Correspondance inédite de Hector Berlioz/031

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 140-141).
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XXXI.

À JOSEPH D’ORTIGUE.


Prague, 27 janvier 1846.

Il y a longtemps que j’aurais dû t’écrire, mais tu es sans doute au courant de la plupart des incidents qui ont rendu mon voyage de Vienne si heureux pour moi et mes amis. Je te raconterai tout cela avec les plus grands détails à mon retour ; car il faudrait pour te les écrire vingt colonnes du Journal des Débats tout au moins.

Je veux te parler seulement de mon excursion à Prague. J’y arrivais avec l’idée de tomber au milieu d’une population de pédants antiquaires ne voulant rien admettre que Mozart, et prêts à conspuer tout compositeur moderne. Au lieu de cela, j’ai trouvé des artistes dévoués, attentifs, d’une intelligence rare, faisant sans se plaindre des répétitions de quatre heures, et, au bout de la seconde répétition, se passionnant pour ma musique plus que je n’eusse jamais osé l’espérer. Quant au public, il s’est enflammé comme un baril de poudre ; on me traite maintenant ici en fétiche, en lama, en manitou…

À Vienne, il y a discussion dans un petit coin hostile ; ci rien de pareil ; il y a adoration (ce mot est risible mais vrai). Et elle se manifeste de la façon la plus originale et dans des termes que je ne voudrais pour rien au monde voir mis sous les yeux de nos blagueurs parisiens. Si tu vois Pixis, dis-lui que je suis plus que content de ses compatriotes. J’ai entendu avant-hier son neveu ; c’est un jeune violoniste de quatorze ans d’un grand talent déjà et qui fera honneur à son nom. Je vais maintenant en quittant mes chers Viennois aller visiter les compatriotes de Heller. (Je te prie d’aller le voir de ma part et de lui montrer ma lettre ; ce sera comme si je lui écrivais ; je devrais bien, pour toute l’amitié qu’il m’a témoignée tant de fois, lui écrire longuement ; ce que je ferai un de ces jours avant de quitter sa ville de Pesth)… Vois s’il y a moyen d’infliger quelques mots à quelque grand journal sur ce succès de Prague. Tu peux écrire une réclame où tu parleras aussi de Vienne ; mais, s’il te faut marcher plus de cent pas pour cela, n’y songe plus. L’affaire du bâton a dû faire un certain tapage à Paris ; ce fut une surprise complète pour moi, tant le secret des préparatifs de la fête avait été bien gardé.

Mille amitiés. Embrasse ton gros garçon pour moi.

P.-S. — Pardon de te cauchemarder ainsi. On vient de m’avertir que nous aurions un monde fou au théâtre ce soir.

Tout se loue.