Correspondance inédite de Hector Berlioz/069

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 214-216).
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LXIX.

À M. HANS DE BULOW.


1er septembre 1854.

J’ai été bien enchanté de votre aimable lettre et je me hâte de vous en remercier. Je ne suis pas allé à Munich. Au moment de partir, une place est devenue vacante à l’Académie des beaux-arts de notre Institut, et je suis resté à Paris pour faire les démarches imposées aux candidats. Je me suis résigné très franchement à ces terribles visites, à ces lettres, à tout ce que l’Académie inflige à ceux qui veulent intrare in suo docto corpore (latin de Molière) ; et on a nommé M. Clapisson.

À une autre fois maintenant. Car j’y suis résolu ; je me présenterai jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Je viens de passer une semaine au bord de l’Océan, dans un village peu connu de la Normandie ; dans quelques jours, je partirai pour le Sud, où je suis attendu par ma sœur et mes oncles pour une réunion de famille.

Je ne compte retourner en Allemagne que dans l’hiver. Sans doute, Liszt a raison en vous approuvant d’avoir accepté la position qui vous était offerte en Pologne ; en tout cas, il ne faut pas perdre de vue votre voyage à Paris, si vous pouvez le faire avec une complète indépendance d’esprit, eu égard au résultat financier des concerts. Je me fais une fête de vous mettre en rapports avec tous nos hommes d’art dont les qualités d’esprit et de cœur pourront vous rendre ces rapports agréables.

Vous savez si bien le français, que vous pourrez comprendre le parisien ; et vous trouverez peut-être amusant de voir comment tout ce monde d’écrivains danse sur la phrase, comment ceux qui osent encore accepter le titre de philosophes dansent sur l’idée.

Je serai tout à vous à mon retour, et fort désireux de connaître les compositions d’orchestre dont vous me parlez. Ma partition de Cellini ne saurait trouver un critique plus intelligent ni plus bienveillant que vous ; laissez-moi vous remercier d’avoir songé à faire, dans le livre de M. Pohl, le travail qui s’y rapporte. Au reste, cette œuvre a décidément du malheur ; le roi de Saxe se fait tuer au moment où on allait s’occuper d’elle à Dresde… C’est de la fatalité antique, et l’on pourrait dire à son sujet ce que Virgile dit sur Didon :

Ter sese attollens cubitoque adnixa levavit :
Ter revoluta toro est.

Quel grand compositeur que Virgile ! quel mélodiste et quel harmoniste ! C’était à lui qu’il appartenait de dire en mourant : Qualis artifex pereo ! et non à ce farceur de Néron qui n’a eu qu’une seule inspiration dans sa vie, le soir où il a fait mettre le feu aux quatre coins de Rome,… preuve brillante qu’un homme médiocre peut quelquefois avoir une grande idée.

Hier, on a rouvert l’Opéra. Madame Stoltz a fait sa réapparition dans le rôle de la Favorite. En la voyant entrer en scène, je l’ai prise en effet pour une apparition. Sa voix aussi a subi du temps l’irréparable outrage. La nouvelle administration de l’Opéra avait fait un coup d’État et retiré leurs entrées à tous les journalistes ; cette pauvre Stoltz va avoir fait une rentrée inutile. Il y a eu conseil, au foyer, de toutes les plumes (d’oie) puissantes, et nous avons décidé, à l’unanimité, qu’il fallait déclarer à l’Opéra la guerre du silence. En conséquence, on ne dira pas un mot de sa réouverture ni du début de madame Stoltz, jusqu’à ce que la direction revienne à de meilleurs sentiments.

Je travaille à un long feuilleton de silence qui paraîtra la semaine prochaine et qui m’ennuie fort. Adieu, je me suis un peu délassé à vous écrire.