Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Juin

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JUIN
1er juin 1768.

La Gageure imprévue, petite pièce en prose et en un acte, par M. Sedaine, avait été lue et reçue à la Comédie-Française il y a plus de deux ans ; après bien des retards occasionnés par la négligence et même par la mauvaise volonté des Comédiens, on en a donné la première représentation à l’improviste, le 27 du mois dernier, un vendredi, jour de réprobation pour la Comédie-Française, et où l’on ne peut aller décemment à aucun autre spectacle qu’à l’Opéra.

Cette petite pièce est un chef-d’œuvre de finesse et de plaisanterie. Rien de plus comique que la situation réciproque de tous ses personnages. Mme de Clinville, fine comme l’ambre, est, depuis le commencement jusqu’à la fin, le jouet de M. d’Étieulette, qu’elle n’a pourtant fait venir que pour le persifler M. Sedaine a jugé à propos d’adopter ce terme. Quant à M. de Clinville, qui se croit un aigle, il n’est pas un instant au fait des choses. Il y a dans presque toutes les situations et dans les scènes qui en résultent cette force comique qui fait l’essence et le prix de la comédie, et dont on peut dire qu’aucun de nos auteurs vivants ne se doute.

Rien de plus original que cette pièce, soit dans le fond, soit dans la manière dont elle est traitée. Personne n’entend, comme M. Sedaine, l’art de manier un sujet. Tout chez lui est prévu, préparé, combiné, profondément raisonné. L’idée et le fond de la Gageure sont tirés de la Précaution inutile, qui fait la première des Nouvelles tragi-comiques de Scarron ; lorsque la comédie sera imprimée, vous aurez un singulier plaisir à la comparer avec la Nouvelle dont elle est tirée, et à balancer le mérite des deux auteurs. Scarron a traité un sujet espagnol ; Sedaine en a fait un sujet français du meilleur ton, de la plus grande vérité et du meilleur goût. Personne ne dessine un caractère avec plus de vérité, de sûreté et de fermeté que lui ; tous ses personnages, depuis le premier jusqu’au dernier, ont une physionomie qu’on ne peut plus ni oublier ni confondre. Il a un art particulier de faire connaître ses personnages, sans avoir recours à ces fades et plates tirades qu’on place ordinairement au commencement d’une pièce, contre toute vraisemblance, pour l’instruction du spectateur. Voyez avec quel naturel il fait faire le portrait de Mme de Clinville par sa femme de chambre, pendant qu’elle dîne avec son inconnu. Voyez encore avec quel naturel M. d’Étieulette fait le portrait de M. de Clinville, à sa prétendue comtesse de Brunck, pour lui prouver qu’il le connaît. Le poëte veut-il nous faire sentir que M. et Mme de Clinville, quoique sans passion et peut-être sans un grand fond d’estime, vivent très-bien ensemble ? Lorsque Mme de Clinville consent au pari, elle ajoute : « Aussi bien depuis quelque temps ai-je besoin de vingt louis. — Que ne vous adressez-vous à vos amis ? lui dit son mari. Ah, monsieur, lui répond Mme de Clinville, je les réserve pour des occasions plus essentielles. » Partout on reconnaît la touche savante et spirituelle de l’auteur du Philosophe sans le savoir.

Cet auteur ne néglige jamais les mœurs ni le but moral dans ses pièces. Quoique celle-ci paraisse au premier coup d’œil plus amusante qu’instructive, elle prouve d’abord, ainsi que le conte dont elle est empruntée, qu’une femme peut très-bien être spirituelle et honnête à la fois ; elle montre encore les avantages et les dangers de la finesse. Elle peint avec une justesse et un piquant peu communs les mœurs des gens du monde, sans passion, sans autre occupation que celle de s’amuser, et d’autant plus difficiles à peindre d’une manière intéressante qu’elles sont en elles-mêmes sans couleur et assez insipides. M. d’Étieulette est un personnage du meilleur goût, qui a un grand usage du monde, qui, sans passion et sans intérêt, plaît et attache depuis le commencement de la pièce jusqu’à la fin. On lui voit la croix de Saint-Louis à la boutonnière, quoique le poëte ne l’y ait pas attachée en termes exprès, et quoique notre petite police ne permette pas à nos acteurs de pousser la vérité jusqu’à imiter le ruban de notre ordre militaire, dans le temps qu’elle permet au comte d’Essex de paraître sur la scène avec l’ordre de la Jarretière. L’auteur ne néglige pas la peinture des mœurs dans ses personnages subalternes ; les mœurs de ses valets donnent une idée très-juste de la corruption de cette classe d’hommes, corruption qui n’est qu’une suite de la dépravation des maîtres.

Voilà donc encore une pièce de M. Sedaine, d’un caractère tout à fait neuf. On dirait que cet auteur a pris à tâche de ne jamais se ressembler. Voyez quelle différence entre le Jardinier et son seigneur, entre Rose et Colas, entre le Philosophe sans le savoir, et enfin cette Gageure. Le seul défaut qu’on puisse reprocher à celle-ci, ou plutôt la seule chose qu’on y désire, c’est que le poëte eût pu trouver un moyen de nouer plus fortement l’intrigue de la petite fille à l’intrigue principale. Il aurait fallu pour cela trouver une raison pour obliger M. de Clinville de cacher soigneusement à sa femme la présence de sa jeune nièce. L’embarras de M. de Clinville lorsque sa femme l’aurait mis sur la sellette à ce sujet, le parti qu’elle aurait pu tirer de cet embarras, ou bien la jalousie qu’il aurait pu lui faire naître à elle-même, auraient été autant de sources abondantes d’un comique aussi piquant qu’agréable.

La Gageure imprévue a été très-bien reçue, quoique le parterre n’y ait rien compris. La touche de M. Sedaine est trop fine pour lui, et il faut qu’il y revienne plus d’une fois pour la sentir. Si ce poëte était un peu encouragé, ou plutôt s’il n’était pas découragé par le défaut de protection, par les mauvais procédés des Comédiens, ou bien si, malgré tout cela, il continue de travailler pour le théâtre, il en deviendra le maître : car c’est le seul de nos poëtes dramatiques qui ait du génie, et il faut bien que l’homme de génie éclipse à la longue les polissons. Sedaine est honnête, pauvre, d’un esprit délié et cependant simple, d’un flegme peu commun en France. Une forte dose de philosophie naturelle lui fait aisément prendre son parti sur le peu d’encouragement qu’il reçoit, je ne dis pas de la part du public, qui malheureusement ne peut récompenser que par des applaudissements ; mais qui sait ce que pourraient sur une âme de la trempe de celle de Sedaine la protection et les regards d’un roi ? Puisque son génie l’a forcé de laisser là sa profession de maître maçon pour prendre celle de poëte, il me semble qu’on pourrait tout attendre de lui. Si Molière avait été traité comme Sedaine, peut-être n’aurait-il jamais fait aucun de ses chefs-d’œuvre.

