Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/39

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 255-259).
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Ouoiqu’il y ait ici une espèce d’inquisition très-sévère dans la librairie, il sort de temps en temps de notre imprimerie des ouvrages aussi hardis et aussi licencieux que des presses de Hollande ou d’Angleterre. Il en paraît un actuellement de ce caractère, intitulé Thérèse philosophe[1]. Trois amours font proprement le fond de ce roman. Le premier est justifié par le fanatisme, le second, par la philosophie, le troisième, par le tempérament. Les aventures du P. Girard et de La Cadière font la matière de la première partie ; de mauvais raisonnements pour anéantir la liberté et la distinction du bien et du mal font le sujet de la seconde ; la troisième est consacrée à peindre les mœurs des personnes adonnées au désordre par état, par nécessité et par libertinage. Cet ouvrage est écrit sans goût, sans décence, sans sel, sans logique, sans style. On l’a orné de dix-huit estampes, dont quelques-unes sont très-bonnes, d’autres très-mauvaises, et toutes très-lubriques. Ce livre se vend depuis un louis d’or jusqu’à cinq. Ces sortes d’ouvrages ont rarement un prix fixe.

— Les vers que vous allez lire sont attribués à diverses personnes. La plus commune opinion est qu’ils sont de Voltaire[2]. J’y trouve bien à la vérité la manière fière, libre et hardie de ce grand poëte, mais je n’y vois pas son talent. Je souhaite que vous en portiez le même jugement que moi.

Peuple jadis si fier, aujourd’hui si servile,
Des princes malheureux vous n’êtes plus l’asile.
Vos ennemis, vaincus aux champs de Fontenoy,
À leurs propres vainqueurs ont imposé la loi,
Et cette indigne paix qu’Aragon vous procure
est pour eux un triomphe et pour vous une injure.
Hélas ! auriez-vous donc couru tant de hasards
Pour placer une femme au trône des Césars ?
Pour voir l’heureux Anglais dominateur de l’onde

Voiturer dans ses ports tout l’or du nouveau monde ;
Et le fils de Stuart par vous-même appelé
Aux frayeurs de Brunswick lâchement immolé ?
Et toi que les flatteurs ont paré d’un vain titre,
De l’Europe en ce jour te diras-tu l’arbitre,
Lorsque dans tes États tu ne peux conserver
Un héros que le sort n’est pas las d’éprouver,
Mais qui, dans les horreurs d’une vie agitée,
Au sein de l’Angleterre à sa perte excitée,
Abandonné des siens, fugitif, mis à prix,
S’y vit du moins toujours plus libre qu’à Paris ?
De l’amitié des rois exemple mémorable,
Et de leurs intérêts victime déplorable !
Tu triomphes, cher prince, au milieu de tes fers ;
Sur toi dans ce moment tous les yeux sont ouverts.
Un peuple généreux, et juge du mérite,
Va révoquer l’arrêt d’une race proscrite.
Tes malheurs ont changé les esprits prévenus ;
Dans les cœurs des Anglais tous tes droits sont connus.
Plus sûrs et plus flatteurs que ceux de la naissance,
Ces droits vont doublement affermir ta puissance,
Mais sur le trône assis, grand prince, souviens-toi
Que le peuple superbe et jaloux de sa loi
N’a jamais honoré du titre de grand homme
Un lâche complaisant des Français et de Rome.

Le régiment des gardes françaises qui a arrêté le prince Edouard est extrêmement décrié parmi nous du côté de la valeur. Cela a donné occasion à un mot de Mme la princesse de Conti, que quelqu’un a rimé de la manière suivante.

Cet essaim de héros qui sert si bien son roi,
Cet À Malplaquet, Dettingen, Fontenoy,
Cet essaiCouvert d’une égale gloire.
Des gardes en un mot le brave régiment
Vient, dit-on, d’arrêter le fils du Prétendant.
Il a pris un Anglais, ô dieux ! quelle victoire !
Muses, gravez bien vite au temple de mémoire
Cet essaiCe rare événement.
Va, déesse aux cent voix, va l’apprendre à la terre,
Car c’est le seul Anglais qu’il ait pris dans la guerre.

