Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/5

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 86-90).
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V

Les comédiens français ont donné trois nouvelles pièces ; en voici l’idée :

Numa Pompilius avait fait croire aux Romains qu’il était en commerce avec la nymphe Égérie, et que cette déesse lui dictait les lois qu’il publiait. M. de Saint-Foix, auteur de deux petites pièces qui ont réussi, l’Oracle et les Grâces, a voulu mettre ce trait d’histoire en action et en faire une comédie en un acte[1]. Le public s’imaginait que l’auteur, qui a assez d’invention, trouverait le secret d’égayer le sujet. Dans la première scène, Numa ordonne à un de ses confidents, qu’il a fait déguiser sous la forme de grand prêtre, de découvrir par le moyen de Camille, aimée de ce confident, si Égérie est bien persuadée de sa divinité et si elle n’a pas quelque passion dans le cœur. Égérie, cette prétendue déesse, avoue à Camille, sa confidente, qu’elle est lassée de sa divinité, dont elle doute beaucoup, et qu’elle n’est pas insensible aux hommages d’un berger aimable qui vient lui offrir régulièrement de l’encens et des fleurs. Ce berger paraît dans l’instant ; Camille exhorte la déesse à découvrir son amour. Elle répond qu’elle ne pourra jamais s’y résoudre. Camille résiste et soutient qu’une déesse, fût-elle plus belle que Vénus, est obligée de faire quelques avances, et qu’il suffit de mettre dans ses discours quelque dignité. Après ce conseil, Camille se retire. Égérie et le berger ont une conversation froide et languissante : Égérie craint d’en dire trop, et le berger de manquer de respect. Camille, qui est allée rendre compte à Numa de ce qui se passe, vient retrouver Égérie, qui se plaint de la froideur du berger. Camille l’engage à retourner dans son temple où le berger s’est allé prosterner. Numa arrive avec le faux prêtre, et il lui apprend, ainsi qu’à Camille, qu’Égérie est sa fille et non une déesse, et que le berger qu’elle aime est le fils de Rémus, qu’il va les unir, et déclare Tullus, c’est le nom de ce prince, son successeur à la couronne. Égérie revient avec Tullus, et la pièce finit par le double mariage de Tullus et d’Égérie, et du prétendu grand prêtre et de Camille. Cette pièce a deux défauts essentiels : de manquer d’action et de vraisemblance ; d’ailleurs le dialogue est si froid que le public lui a défendu de reparaître.

La seconde pièce est intitulée l’École amoureuse comédie en un acte et en vers[2]. C’est un tableau plein de délicatesse et dans le vrai goût de l’Albane. Julie, jeune, belle et riche, ne veut écouter aucun amant, ni même entendre parler d’amour. Pour vivre plus à son gré elle se retire à la campagne, où trois amies la vont visiter ; une des trois a un frère idolâtre de Julie. On imagine, pour égayer la belle solitaire, de prendre des habits d’homme et de lui parler conformément à ce déguisement. Lucile, pour placer là son frère, refuse cette partie et le fait accepter comme une amie à laquelle elle est extraordinairement attachée. Julie doit donner un prix à celle qui s’acquittera le mieux de son rôle et qui lui parlera d’amour le moins ennuyeusement.

Celle qui commence parle d’amour d’un ton précieux et avec une affectation qui révolte Julie. La seconde s’avance vers Julie d’un air vif et coquet, et parle le langage d’un petit-maître ; Julie sourit simplement et adresse poliment la parole à l’étrangère dont l’embarras est inexplicable. Julie la rassure. Alors cet amant déguisé s’exprime comme il pense ; il peint l’amour qu’il ressent avec toute la vivacité et toute la décence qui conviennent à un cœur véritablement touché. L’espérance, la crainte, le désir de plaire, l’animent tour à tour ; il prend successivement tous les tons du sentiment. Julie ne s’intéresse pas seulement à ses discours, elle lui répond avec feu, et convient qu’on ne peut parler de tendresse à la femme la plus indifférente sans lui causer d’émotion. L’intérêt redouble de part et d’autre ; Julie s’attendrit par degrés et donne le prix qui a été proposé à l’aimable étrangère. C’est là le moment de se déclarer. L’amant en profite et se jette aux genoux de Julie en lui demandant un plaisir plus flatteur. Julie, étonnée, accorde son cœur et sa main à celui qu’elle reconnaît pour son vainqueur. Cette pièce a été fort applaudie et a fait plaisir parce que tout se passe en action, et que le spectateur a sous les yeux un tableau fort bien dessiné ; l’ouvrage est faiblement écrit, mais la pièce a été parfaitement jouée.