Si les Comédiens veulent un peu ménager la Gageure imprévue, ne point l’abandonner à la populace, et laisser aux gens de bonne compagnie le temps de régler leur jugement, je crois que cette pièce aura beaucoup de succès, et qu’elle pourra même rester au théâtre ; mais comme elle ne ressemble à aucune des petites pièces qu’on joue là, comme il n’y a point d’amourette, comme on ne sait à quel modèle la comparer, le commun du public n’a su qu’en faire. Notre petit goût factice ne rapporte pas les ouvrages de l’art à la nature, mais à d’autres ouvrages de l’art qu’il connaît et sur le patron desquels il se permet de juger de tout. La Gageure imprévue a été du reste assez bien jouée. Préville a joué très-plaisamment le rôle de M. de Clinville ; il a quitté celui de Stuckely dans la tragédie de Béverley, et l’a abandonné au camarade Dauberval, qui ne le joue pas plus mal que lui, et qui est tout aussi bien hué. Je crois que Préville n’a pas été fâché de se remettre, par un bon rôle, en possession des applaudissements auxquels il est accoutumé. Sa femme a joué le rôle de Mme de Clinville ; elle l’a un peu chargé ; mais quand on est naturellement insipide, quand on n’a pas la grâce qu’il faut pour jouer un rôle plein de finesse, d’agrément et de légèreté, il faut bien mettre la charge à la place ; Mlle Dangeville aurait été délicieuse dans ce rôle ; et Grandval, tel que nous l’avons vu il y a quinze ou dix-huit ans, aurait été charmant dans le rôle de M. d’Étieulette. L’auteur a trouvé Molé un peu trop jeune pour le jouer, et, en effet, il demande quelque chose de posé que Molé n’a peut-être pas ; mais il ne demandait pas certainement d’être alourdi de toute la pesanteur du jeu du maussade Bellecour. Quand on voit quels pauvres acteurs nous avons, on doit s’étonner qu’une nouvelle pièce puisse réussir.

M. Targe s’est occupé pendant plusieurs années à traduire l’Histoire d’Angleterre, par Smolett ; ouvrage qui a eu une vogue passagère à Londres, mais qui n’est estimé de personne. Ce M. Smolett est un de ces écrivains méprisables qui n’ont de ressources que dans la satire pour se faire lire ; son Histoire est remplie d’allusions satiriques aux événements et aux personnages de son temps. C’est une manière bien détestable d’écrire l’histoire ; mais, en Angleterre, elle est bonne pour avoir de l’argent, et il paraît que c’est tout ce qu’il faut à M. Smolett. En France, le mérite même des allusions satiriques étant perdu, son ouvrage n’a fait aucune espèce de sensation. M. Targe, peu content d’avoir été son traducteur, a voulu devenir auteur et continuateur de M. Smolett. Il vient de publier, en cinq volumes in-12, une Histoire d’Angleterre, depuis le traité d’Aix-la-Chapelle, en 1748, jusqu’au traité de Paris, en 1763, pour servir de continuation aux Histoires de MM.. Hume et Smolett. Cet ouvrage est resté aussi obscur en France que la traduction de l’Histoire de Smolett.

— Il existe en France un M. Turpin qui n’a rien de commun avec ce comte de Turpin, alternativement hussard et novice à la Trappe, puis gendre du feu maréchal de Lowendal, et auteur d’un Traité (in-4°) sur l’art de la guerre. L’autre M. Turpin dont je vais parler ici est un homme obscur qui s’est fait continuateur des Vies des hommes illustres de la France[1], par feu l’abbé Pérau. On peut faire infiniment mieux que ce Pérau, et être encore un pauvre homme. M. Turpin a fait l’année dernière la Vie du Grand Condé, à l’insu de tout le public[2]. M. Desormeaux, qui a entrepris et achevé l’histoire du même héros, n’a pas fait sensation à Paris ; cependant il s’en faut bien que M. Desormeaux soit un écrivain sans mérite. M. Turpin a continué cette année ses Hommes illustres, par l’histoire de deux maréchaux de France du nom de Choiseul. Il a dédié cette histoire à M. le duc de Choiseul-Praslin, à qui il conseille de se déguiser et d’aller dans les cafés et autres lieux publics, à l’exemple d’un calife de Bagdad, afin d’entendre tout le bien qu’on pense et qu’on dit de lui. Un des maréchaux de Choiseul, dont M. Turpin a écrit la vie, s’appelait Claude. Le Plutarque Turpin a désespéré d’en faire un héros sous ce nom ; il a pris le parti de le débaptiser et de changer Claude de Choiseul en César de Choiseul. Il n’en faut pas davantage pour être sûr que M. Turpin était digne d’être filleul de Claude, et qu’il ne ressemblera jamais à César par ses commentaires historiques.

