Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/42

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 266-271).
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XLII

Il y a quelques années qu’on fit courir en manuscrit un portrait de Voltaire fort ressemblant et extrêmement ingénieux. Comme il vient d’être imprimé dans une mauvaise critique de Sémiramis, qui apparemment ne parviendra jamais jusqu’à vous, j’ai cru bien faire en vous l’envoyant. Quelques curieux m’ont assuré que ce portrait était l’ouvrage du jeune marquis de Charost, qui fut tué pendant la guerre de 1735, et dont nous avons quelques morceaux d’une grande délicatesse que vous trouverez dans un recueil publié par Saint-Hyacinthe[1].


portrait de voltaire.

« M. de Voltaire est au-dessous de la taille des grands hommes, c’est-à-dire un peu au-dessous de la médiocre ; je parle à un naturaliste ; ainsi point de chicane sur l’observation ; il est maigre, d’un tempérament sec ; il a la bile brûlée, le visage décharné, l’air spirituel et caustique, les yeux étincelants et malins. Tout le feu que vous trouvez dans ses ouvrages, il l’a dans son action ; vif jusqu’à l’étourderie, c’est une ardeur qui va et vient, qui vous éblouit et qui pétille. Un homme ainsi constitué ne peut pas manquer d’être valétudinaire : la lame use le fourreau. Gai par complexion, sérieux par régime, ouvert sans franchise, politique sans finesse, sociable sans amis, il sait le monde et l’oublie. Le matin Aristippe, et Diogène le soir, il aime la grandeur et méprise les grands ; est aisé avec eux, contraint avec ses égaux. Il commence par la politesse, continue par la froideur, finit par le dégoût. Il aime la cour et s’y ennuie ; sensible sans attachement, voluptueux sans passion, il ne tient à rien par choix et tient à tout par inconstance, raisonnant sans principes ; sa raison a ses accès, comme la folie des autres. L’esprit droit, le cœur injuste, il pense et se moque de tout. Libertin sans tempérament, il sait aussi moraliser sans mœurs ; vain à l’excès, mais encore plus intéressé, il travaille moins pour la réputation que pour l’argent ; il en a faim et soif. Enfin il se presse de travailler pour se presser de vivre. Il était fait pour jouir, il veut amasser, voilà l’homme.

« Voici l’auteur. Né poëte, les vers lui coûtent trop peu. Cette facilité lui nuit, il en abuse et ne donne presque rien d’achevé. Ecrivain facile, ingénieux, élégant : après la poésie, son métier serait l’histoire, s’il faisait moins de raisonnements et point de parallèles, quoiqu’il en fasse quelquefois d’assez heureux.

« M. de Voltaire, dans son dernier ouvrage, a voulu suivre la manière de Bayle ; il tâche de le copier en le censurant ; on a dit depuis longtemps que, pour faire un écrivain sans passion et sans préjugé, il faudrait qu’il n’eût ni religion ni patrie ; sur ce pied-là, M. de Voltaire marche à grands pas vers la perfection. On ne peut d’abord l’accuser d’être partisan de sa nation, on lui trouve au contraire un tic approchant de la manie des vieillards : les bonnes gens vantent toujours le passé, et sont mécontents du présent. M. de Voltaire est toujours mécontent de son pays et loue avec excès ce qui est à mille lieues de lui. Pour la religion, on voit bien qu’il est indécis à cet égard ; sans doute il serait l’homme impartial qu’on cherche, sans un petit levain d’antijansénisme un peu marqué dans ses ouvrages.

« M. de Voltaire a beaucoup de littérature étrangère et française, et de cette érudition mêlée qui est si fort à la mode aujourd’hui. Politique, physicien, géomètre, il est tout ce qu’il veut, mais toujours superficiel et incapable d’approfondir. Il faut pourtant avoir l’esprit bien délié pour effleurer comme lui toutes les matières. Il a le goût plus délicat que sûr ; satirique ingénieux, mauvais critique, il aime les sciences abstraites et l’on ne s’en étonne point ; l’imagination est son élément, mais il n’a point d’invention, et l’on s’en étonne. On lui reproche de n’être jamais dans un milieu raisonnable : tantôt philanthrope, tantôt satirique outré. Pour tout dire, en un mot, M. de Voltaire veut être un homme extraordinaire, il l’est à coup sûr.