La troisième est intitulée Aphos ; c’est une pièce allégorique en vers et en un acte, dont le but est de prouver qu’il n’y a pas de plaisir sans sentiment. Junon, détestant les désordres que les dieux commettent, dans le ciel, descend sur la terre pour chercher l’Amour qui tâche d’y réformer les abus qu’on fait de son pouvoir, surtout en France où les amants veulent triompher aussi rapidement que les guerriers. Junon et l’Amour commencent par se plaindre : la première, des débauches qui se commettent dans l’Olympe, et l’Amour, du mauvais exemple que les dieux donnent à la terre. Ils débitent l’un et l’autre plusieurs épigrammes très-saillantes et conformes au sujet ; ensuite Junon dit à l’Amour qu’elle a éloigné Hébé des dieux, qui auraient pu la séduire, et qu’elle lui a donné du goût pour le Sentiment, auquel elle la veut unir. L’Amour rit du projet de Junon, en disant que le Sentiment ne suffit pas à une déesse jeune et jolie, et qu’elle connaîtra le Plaisir avant le Sentiment. Hébé ne tarde pas à paraître et à se plaindre de l’ennui que lui cause le Sentiment, qui paraît et est congédié sous quelque prétexte. Dans cet intervalle le Plaisir parait. Hébé, sans le connaître, veut le fuir, mais un charme secret l’arrête et la rend attentive à ses discours. La conversation du Plaisir est vive et piquante, celle du Sentiment est froide et languissante. Comment Hébé ne préférerait-elle pas l’un à l’autre ? le Plaisir s’aperçoit de sa conquête et presse Hébé de répondre à sa passion ; elle lui avoue qu’elle ne le hait point ; cela ne suffit pas au Plaisir, qui veut absolument lui baiser la main ; c’est le fruit défendu. Hébé, après bien des façons, accorde enfin cette faveur tant désirée par le Plaisir, qui quitte sa conquête sur-le-champ et fort brusquement. Hébé se désole et se repent d’avoir quitté le Sentiment, qui paraît alors. Dès qu’elle l’aperçoit, elle tâche de se remettre de son trouble et reçoit avec plein de tendresse l’amant qu’elle doit épouser par ordre de Junon. Le Sentiment, lui expose la crainte qu’il a de son inconstance, et dit qu’il a vu en songe un rival odieux qui lui baisait la main. Hébé demeure interdite d’abord, puis elle querelle le Sentiment de donner dans ces visions. Le Sentiment tâche de se justifier et paraît plus tendre que jamais. Hébé en est touchée, et le Sentiment sort pour presser Junon de ne plus retarder son bonheur. Le Plaisir reparaît alors ; nouvel embarras pour Hébé qui lui fait les plus vifs reproches. Le Plaisir n’a jamais tort, et il rebaise la main d’Hébé. Le Sentiment, qui a obtenu de Junon ce qu’il souhaitait, revient avec cette déesse et avec l’Amour qui doit les unir. Le Plaisir est aux genoux d’Hébé, jouissant de toute sa main. Junon et le Sentiment sont pétrifiés, l’Amour se moque de la crédulité de Junon. Cependant il offre de raccommoder le Sentiment et Hébé. Alors Mercure descend du ciel et apporte les ordres du Destin, qui a décidé qu’Aphos, qui était avant la révolte des Titans tout à la fois le dieu du sentiment et du plaisir, et qui avait été divisé en deux par les géants rentrera dans ses droits, et qu’à l’avenir le Sentiment et le Plaisir ne feront qu’un. Junon et l’Amour disent qu’il faut se conformer à l’arrêt du Destin et marier Aphos avec Hébé, ce qui termine la pièce. Cette pièce a reçu des éloges infinis. Nous n’aimons pas cependant les pièces allégoriques, et encore moins les dieux sur le théâtre de la comédie ; on les renvoie à l’Opéra. Cependant l’élégance, l’esprit, le feu, et l’espèce de jouissance du Plaisir, qui triomphe d’hébé, ont aussi triomphé de notre répugnance pour ce genre. Bien des spectateurs préfèrent l’École amoureuse à Aphos, mais ce ne sont pas les plus éclairés. Le sujet de l’École amoureuse est naturel et théâtral, le sujet d’Aphos est métaphysique et demande beaucoup d’attention ; il y a des gens que cette attention fatigue. Si l’École amoureuse a plus de succès aux représentations, ce qui n’est pas encore décidé, il est toujours certain que la lecture d’Aphos fera plus de plaisir.

  1. Imprimée dans les Œuvres de théâtre de l’auteur (Paris 1772, 4 vol. in-12), sous le titre de Égérie.
  2. Imprimée sous le titre de Julie, ou l’Heureuse Épreuve.