— On craignait que la cérémonie qui s’est passée le jour de Pâques au château de Ferney, et qui a fait un si mauvais effet à Paris, ne fût suivie d’un long sommeil ; mais nous sommes rassurés. Brutus ne dort point, il vivra et mourra les armes à la main ; il paraît même que la passion du travail s’est accrue chez lui à un tel point que tout ce qui l’en distrait lui est à charge. Le premier fruit que nous recueillons de cette heureuse passion, depuis la fameuse cérémonie, est un petit écrit intitulé Conseils raisonnables à M. l’abbé Bergier, principal du collège de Besançon, sur la défense du christianisme, par une société de bacheliers en théologie. Cet écrit est en effet signé par quatre soi-disant bacheliers ; mais on y reconnaît à chaque ligne la touche du grand, de l’immortel docteur de Ferney. C’est un morceau plein de solidité, de sagesse, d’éloquence, et d’une éloquence pathétique et touchante. Je n’en ai entendu faire qu’une lecture très-rapide, mais il m’a paru qu’il y avait quelques traits vraiment sublimes. L’auteur y plaide avec une âme attendrie, mais pleine de force, la cause de l’humanité contre la dureté théologique, qui a souillé l’histoire de la religion chrétienne de tant de monuments de barbarie et de cruauté. Il est impossible que cette réclamation continuelle de l’avocat du genre humain ne l’emporte, du moins auprès de la génération suivante, sur les cris d’un clergé superstitieux et fanatique ; tous les esprits justes, tous les cœurs sensibles et honnêtes la souscrivent et l’appuient dès à présent. L’abbé Bergier s’est distingué depuis quelques années par ses écrits pour la défense du christianisme contre plusieurs ouvrages célèbres. Ces écrits ne lui ont pas donné un grand relief à Paris, mais ils ont eu et ont encore beaucoup de vogue dans les séminaires et dans les couvents. Son Déisme réfuté par lui-même, opposé au Vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau, est à sa cinquième édition. Sa Certitude des preuves du christianisme, opposée à l’Examen des apologistes de la religion chrétienne attribué à Fréret, en est à sa troisième. Il vient de mettre sous presse une réfutation du Christianisme dévoilé et de l’Examen important de milord Bolingbroke, et il est venu à Paris en personne recueillir un peu les fruits de ses batailleries. C’est un bon prêtre assez plat, qui a fait de bonnes études ; d’ailleurs un peu bête et semi-fripon. Ce qui m’en a déplu, c’est qu’il ait recherché ici la société des philosophes, qu’il les ait accablés de marques d’estime, tandis qu’il les traite dans ses réfutations à peu près comme des gens de sac et de corde, et qu’il ait entrepris de se lier dans des maisons où, à moins de jouer le rôle d’espion, les gens de sa robe et de son parti lui auraient su bien mauvais gré de se trouver. Il a donné l’hiver dernier son meilleur ouvrage et celui qui a eu le moins de succès. C’est une traduction de la Théogonie d’Hésiode, avec des dissertations relatives à cet objet, sous le titre de l’Origine des dieux du paganisme, et le sens des fables découvert par une explication suivie des poésies d’Hésiode. L’objet de son ouvrage est de prouver, contre le système de l’abbé Banier, que les dieux du paganisme n’étaient point des personnages historiques. Si l’abondance des matières me le permet, je reviendrai à ce livre, qui est partagé en deux tomes et en quatre parties. Il n’y a rien de nouveau dans les idées mythologiques de M. l’abbé Bergier, rien qui n’ait été dit par plusieurs savants de France, d’Angleterre et d’Allemagne ; mais si l’auteur n’écrivait pas platement, s’il avait de l’imagination et du style, il en aurait fait un ouvrage très-intéressant. Comme défenseur de la religion chrétienne, l’abbé Bergier est sans doute très-supérieur à ses confrères qui ont combattu pour la même cause ; mais quand on lit avec un peu de réflexion les Conseils raisonnables par la société des bacheliers en théologie, on ne peut se dissimuler que les faits d’armes du champion Bergier sont au fond pitoyables, et que ses doctes écrits sont un tissu de pauvretés cousues avec une mauvaise foi choquante pour tout ce qui ne croit pas qu’on doive sacrifier la vérité à l’espérance d’obtenir quelque bénéfice. Faisons des vœux pour l’auteur des Conseils raisonnables et pour qu’il nous donne souvent de semblables écrits ; c’est un des meilleurs qui soient sortis depuis longtemps de cette manufacture si abondante en productions excellentes. Je n’aime cependant pas le premier conseil. L’auteur reproche au champion Bergier d’avoir traité Marie de Médicis comme complice de l’assassinat de Henri IV ; et il le lui reproche comme je ne peux souffrir qu’on reproche, en lui faisant un crime d’accuser l’aïeule du roi d’une action si horrible. Messieurs les bacheliers, cette tournure n’est pas digne de vous ; il faut la laisser aux Cogés et aux cuistres dont vous l’avez prise. Quand on lit avec attention l’histoire de ce siècle abominable, où le meilleur des rois fut assassiné au milieu d’un peuple qui n’en était pas digne, on ne peut s’empêcher, malgré qu’on en ait, de soupçonner la reine. Si on lui fait tort, elle a du moins fait tout ce qu’il fallait pour s’attirer ce soupçon, et sous aucun point de vue il ne saurait être regardé comme un crime. Mais quand la reine serait évidemment coupable, il ne s’ensuivrait pas, comme le prétend l’abbé Bergier, que le meurtre de Henri IV ne fût pas l’ouvrage de la fureur du fanatisme qui dominait les esprits dans ces temps funestes. Quelle puissance infernale aurait osé plonger le fer dans le sein du grand et bon Henri, si le fanatisme le plus aveugle n’avait conduit son bras ? Il ne faut pas qu’un historien accrédite légèrement et sur des bruits vagues des crimes cachés, mais il ne faut pas non plus se refuser à l’évidence qu’un concours de circonstances rend souvent irrésistible, et j’observe à MM. les bacheliers que la qualité d’aïeule de la maison de France d’aujourd’hui ne disculpe Marie de Médicis en rien ni de ce soupçon, ni des malheurs sans nombre dont la mort du roi son époux, et sa régence, furent l’époque, et dont elle fut, elle seule, la cause immédiate.

Il nous est venu, cet ordinaire, de la manufacture de Ferney, un écrit de quarante pages in-8°, intitulé la Profession de foi des théistes, par le comte Da… au R. D., traduit de l’allemand. Quand je dis qu’il nous est venu, cela veut dire que deux ou trois exemplaires de cet écrit ont échappé à la vigilance de la police, et circulent dans Paris de mains en mains ; mais on ne peut les avoir pour de l’argent, ou quand on les vend sous le manteau, on se fait payer le risque auquel on s’expose par cette espèce de contrebande qui est poursuivie avec la plus grande sévérité : de sorte que les amateurs payent un, deux et plusieurs louis, ce qui peut valoir vingt-quatre sous ou un écu. La Profession de foi des théistes est adressée au roi de Prusse. Outre le préambule, elle est partagée en dix petits chapitres dont voici les inscriptions : 1. Que Dieu est le père de tous les hommes ; 2. Des superstitions ; 3. Des sacrifices de sang humain ; 4. Des persécutions chrétiennes ; 5. Des mœurs ; 6. De la doctrine des théistes ; 7. Que toutes les religions doivent respecter le théisme ; 8. Bénédictions sur la tolérance ; 9. Que toute religion rend témoignage au théisme ; 10. Remontrance à toutes les religions. Il n’y a rien de nouveau dans la Profession de foi des théistes, rien qui n’ait été fabriqué et refabriqué bien souvent dans cette manufacture ; mais c’est une des maximes fondamentales établies par le chef de cette manufacture, que les hommes sont de dure conception, et que la vérité ne peut se nicher dans leur cerveau qu’à force de se présenter la même sous des formes et des tournures diverses. Il s’en faut bien que cette Profession de foi vaille les Conseils raisonnables adressés à M. Bergier. L’auteur de la Profession en a cité le plus beau morceau, et l’a inséré tout au long. Ce morceau, c’est le chapitre des Martyrs, tiré des Conseils raisonnables ; il est très-supérieur au reste de la Profession : c’est un chef-d’œuvre de l’éloquence la plus pathétique ; on ne peut le lire sans être touché aux larmes.

