Correspondance inédite de Hector Berlioz/111

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 284-285).
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CXI.

AU MÊME.


Paris, lundi 28 octobre 1861.

Cher Louis,

Si je ne savais pas quelle détestable influence le chagrin peut avoir sur les meilleurs caractères, je serais capable de te répondre de tristes vérités ; tu m’as blessé au cœur et atrocement, et avec un sang-froid que dénote le choix de tes expressions. Mais je t’excuse et je t’embrasse ; tu n’es pas, malgré tout, un mauvais fils. Quelqu’un qui lirait ta lettre sans rien savoir de notre position à tous les deux, croirait que je suis sans affection réelle pour toi, que le monde dit que tu n’es pas mon fils ; que j’aurais pu et que je pourrais, si je voulais, te trouver une meilleure position, que j’ai tort de ne pas t’engager à venir à Paris solliciter UNE PLACE, et à quitter celle que tu as ; que je t’ai humilié en te comparant à je ne sais quel héros de Béranger auquel tu fais allusion. Tiens, franchement et sans vouloir récriminer, tu as été trop loin… et j’éprouve une douleur qui ne m’était pas connue… De bonne foi, est-ce ma faute si je ne suis pas riche, si je n’ai pas de quoi te faire vivre tranquille, en oisif, à Paris avec ta femme, ton enfant ou tes enfants, si tu en as d’autres ?… Y a-t-il l’ombre de justice à me reprocher cela ? Tu m’as écrit au milieu d’août à Bade ; depuis lors, pas un mot ; tu m’as laissé deux mois et demi sans savoir ce que tu étais devenu ; Alexis n’en savait pas davantage. À présent tu m’écris avec des expressions d’ironie… Ah ! pauvre cher Louis, ce n’est pas bien.

Ne t’inquiète pas de ce que tu dois à ton tailleur ; le billet sera payé quand on me le présentera. Si tu veux que je te débarrasse plus tôt de cette dette, envoie-moi l’adresse du tailleur et j’irai l’acquitter. Il est vrai que je te croyais plus jeune ; ne vas-tu pas me faire un crime aussi de ne pas avoir la mémoire des dates ? Est-ce que je sais quel âge avaient mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère, quand ils sont morts ; faut-il en conclure que je ne les aimais pas ?… Ah ! vraiment… mais j’ai l’air de me justifier. Oui, je le répète, le chagrin te fait délirer, et voilà pourquoi je ne puis que t’aimer et te plaindre davantage. Tu me parles de solliciter pour toi, mais qui ? et pour obtenir quoi ? Tu sais bien qu’il n’y a personne de plus maladroit que moi en sollicitations. Dis-moi clairement ce que je puis faire et je le ferai. Je n’ai pas reçu de lettre de Morel.

Que pourrait-il me dire ?

Adieu, cher ami, cher fils, cher malheureux par ta faute et non par la mienne.

Je t’embrasse de tout mon cœur et j’attends de tes nouvelles par le prochain courrier.