Non vultus, non color unus.

— Notre théâtre lyrique ne retentit pas toujours de chansons nobles et majestueuses. Apollon, qui y présidait autrefois sous le nom de Quinault, et depuis, mais rarement, sous ceux de Fontenelle, de La Motte, Roy, etc., abandonne aujourd’hui la lyre aux habitants du bourbier des ondes aganippides, et vous jugez quels sons ils doivent tirer. Ainsi, ne soyez point étonnée du ballet de Platée, qu’on a représenté pendant ce carnaval[2]. Le sujet de ce poëme est proprement la guérison de la jalousie de Junon, que Jupiter se propose d’opérer en feignant d’être amoureux de Platée, reine des grenouilles.

Cythéron, roi de Grèce, ouvre la scène en faisant des plaintes contre le mauvais temps ; il est interrompu par l’arrivée de Mercure, à qui il demande l’explication de la pluie et du vent qui désolent les champs et les coteaux de son royaume. Le messager des cieux lui dit que c’est la jalousie de Junon qui trouble les éléments, et que Jupiter commence à s’impatienter, qu’il lui cherche quelque doux amusement pour le distraire. « Mais, lui dit Cythéron, ne pourrait-on point, par quelque ruse, guérir cette épouse jalouse ? Qu’il feigne les apprêts d’un nouvel hymen. — Et si l’objet paraissait aimable aux yeux de Junon ? dit Mercure. — Ne craignez rien ; l’objet que je vous propose, répond Cythéron, est une naïade ridicule qui habite ce marais et qui croit tous les hommes amoureux d’elle ; que Jupiter lui propose un engagement ; informez-en Junon, excitez ses alarmes, et nous l’attendront à l’éclaircissement. Tenez, jetez les yeux de ce côté et jugez si l’objet est charmant. » Platée parait dans l’instant et entretient sa confidente du goût qu’elle a pour Cythéron. Clarine veut lui faire honte de l’amour qu’elle a pour un simple mortel ; elle répond :

Dans l’ardeur qui me presse
Où porter ma tendresse ?
Nos dieux des fleuves sont si froids !


C’est dire assez clairement ce qu’il lui faudrait. Cythéron arrive tout à propos pour s’entendre faire une déclaration. Son indifférence met en fureur cette sotte, mais il l’apaise en lui faisant remarquer que Mercure descend des cieux pour elle et que quelque dieu rempli d’amour… Il est interrompu par Mercure qui annonce à Platée le sujet de sa mission. À peine a-t-il parlé que Platée s’impatiente déjà de ne pas voir Jupiter et trouve qu’il se fait bien attendre. Platée est, comme vous voyez, pressée de ses nécessités. Le maître des dieux arrive, enveloppé d’un nuage que la déesse des grenouilles se plaît à considérer. Il en sort sous la forme d’un taureau, il prend ensuite la figure d’un hibou, il paraît enfin sous sa forme véritable, et il est toujours agréable à Platée à laquelle il présente sa main comme pour l’épouser. À peine a-t-il prononcé le mot Je jure, que Junon l’arrête et se jette sur Platée dont elle déchire le voile. Mais quel est son étonnement à l’aspect de cet objet ! Sa confusion est extrême, et Jupiter en profite pour lui demander si elle doute encore de son amour, et ils remontent ensemble au séjour du tonnerre. Platée, qui se voit trompée, exhale sa colère et se précipite dans le fond de son marais.

Tel est la catastrophe de ce poëme, le plus plat, le plus indécent, le plus grossier, le plus ridiculement bouffon que nous ayons dans notre langue. Il est d’Autreau. La musique est du célèbre Rameau. Ses partisans soutiennent qu’il n’a jamais rien fait d’aussi beau, ses adversaires prétendent qu’il n’a jamais rien fait de pire. Comme cette musique est extrêmement singulière, il n’est pas étonnant qu’elle donne lieu à des jugements si opposés. Si vous êtes curieuse de savoir mon sentiment, j’aurai l’honneur de vous dire que je trouve dans cet ouvrage grand nombre d’airs charmants et une symphonie admirable.

