse, et les parois sont garnies de plusieurs rangs de colonnes d’une extrême blancheur et de la plus grande délicatesse. Vers le centre se trouve une stalagmite imitant la forme d’un sopha, au-dessus duquel descend du dôme une espèce de baldaquin qui, se déroulant en plis élégans, a fait donner à cet endroit le nom de trône royal. Les colonnes rendent par la percussion un son clair et retentissant, et vers l’extrémité de la salle, deviennent si nombreuses, si confusément mêlées, qu’il est impossible d’avancer. Un long corridor, bordé de chaque côté par de minces piliers assez semblables aux tuyaux d’un orgue ou aux barreaux très-rapprochés d’une fenêtre grillée, nous ramena dans la grande salle. Nous avancions lentement, car à chaque pas des merveilles nouvelles se présentaient à mes regards, et surpassaient tout ce que la plus riche imagination pourrait concevoir. On eût dit que la nature avait pris à tâche d’imiter les genres les plus opposés du travail de l’homme. Ici, c’était une ottomane dont les coussins onduleux semblaient devoir céder à la pression de la main. Des dissolutions métalliques les avaient colorés du plus beau pourpre, et ce n’était point sans peine qu’on se rendait à la réalité, en s’assurant par le toucher de la froideur, de la dureté de la pierre. Plus loin étaient des fonts baptismaux, dont la forme élégante eût fait honneur au goût d’un sculpteur, quoique le hasard en eût seul disposé. Je remarquai dans une petite pièce basse, encombrée de stalactites des formes les plus bizarres, un piédestal portant un buste de vieillard. Je crus, pour cette fois, que quelque visiteur de la grotte s’était plu à aider au moins au travail de la nature, mais mes guides m’assurèrent positivement le contraire. Ils me firent remarquer une autre stalactite dont l’ombre, projetée sur le mur en face, retrace parfaitement une femme tenant un enfant dans ses bras, et que, pour cette raison on appelle la Sainte-Vierge.

Nous passâmes ensuite dans le tanz saal (salle de bal), pièce plus vaste que toutes celles que nous avions parcourues jusqu’alors, et qui, d’après l’évaluation que je fis sur les lieux, n’a pas moins de cent cinquante pieds de long, cent vingt de large, et de quatre-vingt à quatre-vingt-dix de hauteur. Cette voûte majestueuse est supportée par une seule colonne qui s’élève du milieu de la salle, et aux deux tiers à peu près de sa hauteur se développe et se ramifie en une foule de branches, formant un vaste chapiteau. La population d’Adelsberg et les paysans des villages voisins se réunissent tous les ans, le jour de la Pentecôte, à la salle de bal, où on célèbre le service divin[8]. C’est le seul jour où la grotte soit ouverte au public. De cette salle, on passe successivement dans plusieurs autres, que je ne décrirai pas (quoique les beautés qu’on y rencontre offrent partout des dissemblances avec celles qu’on a vues précédemment), à cause de l’impossibilité où je me trouve de rencontrer des expressions et des couleurs nouvelles pour des objets aussi variés, quoique présentant entre eux un caractère commun.

Les guides m’avertirent enfin qu’il était temps de songer à nous retirer. Nous avions fait plus de deux milles depuis l’entrée de la caverne. Ils me dirent cependant que j’étais maître de continuer, mais que, dans ce cas, comme nos courses pourraient se prolonger fort long-temps encore, l’un d’eux serait obligé d’aller chercher quelques provisions et de l’huile pour alimenter les lampes. Il paraît, d’après leur rapport, que cette caverne a au moins quarante milles d’étendue, et que plusieurs parties n’en ont pas encore été explorées. J’étais bien tenté de la visiter en entier et dans tous les sens, mais je me rappelai que toutes mes dispositions étaient prises pour continuer mon voyage le surlendemain, avec des compagnons dont je ne voulais pas me séparer. Je me bornai donc à revenir lentement sur les parties que j’avais déjà parcourues, abandonnant avec regret ces lieux magiques et silencieux, que, selon toute probabilité, je ne dois plus revoir, mais dont l’aspect s’est tracé dans mon souvenir en caractères ineffaçables.

(New Monthly Magazine.)
  1. Il a fait depuis 1778 de tels progrès dans la nation arménienne, que Constantinople en contient peut-être aujourd’hui 60,000 sur une masse d’environ 150,000 Arméniens, habitans de cette vaste capitale.

    Depuis l’époque où cette lettre a été écrite, les catholiques ont essuyé une persécution cruelle qui les avait dispersés et ruinés (hiver 1828) ; mais l’ambassadeur de France est parvenu, en 1830, à ouvrir les yeux de la Porte sur ses véritables intérêts, et sur la nécessité de séparer les deux communions arméniennes, en donnant aussi un chef politique et religieux aux catholiques, dans la personne d’un archevêque approuvé par le Saint-Siége. Nous reviendrons sur ce sujet.

  2. Ils furent exécutés le 16 octobre 1819, les deux aînés à la porte du sérail, en leur qualité de beys : leur frère et leur cousin germain furent pendus à leur maison de campagne de Yèni-Kem.
  3. M. Jacques Douz-Oglou s’était adjoint deux Français, l’un architecte, M. Pévérata, attaché au palais de l’ambassade du roi, et l’autre, M. Gazan, élève de l’École polytechnique, entré depuis au service de l’empereur Alexandre comme officier du génie. Ce dernier vient de quitter la Russie avec le grade de colonel.
  4. Le firman de rappel, dont je possède la copie, avec celle de l’ordre d’exil, est daté du commencement de Djumadi second, 1238 (février 1823).
  5. Ce n’est pas seulement par d’abondantes aumônes qu’ils faisaient du bien ; c’est en créant, en améliorant, en soutenant divers genres d’industrie, qu’ils répandaient l’aisance dans plus de mille familles à Constantinople seul.
  6. Iconium (Konia) est le lieu de résidence du chef d’ordre des derviches Mewlèwis.
  7. Galib-Pacha, venu en France en 1802, sous le nom de Galib-Effendi, et signataire du traité de Paris de messidor an 10. C’était un homme d’état d’un haut mérite, ancien ennemi de Halet-Effendi, qui l’avait fait nommer quelques années auparavant pacha en Asie, pour le tenir éloigné de la capitale, où il craignait son influence. Galib-Pacha avait été exilé, en mai 1821, à Iconium, après la chute de Benderli-Ali-Pacha, dont le ministère fut si court.
  8. M. de Choiseul-Gouffier, se rendant à son ambassade de Constantinople, relâcha la veille de Noël à l’île d’Antiparos. Il descendit, avec sa suite et une partie de l’état-major de la frégate qui le portait, dans la grotte qui rend ce rocher fameux, y fit célébrer la messe, et y passa trois jours consécutifs