Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/12

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 120-125).
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XII

Les comédiens viennent de remettre sans succès au théâtre le Gustave Wasa de Piron. Je crois que vous trouverez bon que je saisisse cette circonstance pour vous faire connaître cet homme singulier. Piron a été défini un feu d’artifice continuel et bien servi. J’ose dire que cette définition ne dit rien de trop, et que les saillies, les bons mots, les choses plaisantes et sentencieuses coulent de sa bouche avec une rapidité qu’on n’a peut-être jamais vue. Il vit retiré, il commence à avoir de l’humeur, il ne se soucie guère de personne ; il n’est ni bon ni méchant ; il a des malices, mais des malices d’enfant ; il s’irrite et s’apaise avec une égale facilité, et, parce qu’il est singulier, il se dit et se croit philosophe. Ses grands ouvrages sont peu corrects et manquent d’agrément. Quand on lui reproche que ses vers sont durs, il répond qu’un poëte n’est pas une flûte. On a dit qu’il y avait dans ses ouvrages du feu, de la fumée et de la cendre. Ses tragédies ont un mérite particulier, c’est qu’il n’y a pas un vers à retrancher, tandis que dans les meilleures pièces des autres auteurs, il y a toujours des scènes entières qu’on serait charmé de voir supprimées ; il n’a pas les autres avantages comme celui-là.

Celui de ses ouvrages qui lui a fait le plus d’honneur est une comédie intitulée la Mêtromanie ou la Fureur de faire des vers. Un homme, nommé Desforges-Maillard, avait publié grand nombre de poésies sous le nom de Mlle Malcrais de La Vigne. Voltaire en avait fait son Iris, et lui avait adressé, soit en prose, soit en vers, les choses les plus galantes et les plus tendres. Quand le sexe du poëte eut été découvert, le public se moqua beaucoup de l’adorateur et de la déesse. C’est cette scène que Piron a peinte avec tout l’esprit imaginable. Mais cette comédie ne pouvait réussir que dans l’instant où elle a été faite, et on ne la joue plus parce que le public a perdu de vue cette aventure. Il se passa une espèce d’aventure à la première représentation de cette comédie. Piron souhaita que Dufresne, qui ne jouait que les rois, et les rôles nobles, se chargeât du rôle du poëte dans sa comédie. Dufresne témoigna une répugnance invincible à s’habiller aussi ridiculement que nous habillons nos poëtes. « Hé bien ! lui dit Piron, mettez-vous comme moi, on n’y trouvera pas à redire, » et Piron et le comédien s’habillèrent superbement. Dès que l’acteur parut sur le théâtre pour commencer son rôle, on se disposa à le huer, lors il se tourna vers Piron ; le parterre vit que le comédien était en règle, puisqu’il n’était pas mieux vêtu que le poëte, et il lui fut permis de jouer tranquillement le rôle du poëte avec de beaux habits. Gustave Wasa eut un très-grand succès dans la nouveauté. Dès qu’elle eut été imprimée, elle fut envoyée à Londres où l’abbé Prévost faisait le Pour et le Contre, ouvrage périodique où il rendait compte des ouvrages nouveaux. Voici en quels termes, à peu près, il parla de Gustave :

« Nous venons de recevoir le Gustave Wasa de M. Piron. Sur la lecture de cette pièce, les Anglais ont conçu la plus haute idée des comédiens français : ce ne peut être en effet que la finesse de leur jeu qui a fait entendre tant de vers obscurs de Piron ; ce n’est que la douceur de leur jeu qui a pu faire supporter tant de vers durs de Piron ; ce n’est que la supériorité de leur jeu qui a pu faire regarder comme une tragédie un ouvrage où il y a assez d’incidents pour composer cinq volumes… On soupçonne, ajoutait le critique, les comédiens d’avoir fait imprimer cette pièce pour prouver à quel point ils pouvaient faire illusion au public. » L’abbé Prévost, étant de retour à Paris, souhaita d’être admis dans le cercle savant de Mme de Tencin, sœur du cardinal de ce nom. Il y trouva Piron la première fois qu’il y parut. La conversation tomba infailliblement sur Gustave ; l’abbé voulut soutenir sa critique. « Vous m’avez accusé, lui dit Piron, d’avoir pris dans vos Mémoires d’un homme de qualité la situation la plus intéressante de ma tragédie ; c’est vous, au contraire, qui l’avez prise dans l’abbé de Vertot, mon auteur. — Moi, lui répondit l’abbé Prévost, je ne l’ai jamais lu. — Hé ! qui diable vous a dit qu’on vous avait lu, vous ? lui répliqua vivement Piron. » Les rieurs ne furent pas pour l’abbé.

On avait fait présent à Piron d’un habit extrêmement riche qui lui procura plusieurs aventures. Le premier jour qu’il le mit, il soupa avec plusieurs de ses amis. Il était tard lorsqu’on se retira ; Piron logeait au delà des ponts et ses amis jugèrent à propos de le reconduire. Piron, qui n’était pas accoutumé à cette attention de leur part, les pria plusieurs fois de le quitter ; ne pouvant les y engager par ses prières : « Je vois bien, leur dit-il, en se déshabillant précipitamment, que votre politesse n’est que pour mon habit, eh bien, le voilà ! », le leur jette et s’enfuit à toutes jambes. Ses amis le ramassent et courent après lui. Les soldats du guet les arrêtent tous et les conduisent chez le commissaire. Piron, en chemise, paraît le plaignant et est interrogé le premier sur son nom, sa qualité, son état, etc. Il ne répond à toutes ces interrogations autre chose, sinon : « Je suis poëte. » Le commissaire, impatienté, lui dit : « Vous faites bien l’important avec votre titre de poëte ; savez-vous bien que, tel que vous me voyez, j’ai un frère qui est un des plus grands poëtes du siècle ? (C’était M. de La Fosse, auteur de plusieurs tragédies. ) — Cela peut être, répliqua Piron, car, tel que vous me voyez, j’ai un frère qui est un fichu sot. » La scène finit ainsi burlesquement, et Piron se rhabilla. Piron étant un jour dans un café avec son bel habit qui faisait jaser tout Paris, le fameux abbé Desfontaines alla à lui et le présentant d’un air plaisant à l’assemblée : « Voyez, messieurs, dit-il, voyez. — Oui, repartit vivement Piron, voyez si je conviens moins à mon habit que l’abbé ne convient au sien ! » Ce qui fait le sel de ce mot, c’est que Desfontaines venait d’être châtié par le magistrat pour ses mauvaises mœurs.