— Il vient d’arriver de cette manufacture intarissable un écrit de quarante-deux pages in-8° intitulé Épître aux Romains par le comte Passeran : traduite de l’italien. Ce n’est point, comme vous voyez, l’épître de saint Paul du Nouveau Testament, mais une épître qui entrera dans le nouveau canon qui se prépare, et où le comte Passeran, le comte Da….., le comte de Boulainvilliers, et plusieurs autres comtes de cette espèce, tiendront la place de l’apôtre saint Paul, qui n’était pas comte, et à qui le comte Passeran dispute en passant son titre de citoyen romain. Cette épître est adressée aux Romains modernes, à qui l’auteur inspiré rappelle leur grandeur passée pour les faire rougir de ramper sous la domination triste et dure d’un vieux prêtre appelé pape. Malgré la répétition des mêmes raisonnements, cette épître est pleine de traits qui caractérisent cette manufacture immortelle où l’on possède encore l’art de redire les mêmes choses pour la vingtième ou la centième fois, toujours d’une manière intéressante et nouvelle. L’auteur se moque par exemple, pour la cinquantième fois, de l’équivoque sur laquelle l’Église romaine a voulu fonder son autorité et ses usurpations, en conséquence du jeu de mots : Tu es Pierre, et sur cette pierre je fonderai mon Église. Si Simon Barjone, ajoute-t-il, s’était appelé Potiron, son maître lui aurait donc dit : Tu es Potiron, et sur ce potiron j’établirai la fourmilière de mon jardin. Cette nouvelle épître aux Romains est partagée en neuf articles qu’il fallait appeler chapitres, pour observer le costume. Le huitième article contient les neuf impostures principales au moyen desquelles le pape est devenu enfin souverain de Rome et des descendants des Marcellus, des Paul-Émile et des Scipions. Ma foi, il faut pardonner aux prêtres et à leurs ayants cause d’être furieux contre M. le comte Passeran et ses souffleurs, car si cela dure encore quelque temps, il est aisé de prévoir ce que deviendront non la vigne, mais les vignerons du Seigneur.

— Un Français expatrié et retiré en Hollande, M. de Sérionne, a donné il y a quelques années un ouvrage sur les Intérêts des nations de l’Europe relativement au commerce[3]. Il vient de nous envoyer une nouvelle production de sa plume, intitulée le Commerce de la Hollande, ou Tableau du commerce des Hollandais dans les quatre parties du monde. Trois volumes in-12. Cet ouvrage contient des observations sur le progrès et les décroissements du commerce des Hollandais, sur les moyens de l’améliorer, sur leurs compagnies des Indes orientales et occidentales, sur leurs colonies, sur leurs lois et usages mercantiles, sur le luxe, l’agriculture, l’impôt, etc., etc., M. de Sérionne n’est pas un aigle ; mais c’est un homme qui a du sens et des connaissances, et ses ouvrages sont du nombre de ces livres médiocres qu’on peut lire avec fruit.

Des Causes du bonheur public. Ouvrage dédié à M. le Dauphin, par M. l’abbé Gros de Besplas, de la maison et société de Sorbonne, prédicateur du roi, vicaire général. Je vous assure que M. l’abbé Gros de Besplas, qui est tout cela, ne se doute ni de ce que c’est que le bonheur public ni des causes qui l’opèrent, quoiqu’il en ait barbouillé un gros volume de six cents pages in-8°.

— Ne lisez pas la suite de De tout un peu, ou les Amusements de la campagne, dont l’auteur obscur[4] vient de donner un second volume et en promet encore plusieurs autres. Ce sont des rapsodies en vers et en prose qui sont détestables.

— Ne lisez pas non plus la continuation des Mémoires de M. Sidney Bidulphe, par l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire de la vertu[5]. Deux volumes in-12. Car s’il vous souvient des premiers volumes de ce roman traduit de l’anglais, vous vous rappellerez qu’il n’y a ni naturel ni agrément, et un roman sans naturel et sans agrément est une mauvaise chose.


15 juin 1768.

Il nous est arrivé, cet ordinaire… De la manufacture de Ferney, n’est-il pas vrai ? Vous l’avez dit ; et l’on peut hardiment, à chaque ordinaire, commencer un article par cette formule, bien sûr qu’on aura, pour achever les phrases, le titre de quelque feuille ou de quelque brochure à annoncer. C’est bien dommage que ces feuilles, qui se succèdent avec tant de rapidité, restent d’une rareté si excessive à Paris. À peine trouve-t-on le moyen de satisfaire sa curiosité par une lecture rapide, et leur multiplicité fait qu’on a tant de lièvres à courir à la fois qu’on n’en attrape aucun. Il faut espérer que toutes ces feuilles seront réunies avec soin par M. Cramer pour former des volumes de mélanges, et que nous n’en perdrons aucune, malgré l’impossibilité où nous sommes de nous les procurer à présent. L’écrit qui nous est venu cet ordinaire a quarante-huit pages d’impression. Il est intitulé les Droits des hommes et les Usurpations des autres. Le titre de cet écrit porte qu’il est traduit de l’italien et imprimé à Amsterdam. On peut le regarder comme une suite de l’Épître aux Romains dont j’ai eu l’honneur de vous rendre compte. En rapportant l’inscription des différents articles traités sommairement dans cette succincte diatribe, je vous aurai fait concevoir toute l’étendue des obligations de la cour de Rome envers le savant auteur. Premier article : Un prêtre de Christ doit-il être souverain ? Vous croyez bien que l’auteur pense que rien n’est plus absurde, plus contraire à la raison, à la politique, au bon ordre. Il n’emploie pourtant que l’esprit des évangiles et l’histoire pour tomber dans cette affreuse hérésie. Second article : De Naples. L’auteur prouve que la prétendue suzeraineté du pape sur le royaume de Naples est une usurpation contraire à toutes les anciennes lois féodales, contraire à la religion chrétienne, à l’indépendance des souverains, au bon sens et à la loi naturelle ; et quoique cet abus dure depuis sept ans, il n’en soutient pas moins qu’il faut l’abolir. Article troisième : De la monarchie de Sicile. L’auteur prouve que ce qu’on appelle la prérogative de la monarchie de Sicile, accordée par le pape Urbain II au roi Roger, n’est qu’un droit essentiellement attaché à toutes les puissances chrétiennes, et pour l’exercice duquel on n’a pas besoin d’un privilège de la cour de Rome. Il nous donne d’ailleurs un précis fort piquant des trames pontificales dans cette île. Article quatrième : De Ferrare. La réunion de Ferrare à l’État ecclésiastique est une des plus insignes usurpations des papes dont l’auteur rapporte ici les principales circonstances. Suivant ses conclusions, le duc de Modène ne peut se dispenser de reprendre Ferrare et d’en chasser le vice-légat pontifical. Dans l’article suivant, l’usurpation de Castro et Ronciglione sur la maison de Parme est rapportée avec une extrême gaieté. Les deux derniers articles rapportent les acquisitions de Jules II et d’Alexandre VI d’une manière également piquante, et la conclusion, c’est qu’il faut les rendre. Si Dieu nous conserve notre très-saint père Clément XIII encore quelques lustres, il y aura beaucoup d’esturgeons de mangés et quelques restitutions peut-être de faites. Il faut toujours observer l’esprit des différents siècles. Il y a deux cents ans que la cour de Rome cherchait à faire assassiner le célèbre Fra-Paolo ; elle n’envoie pas aujourd’hui des assassins à Ferney, premièrement parce que le patriarche est en deçà des Alpes et qu’il n’écrit pas en italien ; en second lieu, parce que tout le monde est aujourd’hui dans le secret, et qu’on ne peut pas exterminer tout le monde.

