Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/28

La bibliothèque libre.
Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 192-199).
◄  XXVII.
XXIX.  ►

XVIII

On vient de publier cinq volumes de Négociations de M. l’abbé Arnauld[1] ; je vais vous dire quelque chose de sa personne, je vous parlerai ensuite de son ouvrage.

Ce négociateur, d’un sang fertile en grands hommes, brilla dans sa jeunesse par l’esprit d’intrigue ; il se dégoûta par la suite de ce personnage, et se jeta dans la dévotion. L’austérité de ses mœurs le plaça à la tête des jansénistes, où il soutint la qualité flatteuse de chef de parti par beaucoup d’actions éclatantes. Deux ou trois suffiront pour donner une idée de son caractère. La ville d’Angers, dont il était évêque, s’étant révoltée, la reine Anne d’Autriche, régente de France, s’avança jusqu’à Saumur dans le dessein de presser le siège de la ville rebelle et de la punir comme elle le méritait. Le prélat, connaissant les malheurs qui allaient fondre sur son diocèse, presse, exhorte, sollicite, propose des conditions de paix, mais tout cela ne servit qu’à le rendre suspect et à le faire chasser de la ville par une troupe de factieux qui trouvaient leur avantage dans le désordre de la guerre. Arnauld oublia l’injure faite à sa dignité et alla demander à la reine la grâce des coupables. La trouvant inflexible, il eut recours à un moyen singulier, mais infaillible. Cette princesse, qui communiait souvent, s’étant présentée pour participer aux saints mystères, un jour que ce prélat officiait pontificalement, il crut la conjoncture favorable pour faire changer l’arrêt rigoureux prononcé contre son peuple. Il s’approcha de la reine, et lui présentant l’hostie, il lui dit d’un ton de voix ferme, et comme déjà assuré du succès : « Recevez, madame, votre Dieu qui a pardonné à ses ennemis en mourant sur la croix. » On comprend assez qu’un pardon demandé de la sorte ne pouvait être refusé. Aussi cette princesse ne songea-t-elle plus à la vengeance, et fit éprouver, peu de temps après, aux rebelles toutes les marques de sa clémence et de sa bonté.

Il répondait aux personnes qui lui proposaient de prendre un jour de la semaine pour se reposer : « Je le veux bien, pourvu que vous me donniez un jour où je ne sois pas évêque. »

M. Arnauld était si généreux qu’il était passé en proverbe que le meilleur titre pour obtenir des grâces de Mgr d’Angers c’était de l’avoir offensé.

Pour revenir maintenant aux Négociations de M. Arnauld, je vous dirai qu’elles roulent principalement sur les intérêts que la France avait à ménager vers le milieu du dernier siècle à la cour de Rome. Les papes n’étaient pas, il est vrai, alors aussi puissants qu’ils l’avaient été, mais leur crédit n’était pas tombé au point qu’il l’est aujourd’hui, et ils influaient encore assez dans les affaires générales. Le génie de cette cour ne paraît que médiocrement développé dans les Négociations de M. Arnauld ; je crois pourtant que si les traits de ce tableau étaient un peu rapprochés, on se formerait une idée beaucoup plus avantageuse de cet ouvrage. Tel est l’avantage d’une histoire bien faite sur des lettres originales, qu’on voit d’un coup d’œil ce qui peut le plus intéresser. Il y a nécessairement, dans les dépêches qu’on envoie aux ministres, un certain détail qui ennuie le plus souvent ceux qui le lisent, lorsque l’intérêt qu’on prend à la chose a diminué. M. Arnauld ne se borne pas à faire connaître la cour de Rome ; il fait de bonnes réflexions, plus judicieuses pourtant que profondes, sur les autres États d’Italie. Les questions que lui faisaient nos ministres, les plus habiles que nous ayons jamais eus, le mettaient sur la voie pour découvrir beaucoup de choses. Ils pensaient pour lui, ils voyaient pour eux. Après tout, les morceaux les plus précieux du recueil que je vous annonce sont des instructions données au négociateur par M. de Lionne. Ce sont autant de chefs-d’œuvre de savoir, de pénétration et de finesse. Je regarde M. de Lionne et M. de Torcy comme les deux ministres français qui aient jamais le mieux entendu les affaires étrangères.