L’abbé de Lattaignant, homme de très-bonne famille et de beaucoup d’esprit, connu ici par mille petites chansons ingénieuses et par son libertinage, rencontra Piron avec son habit dans une promenade publique, et, pour le rendre ridicule, se jeta à ses genoux, l’appelant en riant monseigneur : « Levez-vous, imprudent, lui dit gravement Piron ; il y a longtemps qu’on vous donnerait ce titre, si vous aviez eu les mœurs aussi pures que moi. » C’est que si cet abbé avait vécu avec décence il aurait été évêque.

Piron avoue que, quoiqu’il soit le plus méchant des hommes, il n’a jamais pu aimer une femme, quelque belle qu’elle soit, si elle n’est pas bonne. « C’est, dit-il, que l’âme de cette personne se met toujours entre son visage et le mien. » Piron m’entretenait un jour de Voltaire, qu’il déteste, et me disait que cet écrivain fameux avait eu plus de chutes que de pièces au théâtre : « J’en conviens, lui dis-je, mais il a eu la prudence de supprimer les pièces qui ont échoué. — Et la folie, repartit vivement Piron, d’imprimer celles qui ont réussi. » Piron n’estime pas Voltaire, et il admire Rousseau. Un jour, il m’a dit qu’il n’y avait rien de si admirable que les sentiments répandus dans les ouvrages de Rousseau : « J’admire encore plus, lui dis-je, ceux que je trouve dans Voltaire. — Bon, me repartit Piron, ceux du premier partent du cœur, et il est visible que ceux du second ne partent que de l’esprit. — Vous avez trop d’idée de votre Rousseau, lui répliquai-je ; croyez-vous qu’il n’ait pas pu feindre des sentiments qu’il n’avait pas ? L’hypocrisie n’a-t-elle jamais imité la véritable vertu ? — Non, me dit-il finement, Dieu n’a pas fait le diable aussi fort que lui. » Quelques académiciens lui demandèrent un jour pourquoi il ne demandait pas à être reçu à l’Académie française : « Hé ! qui vous jugerait ? » répondit sévèrement Piron.

Nous avons un célèbre médecin appelé Astruc, qui vit familièrement avec Mme de Tencin. Un jour que Piron alla chez cette dame, il vit devant sa porte du fumier, comme on est accoutumé à en mettre devant les hôtels où il y a des malades afin que le bruit des carrosses ne les incommode pas. Piron s’approche de quelqu’un et lui demande ce que cela veut dire ; on lui répond que Mme de Tencin est malade : « Ah ! je vois, réplique-t-il sur-le-champ, c’est Astruc qui fume sa terre. »

On parlait de poésie et on passait en revue les poètes héroïques, les tragiques, les comiques, etc. : « Vous oubliez, dit Piron, les faméliques, et ce n’est pas le plus petit nombre. » Piron dit que la ponctualité est le sublime des sots ; il dit que les grands esprits font les systèmes, et que les bons esprits les détruisent ; il définit la sagesse une folie triste. Nous sommes dans l’usage, quand nous ne pouvons nous défendre contre quelqu’un, de dire que nous le méprisons trop pour lui répondre. Piron dit que le mépris lui a toujours paru une mauvaise réponse, et qu’il n’a jamais aimé à s’en servir.

Personne en France n’aiguise une épigramme comme Piron. J’en pourrais citer mille ; je n’en rapporterai qu’une, adressée à l’abbé Desfontaines, qui faisait peu d’ouvrages, mais qui déchirait passablement ceux qui en faisaient :


<poem>Cet écrivain, auteur de cent libelles, Croit que sa plume est la lance d’Argail. Au haut du Pinde, entre les neuf pucelles, Il s’est planté comme un épouvantail. Que fait ce bouc en si joli bercail ? Y plairait-il ? penserait-il y plaire ? Non ; c’est l’eunuque au milieu du sérail, Il n’y fait rien et nuit à qui veut faire..

Fréron succéda dans le métier de critique à Desfontaines, dont il était élève et ami. Piron appela alors Fréron un ver sorti du cadavre de Desfontaines,

— On vient de publier une Histoire d’Allemagne, en dix volumes in-4o[1]. C’est l’ouvrage d’un chanoine régulier de Sainte-Geneviève, appelé le P. Barre. C’est un homme qui a peu d’esprit, assez de sens, qui a travaillé durant vingt ans son ouvrage avec toute l’application dont un homme est capable, et qui a eu le secours des meilleures bibliothèques de l’Europe. Quand j’aurai lu ce grand ouvrage, j’aurai l’honneur de vous en entretenir en détail.

  1. Histoire d’Allemagne avant et depuis l’établissement de l’empire jusqu’à François. Paris, 1748, 11 vol. in-4o.