— On accuse la manufacture de Ferney d’une autre production qui porte le titre suivant : Examen de la nouvelle histoire de Henri IV, de M. de Bury, par M. le marquis de B., lu dans une séance d’académie, auquel on a joint une pièce analogue ; Genève, chez Claude Philibert. Cet écrit a cent pages in-octavo. S’il est du chef de la manufacture, il faut convenir qu’il n’a jamais déguisé son style et sa manière avec plus d’adresse[6]. Vous y remarquerez des tournures qui ne sont point du tout les siennes ; il y a même des idées qui sont opposées à d’autres idées qu’on lui connaît. Mais tout cela pourrait bien n’être que l’effet d’une extrême adresse : car si cet écrit n’était pas de lui, il resterait toujours la difficulté de savoir de qui il peut être, parce qu’il est rempli de traits excellents qui ne peuvent guère venir d’ailleurs. Pourquoi donc ce chef, dont les ouvrages ont pour l’ordinaire une empreinte si brillante et si aisée à reconnaître, a-t-il pris tant de soins à nous la dérober dans cette occasion, jusqu’à renoncer à son orthographe ? En voici la raison. M. de Bury est un petit polisson qui ne mérite aucune attention : il était digne d’écrire l’histoire de Henri IV, à peu près comme Duclos était digne de succéder à M. de Voltaire dans la place d’historiographe de France, ou comme M. de La Rivière et son docteur Quesnay sont faits pour figurer à côté de Montesquieu. Aussi l’auteur de l’Examen se soucie-t-il très-peu de relever les impertinences de Bury, mais il voulait se servir de cette occasion pour toucher à plusieurs points excessivement délicats, et c’est pour cela qu’il s’est masqué jusqu’aux dents. On lit dans les premières pages un portrait du petit-fils de Schabas, possesseur du trône de Perse, qui est d’une hardiesse incroyable. L’auteur s’élève dès le commencement, avec beaucoup de force, contre la lâcheté des historiens modernes. Il cite un trait de l’Histoire de Louis XI, par Duclos, pour exemple ; il n’oublie pas non plus de dire à M. Thomas son fait sur son Éloge du Dauphin dernier. Il juge dans un autre sens l’Abrégé chronologique du président Hénault avec la dernière rigueur, et le met en miettes. On a beaucoup blâmé ce dernier procédé. On a trouvé cruel de briser à ce pauvre président sa couronne d’osier, lorsqu’il ne lui restait plus qu’un moment pour la porter ; et il aurait sans doute mieux valu le laisser mourir en paix que d’empoisonner ses derniers instants, par une critique impitoyable de son Abrégé. D’ailleurs, la main d’où partent ces coups doit les lui rendre encore plus sensibles. L’Abrégé du président doit une grande partie de son existence aux éloges qu’il a reçus de M. de Voltaire ; si c’est lui qui le déprime ici, c’est un coup mortel porté par une main amie. Mais qu’est-ce que font toutes ces considérations personnelles dans l’immensité du temps qui nous engloutit ? Tout se réduit à savoir si la critique qu’on fait ici de l’Abrégé est juste et fondée. Si les éloges que cet ouvrage a reçus ont été outrés, quel mal y a-t-il de les réduire à leur juste mesure ? Cela peut fâcher les amis du président et les affliger même avec raison ; mais cela doit être indifférent au public, qui n’a d’autre intérêt que d’empêcher que ni l’éloge ni la critique d’un ouvrage ne soit outré, ni d’autre rôle que de mépriser les éloges exagérés et de détester une critique injuste et amère. Or pour savoir si l’Abrégé du président Hénault n’a pas été loué outre mesure quand on l’a compté parmi les ouvrages qui doivent faire époque dans l’histoire de l’esprit humain, il faut supposer qu’il ait été fait par un pauvre diable de littérateur dans un grenier du faubourg Saint-Marceau, et se demander de bonne foi s’il aurait reçu le même accueil.

Il me reste, en ma qualité d’avocat pour et contre, à rapporter ici les raisons qui peuvent faire douter que cette brochure sorte de l’atelier de Ferney, ou du moins les précautions que l’auteur a prises pour nous donner le change. Je ne regarde pas comme telles le reproche que l’auteur fait quelque part à M. de Voltaire d’avoir écrit l’histoire trop en poëte. C’est un artifice connu de s’égratigner pour avoir droit de se ranger du côté de ceux qu’on a blessés à mort ; mais voici quelques considérations qui peuvent réellement donner le change.

L’auteur de l’Examen a fait imprimer à la suite de sa brochure une feuille de M. de Voltaire connue depuis deux ans, et intitulée le Président de Thou justifié contre les calomnies de M. de Bury. Dans cette feuille, M. de Voltaire reproche à Bury d’avoir voulu noircir sans preuves la mémoire de la reine Marie de Médicis ; il a depuis fait le même reproche à l’abbé Bergier dans les Conseils raisonnables. L’auteur de l’Examen, au contraire, attaque avec beaucoup de force la mémoire de cette princesse, trop suspecte dans le fond pour être aisément justifiée. Mais cette diversité de sentiment pourrait encore être un tour d’adresse.

On sait qu’en général le patriarche de Ferney n’est rien moins que favorable aux prétentions parlementaires ; et l’auteur de l’Examen rapporte un passage de l’Instruction des députés des États de Blois de 1577, où il est dit que les cours des parlements sont des états généraux au petit pied. L’auteur observe avec raison qu’il est bien singulier que les parlements ne se soient jamais fait un titre et une loi fondamentale de ce passage.

L’auteur de l’Examen reproche à Bury d’avoir dit, en parlant de Henri IV et du duc de Parme, ces deux princes ; il ajoute que c’est comme si l’on disait ces deux princes, en parlant de Louis XV et de M. le prince de Beauvau. Le reproche de manque de bienséance fait à Bury est fondé, mais l’application de l’exemple n’est pas juste ; il y a de la différence entre un duc de Parme, qui est réellement prince, et un homme de qualité qui n’en a que le titre ; M. de Voltaire sait cela aussi bien qu’un autre. Ceci n’est qu’une minutie, mais cette minutie est peut-être une des raisons les plus fortes pour faire douter que cette brochure vienne de Ferney.

L’auteur de l’Examen finit sa brochure en proposant, pour le progrès de l’histoire, l’établissement d’une société, sous le titre d’Académie d’histoire de la patrie. Voilà encore une pédanterie qui ne ressemble guère à M. de Voltaire. Une académie royale d’histoire de la patrie servirait tout juste autant au progrès de l’histoire que nos sociétés royales d’agriculture à l’abondance et à l’augmentation des récoltes. Toutes ces sociétés et ces académies, multipliées à l’excès par toute l’Europe, ne sont bonnes qu’à amuser des enfants à qui leur oisiveté est à charge.