— Il paraît un Panégyrique de Louis XV[2], que le public attribue à M. de Lafitau, évêque de Sisteron. C’est proprement l’éloge de la modération de ce prince dans les circonstances où se trouve l’Europe. Voici comme le panégyriste peint les ennemis de la France :

« Louis se trouvait engagé dans une guerre malheureuse que son conseil avait entreprise pour soutenir un allié qui, depuis, s’est détaché de nous. Il avait à combattre une reine intrépide qu’aucun péril n’avait ébranlée, et qui soulevait les nations en faveur de sa cause. Elle avait porté son fils dans ses bras à un peuple toujours révolté contre ses pères, et en avait fait un peuple fidèle, qu’elle remplissait de l’esprit de sa vengeance. Elle réunissait dans elle les qualités des empereurs, ses aïeux, et brûlait de cette émulation fatale qui anima pendant deux cents ans sa maison impériale contre la maison la plus auguste et la plus ancienne du monde.

« À cette fille des Césars s’unissait un roi d’Angleterre, qui savait gouverner un peuple qui ne sait point servir. Il menait ce peuple valeureux comme un cavalier habile pousse à toute bride un coursier fougueux dont il ne pourrait contenir l’impétuosité. Cette nation, la dominatrice de l’Océan, voulait tenir à main armée la balance sur la terre, afin qu’il n’y eût plus jamais d’équilibre sur les mers. Fière de l’avantage de pouvoir pénétrer vers nos frontières par les terres de nos voisins, tandis que nous pouvions entrer à peine dans son île ; fière de ses victoires passées, de ses richesses présentes, elle achetait contre nous des ennemis d’un bout de l’Europe à l’autre ; elle paraissait inépuisable dans ses ressources et irréconciliable dans sa haine.

« Un monarque qui veille à la garde des barrières que la nature éleva entre la France et l’Italie, et qui semble, du haut des Alpes, pouvoir déterminer la fortune, s’était déclaré contre nous après avoir autrefois vaincu avec nous. On avait à redouter en lui un politique et un guerrier ; un prince qui savait bien choisir ses ministres et ses généraux et qui pouvait se passer d’eux, grand général lui-même et grand ministre. L’Autriche se dépouillait de ses terres en sa faveur ; l’Angleterre lui prodiguait ses trésors ; tout concourait à la mettre en état de nous nuire.

« À tant d’ennemis se joignait cette République fondée sur le commerce, sur le travail et sur les armes. Cet État, qui, toujours près d’être submergé par la mer, subsiste en dépit d’elle et la fait servir à sa grandeur ; république supérieure à celle de Carthage, parce que avec cent fois moins de territoire elle a eu les mêmes richesses. Ce peuple haïssait ses anciens protecteurs, et servait la nation de ses anciens oppresseurs. Ce peuple, autrefois le rival et le vainqueur de l’Angleterre sur les mers, se jetait dans les bras de ceux mêmes qui ont affaibli son commerce, et refusait l’alliance et la protection de ceux par qui son commerce florissait. Rien ne l’engageait dans la querelle ; il pouvait même jouir de la gloire d’être médiateur entre les maisons de France et d’Autriche, entre l’Espagne et l’Angleterre ; mais la défiance l’aveugla, et ses propres erreurs l’ont perdu. »

J’ajouterai à ces tableaux le portrait des hommes célèbres qui ont bien servi la France.

M. de Saxe : « Ce général étranger, naturalisé par tant de victoires, aussi habile que Turenne et encore plus heureux, avait fait de la Flandre entière une de nos provinces. »

M. de Belle-Isle : « Un chef actif et prévoyant, qui conçoit les plus grands objets et qui discute les plus petits détails ; ce général qui, après avoir sauvé l’armée de Prague par une retraite digne de Xénophon, et avoir délivré la Provence, disputait les Alpes aux ennemis et les tenait en alarmes. »

M. de Richelieu : « Un génie brillant, audacieux, dans tout ce qui respire la grandeur, la hauteur et les grâces, cet homme qui serait encore distingué dans l’Europe quand même il n’aurait aucune occasion de se signaler. »

M. de Montmartel, le plus célèbre de nos financiers : « Il s’est trouvé un homme qui a soutenu le crédit de la nation par le sien, crédit fondé à la fois sur l’industrie et sur la probité, qui se perd si aisément et qui ne se rétablit plus quand il est détruit. C’était un des prodiges de notre siècle, et ce prodige ne nous frappait pas peut-être assez ; nous y étions accoutumés comme aux vertus de notre monarque. »