— Il paraît depuis trois jours un livre intitulé Diabotanus, ou l’Orviétan de Salins, poëme héroï-comique, traduit du languedocien[3]. Cette espèce de poëme en prose est divisé en cinq chants ; l’idée en est folle. Diabotanus, héros de ce roman, est, comme le porte son nom, un suppôt d’Esculape. Sa naissance est miraculeuse, son enfance annonce ce qu’il sera dans la suite : la fièvre, les maladies mortelles, les poisons seront sans force devant lui. En effet, à peine a-t-il atteint un âge raisonnable que la mort même lui devient soumise. Mais une furie échappée de l’enfer voit avec frémissement les succès du jeune Diabotanus. Elle va trouver l’Amour, et l’Amour sert sa vengeance. Le beau Diabotanus devient amoureux de la fille de l’apothicaire où il loge, appelée Ventousienne. Cette passion ralentit l’ardeur du travail de Diabotanus : il n’est plus occupé qu’à soupirer mollement dans les bras de sa maîtresse. Pendant ce temps-là toutes les maladies reprennent leurs forces, et le Tartare est rempli d’ombres gémissantes auxquelles l’indolence et l’inaction de Diabotanus ont laissé passer l’onde noire. Mais Minerve, protectrice de Diabotanus, le retire de sa léthargie et lui fait voir la lâcheté de sa conduite. Il se résout à quitter Ventousienne. Le moment du départ arrive ; l’infortunée Ventousienne ne peut voir sans douleur l’ingratitude de son amant ; elle met obstacle à son départ, mais en vain ; déjà il est éloigné d’elle et il arrive dans le sein de sa famille où il est reçu à bras ouverts. Là il s’occupe de nouveau de la connaissance des plantes, et Esculape lui fait présent d’un secret admirable. Mais lorsque Diabotanus veut le mettre en usage, il essuie tous les traits de l’envie et de la calomnie, Enfin, dans un songe, une divinité bienfaisante s’offre à ses regards et le comble de présents qui consistent en mortiers, en seringues, en canons, en fioles, etc., d’un métal précieux. Diabotanus se réveille et trouve tous ces vases, présage heureux de la victoire qu’il remporte sur ses ennemis. La seringue et le mortier sont gravés artistement et représentent les différentes aventures de Diabotanus, surtout celles qu’il a eues avec l’amoureuse Ventousienne. On voit cette amante aux pieds du charmant Diabotanus : il ne peut la regarder sans soupirer, mais Minerve arrête le trait de l’Amour. Enfin le mortier représente les travaux du grand Diabotanus et ceux de ses descendants. C’est ce divin mortier qui doit servir à broyer les drogues pour le secret dont Diabotanus est dépositaire. Déjà il retentit ; la santé et la vigueur régnent de toutes parts. Les vieillards reprennent la vigueur de la jeunesse et les maladies enchaînées n’infectent plus les airs, Alecton frémit de rage, mais elle est forcée de se replonger et de laisser Diabotanus jouir de sa réputation.

Ce livre est écrit passablement bien : il y a des aventures assez plaisantes. Les amours de Ventousienne et de Diabotanus sont originales, et le ridicule y est très-bien amené. Il y a du feu, de l’imagination, de la poésie même en certains endroits. Mais tout n’est pas égal, et il y a beaucoup de choses libres et basses.

L’Esprit des lois continue à être la matière de toutes les conversations. On trouve que le style de cet ouvrage est dur, négligé, obscur, qu’il y a peu de goût, point de méthode, nulle liaison, que ses raisonnements manquent quelquefois de logique, ses réflexions quelquefois de justesse, et que ses idées se contredisent assez souvent. Il se peut que ce livre soit mal fait. Cela n’empêche pas que ce ne soit l’ouvrage le plus profond, le plus hardi, le plus estimable qui ait paru depuis longtemps dans ce pays-ci. M. de Montesquieu était le seul homme en France qui fût capable de faire l’Esprit des lois.

  1. Voltaire, qui avait eu connaissance de ce portrait, était tenté de l’attribuer à l’abbé de La Marre. Voir sur ce personnage les Œuvres complètes de Diderot, édition Garnier frères, tome XIX, p. 43.
  2. Représenté le 4 février 1749. Paroles d’Autreau et de Ballot de Sauvot.
  3. Paris, 1749, in-12. Réimprimé sur le titre de la Thériacade, 1769, 2 vol. in-12. L’auteur, Claude-Marie Giraud, médecin, né à Long-le-Saulnier en 1711, est mort à Paris vers 1780.