— Voici une des polissonneries qui, à la honte de notre nation, amusent quelquefois Paris des semaines entières. Vous comprendrez aisément que dans le premier vers il s’agit du roi, dans le second des maréchaux de Saxe et de Lowendal, dans le troisième de M. de Saint-Séverin, et dans le quatrième du prince Édouard :

PrTel qui ne voulait rien prendre
Prit deux étrangers pour tout prendre,
PrUn étranger pour tout rendre,
Le prétendant pour le prendre et le rendre.

— Il paraît une assez grosse brochure intitulée Observations sur les arts[3]. Cet écrit a trois objets : d’examiner les tableaux qui ont été exposés cet année, de marquer les embellissements dont la ville de Paris est susceptible, de relever les fautes qu’on a commises dans les édifices publics qui ont été élevés depuis quelques années. Comme le style de cet ouvrage est plat et diffus, que les choses dont il est rempli sont extrêmement communes et qu’il n’y a nul ordre, nul arrangement, on a jugé à propos de l’attribuer à l’abbé Le Blanc.

Catilina est à sa onzième représentation ; on croit qu’il ira jusqu’à vingt. Les ennemis de Voltaire se donnent des mouvements incroyables pour soutenir cette pièce, et ils réussissent. On a déjà publié quatre critiques de cette tragédie. La première est une lettre adressée à Voltaire ; c’est être très-favorable à cette brochure que de n’en dire ni bien ni mal. La deuxième est intitidée simplement Lettres sur Catilina ; c’est un examen froid et pesant, mais trop favorable de cette pièce ; la troisième est un conte allégorique assez léger, assez ingénieux et assez gai, dans laquelle on adopte la calomnie si souvent répétée que c’est un chartreux qui est auteur de toutes les tragédies qui portent le nom de Crébillon. La quatrième est intitulée Lettre d’un sot ignorant sur Catilina ; c’est une discussion assez agréable et fort désintéressée de cette pièce. Je terminerai l’article des critiques par l’épigramme suivante :

Si le Catilina donné par Crébillon
N’a pas tout le succès qu’il en pouvait attendre,
N’a pas Ce n’est pas qu’il ne soit fort bon ;
N’a pas Mais il s’est avisé de prendre

N’a pas Pour son héros un scélérat,
N’a pas Un impie, injuste, et ingrat ;
Et chez les grands comme chez le vulgaire
N’a pas Ce n’est là que l’homme ordinaire.

— Les Comédiens français ont donné, le 3 janvier, une comédie nouvelle en un acte et en vers intitulée les Visites du premier Jour de l’an[4]. Cette pièce a été si mal reçue qu’elle n’a osé se montrer qu’une fois. M. Vadé, qui en est l’auteur, est connu pour de très-jolies chansons ; mais il y a bien de la différence entre faire quelques couplets et une pièce de théâtre.

  1. Thérèse philosophe, dont la Bibliographie des ouvrages relatifs à l’amour énumère les nombreuses éditions, a été tour à tour attribué à Diderot par l’avocat Barbier, au baron Th. de Tschudy par Quérard et Auguis, à d’Arles de Montigny par A. -A. Barbier, et au marquis d’Argens par M. Poulet‑Malassis, qui a fait remarquer les affinités du style de Thérèse avec celui des Lettres juives, et rappelé que par son père, alors procureur général à Aix, d’Argens connut (et il s’en vante dans ses Mémoires) les « procédures les plus cachées » de cette scandaleuse affaire.
  2. M. Desnoiresterres est d’un avis contraire. (V. t. III, p. 241.) D’après les recherches faites par lui dans les archives de la préfecture de police, ces vers seraient du poëte Desforges, auteur d’une Lettre sur la tragédie de Sémiramis, à qui ils valurent six années de cage de fer au Mont Saint-Michel. Ils ont été attribués par Morellet à l’abbé Sigorgue, et reproduits dans la Vie privée île Louis XV, de. Moufle d’Angerville, ainsi que dans le Journal de Barbier.
  3. Les Observations sur les arts et quelques morceaux de peinture et de sculpture exposés au Louvre, où il est parlé de l’utilité des embellissements des villes, Leyde, 1748, in-12, sont de Saint‑Yves, d’après Barbier.
  4. La Revue rétrospective de M. Taschereau (t. XII, 2e série) contient cette pièce imprimée sur le manuscrit qui appartenait à M. de Soleinne.