Le prince Edouard : « Le héros aussi admirable qu’infortuné qui aborda seul dans son ancienne patrie, qui seul y a formé une armée, qui a gagné tant de combats, qui ne s’est affaibli qu’à force de vaincre, aurait recueilli le fruit de son audace plus qu’humaine si la France avait eu une marine, et ce prince, supérieur à Gustave Wasa, ayant commencé comme lui, aurait fini de même. »

Tels sont les traits principaux d’un ouvrage qu’on peut et louer et blâmer sans injustice. Les rapports des parties qui le composent ne m’en paraissent pas assez justes. Le style manque souvent de correction, et presque toujours d’harmonie. La mémoire de l’auteur est plus ingénieuse que noble. Il règne dans tout ce discours un air décousu qui y jette de la sécheresse et qui en diminue l’intérêt. J’ajouterai que ce sont des vérités dites du ton de la flatterie.

— Les sciences commencent à sortir en Espagne de l’état d’anéantissement où elles languissaient depuis plus d’un siècle. J’ai eu l’honneur, dans ma dernière lettre, devons parler d’une excellente poétique qui nous est venue de ce peuple-là. Je vous annonce aujourd’hui un ouvrage physico‑mathématique dans lequel l’auteur suppose le mouvement de la terre suivant le système de Copernic. Cette nouveauté a éprouvé mille contradictions. Les superstitieux inquisiteurs ont crié à l’hérésie et arrêté longtemps ce livre. L’auteur, D. Jorge Juan[3], qui s’est instruit en accompagnant ceux de nos mathématiciens qui étaient allés en Amérique, a montré du courage ; il a osé réclamer contre le jugement des moines ignorants qui l’avaient condamné. Sa résolution a enhardi beaucoup d’honnêtes gens qui supportent impatiemment un joug si déraisonnable. Insensiblement il s’est formé deux partis qui ont laissé éclater une haine violente l’un contre l’autre. Tandis que les passions étaient les plus vives, le P. Buriel, jésuite, a publié un écrit pour faire observer qu’on ne parlait du mouvement de la terre que comme d’une hypothèse. Sur cela les haines se sont tout à coup assoupies, et le livre, qui avait éprouvé de si ridicules contradictions, a enfin été regardé comme orthodoxe. Les gens de lettres de ce pays-là regardent cet événement comme un prodige, qu’ils souhaitent et qu’ils espèrent de voir suivi d’un grand nombre d’autres.

— Puisque je suis en train de vous parler de la littérature étrangère, j’aurai l’honneur de vous dire que nous venons de recevoir un recueil de poésies italiennes de la façon d’un frère servant des jésuites appelé Carafola, qui est mort récemment portier dans une maison de son ordre, à Rome. Cette nouveauté a surpris par deux endroits. C’est un homme consacré par son état aux plus vils emplois qui en est l’auteur. Ces poésies, en second lieu, ne se ressentent en rien du climat qui les a produites.

Depuis longtemps, tous les ouvrages qui nous viennent d’au delà des monts sont remplis de raffinements d’afféterie. Les vers que je vous annonce sont ingénieux, vifs, naïfs, remplis de délicatesse et de naturel, dignes du siècle du Dante et de Pétrarque. On pourrait faire sur cela une observation. Il semble qu’il se fasse une circulation dans les lettres comme dans les plantes. Les Espagnols et les Italiens n’ont donné longtemps que des fleurs, ils donnent aujourd’hui des fruits. Nous, au contraire. Français, nous dégénérons ; nous avons commencé par des fruits, nous finissons par des fleurs, et même par des fleurs artificielles.

— On vient de publier le catalogue de la bibliothèque de feu M. Burette[4] ; elle est composée d’environ seize ou dix-sept mille volumes, et on l’estime près de 100,000 francs. Je ne crois pas qu’il y ait de particulier à Paris qui eût plus de livres rares, de belles reliures et d’excellentes éditions. L’auteur était médecin, et nous n’avons rien d’aussi exact dans la médecine que sa collection.

