Correspondance inédite de Hector Berlioz/074

La bibliothèque libre.
Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 225-226).
◄  LXXIII.
LXXV.  ►


LXXIV.

À RICHARD WAGNER.


Paris, 10 septembre 1855.

Mon cher Wagner,

Votre lettre m’a fait un bien grand plaisir. Vous n’avez pas tort de déplorer mon ignorance de la langue allemande, et ce que vous me dites de l’impossibilité où je suis d’apprécier vos ouvrages, je me le suis dit bien des fois. La fleur de l’expression se fane presque toujours sous le poids de la traduction, si délicatement que cette traduction soit faite. Il y a des accents, dans la musique vraie, qui veulent leur mot spécial, il y a des mots qui veulent leur accent. Séparer les uns des autres, ou leur donner des approximatifs, c’est faire allaiter un petit chien par une chèvre et réciproquement. Mais que voulez-vous ! j’ai une difficulté diabolique à apprendre les langues ; c’est à peine si je sais quelques mots d’anglais et d’italien…

Vous êtes donc en train de faire fondre les glacières en composant vos Niebelungen !… Cela doit être superbe, d’écrire ainsi en présence de la grande nature !… Voilà encore une jouissance qui m’est refusée ! Les beaux paysages, les hautes cimes, les grands aspects de la mer, m’absorbent complétement au lieu de provoquer chez moi la manifestation de la pensée. Je sens alors et ne saurais exprimer. Je ne puis dessiner la lune qu’en regardant son image au fond d’un puits.

Je voudrais bien pouvoir vous envoyer les partitions que vous me faites le plaisir de me demander ; malheureusement mes éditeurs ne m’en donnent plus depuis longtemps. Mais il y en a deux et même trois : le Te Deum, l’Enfance du Christ et Lelio (monodrame lyrique), qui vont paraître dans peu de semaines, et celles-là au moins, je pourrai vous les envoyer.

J’ai votre Lohengrin ; si vous pouviez me faire parvenir le Tannhäuser, vous me feriez bien plaisir. La réunion que vous me proposez serait une fête ; mais je dois bien me garder d’y penser. Il faut que je fasse des voyages de désagrément, pour gagner ma vie, Paris ne produisant pour moi que des fruits pleins de cendre.

C’est égal, si nous vivions encore une centaine d’années, je crois que nous aurions raison de bien des choses et de bien des hommes. Le vieux Demiourgos doit bien rire là-haut, dans sa vieille barbe, du succès constant de la vieille farce qu’il nous fait… Mais je ne dirai pas de mal de lui, c’est un de vos amis, et je sais que vous le protégez. Je suis un impie plein de respect pour les Pies. Pardon de cet affreux calembour avec lequel je finis en vous serrant la main.

P.-S. — Voilà qu’il m’arrive une troupe ailée d’idées de toutes couleurs, et l’envie de vous les envoyer… Je n’ai pas le temps. Tenez-moi pour une bête, jusqu’à nouvel ordre.