Correspondance inédite de Hector Berlioz/150

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Texte établi par Daniel Bernard, Calmann Lévy, éditeur (p. 344-346).
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CL.

À M. ET MADAME MASSART.


Saint-Pétersbourg, 22/10 décembre 1867.

Chère madame Massart,

Je suis malade comme dix-huit chevaux ; je tousse comme six ânes morveux et, avant de me recoucher, je veux pourtant vous écrire.

Nos concerts marchent à merveille. Cet orchestre est superbe et fait ce que je veux ; si vous entendiez les symphonies de Beethoven exécutées par lui, vous diriez, je crois, bien des choses que vous ne pensez pas au Conservatoire de Paris. Ils m’ont joué, avec la même perfection, l’autre jour, la Fantastique qu’on avait demandée, et qu’il a fallu introduire dans le programme du second concert. C’était foudroyant. Nous avions fait trois répétitions. On a redemandé à grands cris la Marche au supplice ; et l’adagio (la Scène aux champs) a fait pleurer bien des gens, sans vergogne. Samedi prochain, nous dirons l’Héroïque et le second acte d’Alceste, avec l’Offertoire de mon Requiem (le chœur sur deux notes). À l’autre (5me concert), je donnerai les trois premières parties instrumentales de la Symphonie avec chœurs de Beethoven. Je n’ose pas risquer la partie vocale, les chanteurs dont je dispose ne m’inspirant pas assez de confiance… On est venu me chercher de Moscou, où j’irai après le 5me concert d’ici, madame la grande-duchesse m’en ayant donné la permission. Ces messieurs de la capitale mezzo-asiatique ont des arguments irrésistibles, quoi qu’en dise Wieniawski, qui trouve que je n’aurais pas dû accepter simplement leur proposition. Mais je ne sais pas liarder, et j’aurais honte de le faire. Voilà qu’on m’interrompt dans mon salon où je suis seul à vous écrire, parce que madame la grande-duchesse donne ce soir une soirée musicale où elle veut entendre mon duo de Béatrice et Bénédict, que l’accompagnateur et les deux cantatrices savent à merveille (en français). Je viens donc d’envoyer, chez Son Altesse, la partition, en recommandant aux trois virtuoses de n’avoir pas peur, parce qu’ils savent tout à fait leur affaire. Moi, je vais me recoucher.

Madame la grande-duchesse veut que je lui lise Hamlet un de ces soirs, mais je n’en aurais pas trop la force maintenant. On m’a donné un dîner de cent cinquante couverts le jour de ma fête (11 décembre), où toutes les têtes musicales de Pétersbourg étaient réunies. Vous pensez, avec effroi, aux toasts auxquels il m’a fallu répondre. Il y a encore bien des choses que je vous raconterais volontiers, si je n’étais pas si exténué ; mais il est neuf heures et je n’ai pas l’habitude d’être hors de mon lit à des heures aussi indues.

D’ailleurs, je vous narrerai cela quand vous viendrez dîner avec moi au café Anglais.

Bien des choses à Massart, à Jacquard et à tous les arts qui, chez vous, se donnent la main.

Adieu, adieu, adieu. Remember me.

Vous savez toujours l’anglais ?…

Je vais prendre trois gouttes de laudanum pour tâcher de m’endormir.

Vous savez que vous êtes charmante ; mais pourquoi diable êtes-vous si charmante ?

Je ne le découvre pas.

Farewell. I am your.