— Je viens de lire un Traité historique et politique du droit public de l’empire d’Allemagne[5], que M. Le Coq de Villeray vient de publier. C’est un in-4o d’une médiocre grandeur. Cet ouvrage, avant d’être publié, a été communiqué à M. Schœpflin, qui est beaucoup plus connu en Allemagne qu’en France, et on a eu égard à ses observations. Je ne suis pas assez instruit sur ces matières pour prononcer sur le mérite de cet ouvrage. Je ne puis juger que de la forme, qui n’est point agréable quoiqu’elle soit ordinairement assez méthodique. Les divisions nécessaires dans un livre de cette nature y jettent un air de sécheresse que l’auteur aurait dû au moins diminuer en mettant quelque agrément dans le détail. On trouve rarement des choses inutiles, et il paraît plutôt que, pour être trop concis, l’auteur s’est rendu obscur. Ce livre a eu le sort qu’ont dans ce pays-ci tous les livres utiles et sérieux : on n’en a point parlé, ou on n’en a parlé que pour le mépriser.

— Il y a longtemps qu’on a dit que les Français avaient l’âme moutonnière. Cela est exactement vrai en toutes choses, et singulièrement en littérature. Dès qu’un écrivain a trouvé un titre qui a réussi, il est copié sans discernement par tous les écrivains subalternes. Il y a quelques années que M. Le Sage publia son charmant roman du Diable boiteur. Aussiôt on vit paraître le Diable borgne, le Diable manchot, le Diable bossu, etc. Dès qu’on eut traduit de l’arabe les Mille et une Nuits, nous fûmes assassinés de Mille et un Jours, Mille et une Heures, Mille et un Quarts d’heure, etc. Les délicates et profondes Lettres Persanes de Montesquieu ont enfanté les Lettres Juives, Chinoises, Cabalistiques, Saxonnes, Hollandaises, etc., et, pour confirmer cette vérité par un exemple plus récent, vous ne sauriez croire combien de rapsodies a produites le petit ouvrage intitulé l’Année merveilleuse dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Le succès de ce petit rien a encouragé nombre d’auteurs à feuilles volantes, en sorte qu’on a vu successivement paraître Additions à l’Année merveilleuse, Pronostics nouveaux, Lettres sur l’accomplissement de l’Année merveilleuse, par un voyageur qui l’avait vu commencer à Pékin, Lettre de Madame Le Prince[6], etc., et mille autres fadaises pareilles, mais qui ont été étouffées au grand air. On en à même voulu faire le sujet d’une comédie qui a été jouée sur le théâtre des Italiens[7]. Cette pièce n’a rien d’intéressant, puisque ce sont des scènes détachées. Vous pouvez aisément vous en former une idée quand je vous dirai qu’il agit de la métamorphose des hommes en femmes et des femmes en hommes. La Folle, qui préside à ce changement, reçoit les hommages des métamorphosés, et elle est répétée tour à tour par un jeune militaire changé en petite-maîtresse, par une jeune fille devenue homme de robe d’une fadeur et d’un ennui insupportable, par Arlequin changé en revendeuse à la toilette, par un grenadier qui conserve sous l’habit de femme l’air brutal d’un soldat, enfin par une femme sensée dont le sort a fait un avocat. Ce rôle est le mieux écrit de la pièce, et n’a pas été fait par l’auteur de la comédie appelé Rousseau ; mais il y a été ajouté par Riccoboni le fils, un des acteurs de ce théàtre. Toutes les scènes sont d’un froid merveilleux. On a tâché d’égayer cette petite comédie d’un ballet parfaitement dessiné et exécuté : c’est en quoi les comédiens italiens excellent et font honte à l’Opéra, où la plupart des ballets sont sans imagination, sans feu et souvent sans exécution.

  1. Il s’agit de Henri Arnauld et de ses Negociations à la cour de Rome et en diverses cours d’Italie (publiées par Burtin), 1748, 5 v. in-12.
  2. Par Voltaire. Barbier en décrit six éditions, publiées de 1748 à 1749.
  3. Quérard, qui cite diverse œuvres de D. Jorge-Juan Santacilia, ne mentionne pas le travail dont parle Raynal.
  4. Ce catalogue, rédigé par Gabriel Martin, forme 3 v. in-12.
  5. Paris, 1748, in-4o.
  6. Barbier, à l’article Année merveilleuse, mentionne la brochure de Mme Le Prince de Beaumont, et cite quelques autres répliques non signalées par Raynal.
  7. L’Année merveilleuse, comédie en un acte et en vers, suivie d’un divertissement. (Par Pierre Rousseau, de Toulouse.) Paris, 1748, in-12.