Correspondance inédite de Hector Berlioz/090

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 249-251).
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XC.

AU MÊME.


Paris, 21 décembre 1857.

Je ne puis plus vous parler, vous me l’avez défendu, de toutes vos bontés pour Louis et de l’intérêt constant que vous prenez à tout ce qui le regarde. J’y suis de plus en plus sensible cependant. Mon oncle et ma sœur sont également bien touchés de vos soins et de votre affection pour lui. Grâce à vous et à cet excellent Lecourt, le voilà monté sur un magnifique navire et investi de fonctions qui doivent le forcer à devenir laborieux et raisonnable de plus en plus.

J’espère beaucoup du mode de traitement auquel votre médecin vient de vous soumettre[1]. En tout cas, s’il a raison ou non dans ses conjectures, vous ne tarderez pas à le savoir. Vous devez être tourmenté par la suspension du travail de votre partition. Je serais au supplice, en ce moment surtout, s’il m’arrivait d’être obligé d’abandonner la mienne. Et pourtant qu’y a-t-il de plus triste, de plus misérable que notre monde musical de Paris ! quelle direction imprimée à tous nos théâtres lyriques !…

L’Opéra a toujours du monde ; on ne peut pas empêcher le public d’y aller. Dès lors, une suffisance et une nonchalance dans l’administration qui dépassent tout ce que vous pouvez vous figurer. Pourvu qu’on puisse régulièrement, quatre ou cinq fois par mois, donner la Favorite, paroles de M. le directeur, et Lucie, paroles de M. le directeur, tout va bien. En ce moment, tout va mieux encore ; on monte la Magicienne (paroles de M. le directeur attribuées à M. de Saint-Georges). Roqueplan fait parler de lui par ses excentricités de langage à l’Opéra-Comique. Il dit à Stockhausen qu’il ne sait pas chanter, il envoie tout le monde se faire f… Il dit à ce brave M***, qui s’était cru obligé, de lui faire une visite : « Qu’est-ce que vous f… ici ? f…-moi le camp ! l’Opéra-Comique n’est pas un lieu public. » Nous avons un haut fonctionnaire qui ne va pas mal non plus de son côté ; il répond à un homme de lettres qui était allé le remercier de la part de nos associations pour une faveur que ce grand homme leur avait accordée : « Je me f… de la reconnaissance des artistes ! je n’ai pas fait cela pour eux. Les arts m’embêtent. » Vous voyez que les idées poétiques ont à se manifester dans un joli petit monde… L’empereur et l’impératrice sont allés voir le Cheval de bronze, il y a trois jours. Ils sont sortis très mécontents, dit-on. Je voudrais que vous entendissiez la musique qu’on fait à la cour de temps en temps… D’un autre côté, voilà ce pauvre roi de Prusse qui perd la tête ; je ne sais si son frère aura autant que lui le sentiment des arts. Les petites cours allemandes, où l’on aime la musique, ne sont pas riches, et la Russie (comme l’Angleterre) est tout acquise aux Italiens.

Reste la reine Pomaré ; mais Taïti est bien loin. Encore assure-t-on que la gracieuse Aimata-Pomaré préfère à tout les jeux de cartes, les cigares et l’eau-de-vie. Le Brésil est à Verdi. Si nous allions en Chine !…

  1. M. Auguste Morel souffrait d’une maladie d’yeux.