Bury n’ayant rien à nous apprendre sur l’éducation de son prince, nous apprend qu’il n’y avait pas alors beaucoup de bons livres. L’auteur de l’Examen relève cette impertinence comme il convient. Et toute l’antiquité grecque et romaine, donc ! Bury croit, parce qu’il n’est pas en état d’en profiter, que c’est un trésor perdu pour tout le monde. « En ce temps-là, dit l’auteur de l’Examen, les âmes se nourrissaient des chefs-d’œuvre que nous osons mépriser aujourd’hui. Aussi ce siècle fut-il celui des grands talents réunis aux grandes vertus. » À parler plus exactement, les chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque et romaine occupaient bien en ce temps les gens de lettres, dont les successeurs osent les négliger aujourd’hui ; mais ils n’étaient guère connus des gens du monde, qui étaient aussi ignorants que barbares. Ce fut le siècle des grands talents, parce que les dissensions civiles en font toujours éclore ; mais ces grands talents n’étaient certainement pas réunis aux grandes vertus. Il y eut sans doute des hommes vertueux, parce que dans la plus forte contagion de la maladie pestilentielle, il y a toujours quelques hommes qui lui échappent ; mais les mœurs publiques étaient en général atroces et effroyables. Le fanatisme et la superstition avaient répandu leurs fureurs sur une grande partie de l’Europe, l’énergie des âmes n’était que férocité, et la religion ne servait tour à tour qu’à autoriser et expier des crimes. M. de Voltaire sait encore cela aussi bien que nous. Si l’auteur de l’Examen paraît d’un sentiment contraire, c’est que l’Examen ne vient point de Ferney, ou que l’auteur a encore ici voulu donner le change.

Il faut, en finissant, relever un endroit remarquable de cette brochure. L’auteur parle de l’aversion de Henri IV pour la lecture. Il renvoie sur cela aux Mémoires de Duplessis-Mornay, « qui, dit-il, le lui reproche en termes exprès dans une lettre d’avis où l’on trouve un trait singulier, et si singulier, que c’est beaucoup de l’indiquer aux curieux ». Ce passage mérite de l’attention, et le premier moment que j’aurai à moi, j’irai feuilleter les Mémoires de Duplessis-Mornay pour découvrir un trait assez singulier pour que notre auteur, qui ose beaucoup, n’ait pas osé le rapporter[7].

— Tout le monde a lu dans les gazettes la nouvelle expérience de physique qu’on a faite depuis peu, et suivant laquelle les colimaçons à qui l’on coupe la tête en reprennent une nouvelle au bout d’un mois, et ne laissent pas de vivre tandis que cette nouvelle tête repousse. Vous savez que dans la manufacture de Ferney rien ne tombe à terre, et qu’elle est toujours au courant de tout ce qui occupe le public. En conséquence il nous est arrivé, cet ordinaire, du grand magasin un écrit intitulé les Colimaçons du révérend père l’Escarbotier, par la grâce de Dieu capucin indigne, prédicateur ordinaire et cuisinier du grand couvent de la ville de Clermont en Auvergne ; au révérend père Élie, carme chaussé, docteur en théologie. Cet écrit renferme trois lettres du R. P. l’Escarbotier, et deux réponses du R. P. Élie, carme, avec la dissertation du physicien de Saint-Flour. On ne peut rien lire de plus gai et de plus fou que cette correspondance sur l’aventure des colimaçons ; cela est plein de sel, de verve, et d’une teinte aussi comique que philosophique. Le physicien de Saint-Flour ne vaut pas cependant le P. l’Escarbotier, capucin, ni le P. Élie, carme. Il se moque des systèmes de M. de Buffon avec toute la considération due à la personne et aux talents de ce philosophe, et des expériences de M. Needham, avec tout le mépris qu’on lui connaît pour cet Anglais papiste, qu’il soutient toujours Irlandais et jésuite. Il ne veut pas absolument qu’un bouillon de mouton, hermétiquement enfermé dans une bouteille et préservé de tout insecte, produise de petits animaux par la seule putréfaction ; il soutient qu’il faut absolument un germe pour produire un animal organisé. Le physicien de Saint-Flour est très-mauvais physicien, mais c’est un homme de beaucoup d’esprit et qui conserve le coup d’œil philosophique, lors même qu’il s’égare : il n’appartient pas à tout le monde d’être même mauvais comme lui. Sa dissertation, qui est longuette, répète ce que l’on a déjà lu dans la Philosophie de l’histoire et dans l’Homme aux quarante écus sur la formation des montagnes et sur les coquillages de mer, que les naturalistes prétendent trouver sur les monts les plus élevés et les plus éloignés de l’Océan. Elle tourne un peu court vers la fin, mais cette fin est très-philosophique ; j’ai seulement peur que les roquets de la Sorbonne ne lui trouvent le fumet de matérialisme. Aussi le R. P. Élie, carme chaussé, exhorte beaucoup, dans sa dernière réponse, le R. P. l’Escarbotier, capucin prédicateur et cuisinier du grand couvent, de ne se point laisser séduire par le physicien de Saint-Flour ni par les autres philosophes. Il dit, à l’égard de l’Océan, que son nom ne se trouve jamais dans l’Écriture, et il en infère que cet Océan, dont on parle tant, est fort peu de chose. Ce trait et plusieurs autres dont cette correspondance fourmille, m’ont paru neufs et excellents.

— Nos théâtres ont fait cette année le contraire de ce qu’ils ont coutume de faire : ils réservent ordinairement les principales pièces nouvelles pour la saison de l’hiver, qui commence avec le mois de novembre, après le voyage de Fontainebleau, et finit à Pâques ; cette année, ils n’ont presque rien donné pendant tout l’hiver, et, depuis la rentrée de Pâques, ils se sont empressés à mettre des pièces nouvelles sur la scène. La Comédie-Française jouant alternativement la tragédie du Joueur[8] et la Gageure imprévue, le théâtre de la Comédie-Italienne, pour soutenir cette concurrence, a donné, le 4 de ce mois, la première représentation de Sophie, ou le Mariage caché, comédie en prose et en trois actes, mêlée d’ariettes.

Le Mariage caché est une imitation du Mariage clandestin, comédie de MM. Garrick et Colman, qui a été jouée l’année dernière à Londres avec beaucoup de succès. Je ne connais pas la pièce anglaise, mais on dit qu’elle est pleine de verve, et que le contraste des mœurs des marchands avec les mœurs de la noblesse la rend d’un comique très-piquant. Si M. Garrick n’est pas aussi grand poëte comique qu’il est grand acteur, il a fait des choses pleines d’esprit : il excelle surtout dans les prologues et dans les épilogues, genre particulier aux Anglais. M. Colman, que nous avons vu un moment à Paris, il y a quelques années, passe pour avoir beaucoup de talent ; il a fait plusieurs comédies qui ont toutes réussi sur le théâtre de Londres, et il vient de publier une traduction anglaise des comédies de Térence, qui est estimée.

