Correspondance inédite de Hector Berlioz/142

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 330-333).
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CXLII.

À LA MÊME.


3 septembre 1866.

Ah ! mon Dieu, quel malheur ! Ce matin, chère madame Massart, oui, pas plus tard que ce matin, je me suis mis à vous penser une lettre charmante, pleine d’esprit, de gracieux compliments, et d’une flatterie si fine, si ingénieuse, si adroite, que vous eussiez cru tout ce que je vous disais ; je vous parlais de votre exquise bonté, de votre grâce, de votre talent, de l’affection que vous inspirez à tous ceux qui vous connaissent, des jalousies que vous excitez, de mille choses, enfin, et de vingt autres encore. Et voilà que j’ai eu le malheur de m’endormir, et qu’au réveil, je n’ai plus retrouvé le moindre souvenir de ma lettre et que me voilà obligé de vous écrire des banalités. Il y a des gens, je le sais, à qui ces choses-là sont justement les plus agréables ; mais je ne crois pas que vous apparteniez à cette espèce de melons. Ainsi, résignez-vous. Je ne parlerai pourtant pas de l’immense ennui qui vous dévore dans votre petit étui de carton, d’où l’on voit la mer, dit-on. Je craindrais de vous pousser au suicide ; et ce genre de désennui est extrêmement inconvenant pour une jolie femme. Mais que pouvez-vous faire pourtant ? Vous avez fait le tour de Beethoven depuis si longtemps ; cette année, vous avez lu Homère ; vous connaissez trois ou quatre grands chefs-d’œuvre de Shakspeare ; vous voyez la mer tous les jours ; vous avez des amis qui viennent vous voir, un mari qui vous adore… Que devenir, bon Dieu ! que devenir ? Je contribue, pour ma part, autant qu’il est en moi, à vous rendre ce séjour maritime supportable, en m’abstenant, de toutes mes forces, de vous y visiter. Je ne puis rien de plus.

On m’a, pour ainsi dire, traîné dernièrement à X…, pour y présider un concours d’orphéonistes qui ont crié à tue-tête pendant sept heures d’horloge ; et vous savez que ces heures-là sont bien plus longues que celles des montres.

L’adjoint du maire a voulu m’avoir chez lui ; il est venu me chercher à la gare, en voiture attelée de deux superbes chevaux ; il a une maison toute neuve, bâtie hors de la ville, sur une petite éminence entourée de bois et de jardins. C’est un grand amateur de musique et un millionnaire, ce qui ne fait ni chanter ni juger faux. Il a sept enfants !

En apprenant cela, je m’étais fait un singulier portrait de leur mère. Je me figurais une femme laide, déhanchée, couperosée, tout ce qu’il y a d’affreux ! Eh bien, pas du tout : elle est charmante, d’une taille droite et fine comme une aiguille anglaise ; des yeux délicieux, pleins de feu ; naturelle, calme mais non froide ; pas trop dévote ; en relations convenables mais non compromettantes avec le bon Dieu ; ne gâtant point ses enfants ; se mettant bien, sans idées provinciales. Et dire qu’un homme a trouvé tout cela, femme, enfants, maison, millions, en vendant du vin de Champagne !

J’allais partir pour Genève quand il m’est arrivé une lettre d’un mien cousin (François Berlioz), directeur de la manufacture de glaces de Montluçon, qui vient se marier à Paris dans huit jours et qui me demande d’être son témoin. Je lui ai répondu : « Arrive, et tu verras comme je témoigne bien. » Pouvais-je faire autrement ?

Il faut, pourtant, autant qu’on le peut, assister les siens dans les circonstances difficiles !

On m’a prié aussi de diriger les études d’Alceste à l’Opéra ; mais Perrin traîne tellement, pour laisser revenir le monde à Paris (comme s’il y avait un monde parisien pour Alceste !), que je vais le planter là pour quelques jours et courir à Genève ; je n’y tiens plus.

Ah ! chère madame, que c’est beau ! que c’est beau ! L’autre jour, à la première répétition d’ensemble en scène, nous pleurions tous comme des cerfs aux abois ! « C’était un homme que Gluck ! » disait Perrin. — Pas du tout ; c’est nous qui sommes des hommes. Ne confondons pas. — Taylor disait hier à l’Institut que Gluck avait plus de cœur qu’Homère. Oui, il avait plus de fibre humaine. Et l’on va faire entendre ces sublimités à tant de plats polissons ! Cela me renfonce dans mon système de l’Indifférence absolue en matière universelle, le seul raisonnable, décidément !

J’ai été fort surpris de mademoiselle Battu, qui joue et chante Alceste d’une manière sinon inspirée, du moins fort satisfaisante, et qui se perfectionne chaque jour. Villaret est un très bon Admète, et David représente on ne peut mieux le grand prêtre. Enfin, j’espère que cela ira. Vous pourriez être à Paris au mois d’octobre, à la première représentation. Tâchez.

Massart chasse-t-il, pêche-t-il, peint-il, bâtit-il ? — Ce dernier verbe-là fait pitoyablement. — Songe-t-il ?

Car que faire en ce gîte, à moins que l’on ne songe ?

Il est couvert de gloire, cette année. Ses élèves ont eu tous les prix ; il se vautre sur les lauriers. La couche, toutefois, pourrait être plus douce.

Tiens ! ceci est un vers ! pardon ! Quels sont vos visiteurs ? Bersch en est-il ? dites-lui mille amitiés de ma part ; Jacquart en est-il ? dites-lui en mille autres.

Adieu, chère madame ; excusez-moi d’avoir si longtemps divagué la plume à la main ; mon sans gêne vous prouve tout au moins le plaisir que j’éprouve à causer avec vous et à vous dire tout ce qui me passe par la tête.

« Quoi qu’il arrive ou qu’il advienne », comme dit le grand poète Scribe.

Je finis ici mon scribouillage en serrant votre savante main.