L’auteur du Mariage caché ne s’est pas fait connaître, et son mauvais succès ne lui fera pas, je pense, quitter l’incognito, mais il faut révéler ici le secret de l’église, et je le puis d’autant plus, en conscience, qu’il ne m’a pas été confié. Mme Riccoboni a dédié son dernier roman à M. Garrick. Cet illustre acteur lui a envoyé en retour la comédie du Mariage clandestin ; et Mme Riccoboni, conjointement avec son amie, Mlle Thérèse, ancienne actrice retirée comme elle du Théâtre-Italien, a entrepris d’enrichir la scène française de cette pièce. Ma foi, entre les deux amies le débat ; elle restera ou à Mme Riccoboni ou à Mlle Thérèse : c’est à celle qui aimera le mieux ou qui craindra le moins d’avoir des torts avec M. Garrick, et qui sera le plus convaincue de n’avoir aucun talent pour la carrière dramatique. Le secret a été du reste assez bien gardé jusqu’à présent.

La musique est de M. Kohaut, Bohémien, auteur du Serrurier et de cette infortunée Bergère des Alpes, dont M. Marmontel accoucha si laborieusement, et qui mourut le quatrième jour de sa naissance. La musique du Mariage caché est ce que M. Kohaut a fait de mieux, et ce qu’il fera jamais de mieux.

Ce pauvre Kohaut n’a point de génie, quoiqu’il soit né dans le pays de la musique : il est venu trop tôt ou trop tard en France ; son style n’était point formé quand il est arrivé, et ayant perdu ici de vue les bons modèles, il en a fait un salmigondis moitié italien, moitié français, auquel personne n’entend plus rien. Il est d’ailleurs plat ; il n’a point d’idées, point de coloris, point de magie ni dans le chant ni dans les accompagnements. Il ne se chante rien dans cette tête, et il n’y sonne rien ; sa musique ressemble à un sifflement d’oiseaux divers qu’on entend sans peine, mais qui est sans résultat. Le véritable Kohaut est celui que M. le prince de Kaunitz mena à Paris lors de son ambassade en France, qui faisait des choses charmantes, et qui jouait du luth comme un ange ; c’était le frère aîné de celui-ci. Il a, à ce qu’on assure, quitté depuis la musique pour les affaires, et se trouve employé dans le cabinet du ministère de Vienne.

La Comédie-Italienne se défendra mal avec cette pièce contre la fortune de la Comédie-Française, où Béverley-Molé attire toujours un monde prodigieux, et où la Gageure imprévue est revue à chaque représentation avec plus de plaisir. C’est le sort de Sedaine de gagner toujours à mesure qu’il avance. À chaque fois, on découvre quelque nouvelle finesse, et peu à peu le public conçoit, entend et est enivré de plaisir. Aussi pour donner une idée parfaite des pièces de cet auteur, il faudrait les copier mot pour mot, parce qu’il n’y en a pas un d’oisif chez lui, pas un qui n’ait son but et son effet. Le misérable rôle de soubrette du Mariage caché m’a fait penser combien celui de Gotte, dans la Gageure, était excellent et vrai. L’un ne tient pas pourtant plus au fond de la pièce que l’autre ; mais c’est qu’un grand peintre ne néglige pas le plus petit coin de son tableau, et qu’un barbouilleur n’en sait soigner aucun. Un de nos juges a dit en sortant de la première représentation que Sedaine ne devait pas faire de gageure sans mettre Monsigny de moitié. On lui a répondu qu’en effet la musique avait infiniment contribué au succès du Philosophe sans le savoir. Moi, je lui aurais observé qu’à moins d’avoir le tact très-exercé, il est fort imprudent de juger une pièce de Sedaine en mal sur une première représentation ; on court risque d’avoir bientôt mauvaise contenance avec les gens qui ont la mémoire bonne et qui se rappellent nos premiers jugements. M. d’Alembert prétend que sur les ouvrages nouveaux ou sur tout autre objet qui occupe le public, il faudrait prendre l’opinion des juges les plus déterminés, par écrit et signée de leur main, et se contenter, pour les faire rougir, de la leur remettre sous les yeux au bout d’un certain temps. C’est que c’est un détestable métier que celui de juger, et je l’éprouve tous les jours. Si vous voulez vous amuser, il faut lire ce que les journalistes écriront sur la Gageure dans ce premier moment. Vous verrez avec quelle confiance ils déraisonnent sur une pièce dont ils ne savent pas seulement démêler le sujet d’avec les accessoires.

— L’Académie royale de musique a donné, le 10 de ce mois, Daphnis et Alcimadure, pastorale languedocienne, qui fut jouée en 1754 pour la première fois, et en patois languedocien[9]. Jélyotte et Mlle Fel, qui étaient alors au théâtre, étaient tous les deux de Gascogne, et pouvaient l’exécuter dans leur patois, qui est joli ; aujourd’hui on a été obligé de la mettre en français, parce que M. Legros et Mme Larrivée n’auraient pu la chanter en patois. Les paroles languedociennes, la traduction française et la musiques ont de M. de Mondonville, qui a sur l’auteur du Devin du village l’avantage d’avoir non-seulement fait, mais aussi traduit son poëme. Ce poëme est une misérable rapsodie dont un patois naïf et agréable cachait l’insipidité en partie, mais qui, rendue en français, est devenue pitoyable. L’auteur a conservé la même musique sur les paroles françaises. Plusieurs jolies romances qui ont fait la fortune de cet opéra dans sa nouveauté l’ont fait réussir à cette reprise ; mais il a surtout réussi par les ballets, qui sont charmants et où Dauberval et Mlle Allard ont été plus brillants que jamais ; Mlle Guimard y danse aussi un pas très-intéressant. Du reste, c’est un misérable compositeur que ce Mondonville, plat, trivial, commun, jouant sans cesse sur le mot, vrai musicien de guinguette, qui serait chassé à grands coups de sifflet de tous les théâtres de musique en Europe, et qui est aujourd’hui une des grandes colonnes de l’Académie royale de musique. Dieu dans sa colère tient les oreilles de son peuple endurcies.

M. de Surgy, auteur de plusieurs morceaux sur l’histoire naturelle, vient de publier un livre intitulé Histoire naturelle et politique de la Pensylvanie, et de l’Établissement des quakers dans cette contrée, volume in-12 d’environ trois cents pages. L’auteur a composé son ouvrage de deux ouvrages étrangers qu’il a traduits librement. L’un est celui de M. Kalms, Suédois, envoyé en Pensylvanie en 1747, par le roi de Suède, pour seconder les vues du savant baron Linné ; la principale attention de ce voyageur s’est portée sur l’histoire naturelle. L’autre est une relation du sieur Gottlieb Mittelberger, organiste et maître d’école allemand, qui a exercé sa profession pendant environ quatre ans dans un bailliage allemand de cette colonie. J’aime M. Gottlieb Mittelberger à la folie, et ses platitudes me font un plaisir infini. Voilà les voyageurs en qui j’ai confiance ; et quand les Diderot et les Buffon se mettraient à voyager, je me fierais bien moins à leurs relations qu’à celle de Gottlieb Mittelberger. M. de Surgy, ne consultant que la délicatesse française, a supprimé bien des détails de cet honnête organiste, qui commence son journal par ces mots : « Je partis au mois de mai 1750 d’Enzweihingen, ma patrie, pour me rendre à Hailbron, où je trouvai un orgue destiné pour Philadelphie. » Je suis persuadé, quoi qu’en dise M. de Surgy, qu’il n’y a pas un mot à perdre de la relation de mon ami Gottlieb, et je vais faire venir son ouvrage pour le lire dans l’original. Celui de M. de Surgy est curieux et instructif.

— Il nous est venu de Londres quelques exemplaires d’un livre intitulé le Gouverneur, ou Essai sur l’éducation, par M. D. L. F., ci-devant gouverneur des princes de Holstein-Gottorp ; volume in-12 de trois cent trente-deux pages[10]. Cet ouvrage est dédié à l’Impératrice de Russie. Je ne connais pas M. D. L. F., ainsi je ne saurais remplir les lettres initiales de son nom ; mais je vois que c’est un singe de Jean-Jacques Rousseau, qui a les mêmes défauts que lui, et qui n’en a pas les dédommagements. Le Lysimaque de M. D. L. F. est tout juste l’Émile de M. Rousseau, excepté qu’il est chaussé, et qu’il ne va pas pieds nus : il y a carmes déchaux et carmes chaussés ; il est élevé comme Émile dans la solitude de la campagne ; et vous remarquerez qu’il est tout à fait sensé d’élever loin des hommes ceux qui sont destinés à passer leur vie et à tenir leur place dans la société humaine. Cela est à peu près aussi sage que si l’on entreprenait de dresser sur une rivière, dans des bateaux, des bataillons d’infanterie destinés à faire la guerre dans des pays montagneux et escarpés. Le gouverneur de Lysimaque imite celui d’Émile jusque dans ses déclamations. Il fait une vive sortie contre l’éducation de collège ; mais il ne prend pas garde que M. Rousseau pouvait avoir raison de s’élever contre l’éducation des collèges de France, où la jeunesse n’est confiée qu’à des prêtres ou à des moines, et que l’éducation des collèges d’Angleterre, d’Allemagne, de Suisse, de Genève, pourrait malgré cela n’être pas mauvaise. Avec un peu de sens, il aurait pu remarquer que l’éducation est en général excessivement négligée dans les pays catholiques, et qu’elle est incomparablement plus soignée dans les pays protestants, et il en aurait tiré des conséquences plus justes et plus solides que ses lieux communs. Il aurait vu encore qu’il n’y a point de gouvernement catholique qui au fond ne redoute l’instruction des peuples, et ne la regarde comme contraire à son autorité ; et qu’il n’y a point de gouvernement protestant ou schismatique qui n’ait à cœur l’instruction des peuples, et dont l’autorité n’en soit mieux assurée que celle d’aucun gouvernement catholique, où le corps des prêtres entretient toujours un germe de division qui empêche le gouvernement de prendre sa consistance. Mais M. D. L. F. ne sait pas qu’il faut être homme d’État quand on veut écrire sur l’éducation ; que le législateur seul est le véritable gouverneur des enfants de son pays ; qu’il faut commencer par avoir une excellente législation avant de pouvoir se flatter d’établir une bonne éducation ; que les hommes ne s’élèvent que par des hommes et non par des gouverneurs à gages, par le grand air du pays qu’ils respirent et non par celui de la classe où ils sont renfermés, c’est-à-dire par l’esprit public qui règne dans leur patrie, et non par les adages du pédant qui les garde ; et qu’enfin les gouverneurs d’Émile et de Lysimaque ne sont que des bavards, l’un éloquent, l’autre plat, dont les déclamations séduisent pendant quelque temps cette foule d’esprits médiocres dont le genre humain abonde, mais qui n’en ignorent pas moins les vrais et les premiers éléments de l’éducation. Ce Lysimaque a une Ernestine comme Émile a une Sophie ; mais l’une est aussi plate et insipide que l’autre est pédante et bégueule. J’observe à M. D. L. F. en finissant « qu’un homme qui transplante son élève pour appliquer la dernière couche de vernis à son éducation, ou qui épuise, en habile écuyer, toutes les ressources de son art pour rendre maniable le coursier récemment pris dans les forêts de la Thrace, avant de l’atteler à un char pour entrer en lice dans les plaines olympiques », ce vernisseur ou cet écuyer, si l’on s’en rapportait à moi, n’aurait jamais un chat à élever. Vous direz qu’on peut avoir un style de mauvais goût et être honnête homme, cela est vrai ; mais un homme de sens et de tête, tel qu’il en faut pour en former un autre, ne doit pas avoir le langage affecté d’un polisson de collège.

M. d’Anville, de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, vient de publier une Géographie ancienne abrégée, en trois volumes in-12, dont le premier est consacré à l’Europe, le second à l’Asie, le troisième à l’Afrique. Sans aucune prévention nationale, je crois qu’on peut regarder M. d’Anville comme le premier géographe de l’Europe. Il a eu toute sa vie la passion de son métier, et l’ambition de surpasser tous ceux qui y ont excellé, et le courage d’une étude et d’une application opiniâtres pour réussir dans son projet, et l’orgueil d’y avoir réussi, et la persuasion que le métier de géographe est au-dessus de tous les métiers du monde, à commencer par celui de roi, et il faut tout cela pour exceller dans la carrière qu’on s’est choisie.

La Géographie ancienne de M. d’Anville est donc un livre précieux pour l’intelligence de l’histoire ancienne. Il faut y ajouter les cartes que l’auteur a publiées relativement à cet objet. Il voudrait que son âge et ses mauvais yeux lui permissent de publier encore une géographie des États formés en Europe après la chute de l’empire romain en Occident, et les vœux du public sont sur ce point conformes avec les siens ; mais il est bien à craindre qu’il n’ait pas le temps de les remplir.



  1. Commencées par du Castres d’Auvigny, en 1739, jusqu’au tome XIII, et continuées par l’abbé Pérau, jusqu’au vingt-quatrième volume, et depuis le t. XXIV par Turpin ; 1739 et suiv. 27 vol.  in-12. Voir tome II, p. 98.
  2. La Vie de Louis de Bourbon, second du nom, prince de Condé, par M. Turpin, 1767, 2 vol.  in-12.
  3. Voir tome VII, p. 258.
  4. Desboulmiers.
  5. Voir tome V, p. 98.
  6. Cette brochure est de La Beaumelle, à qui il était interdit d’écrire depuis son exil en Provence et qui pria son ami, le marquis de Belestat, de se la laisser attribuer. Voir Supercheries littéraires (édition G. Brunet et P. Jannet). t.  I, col. 434e, ou Bibliographie voltairienne, No 274.
  7. Il ne nous a pas été possible de retrouver ce passage. La seule édition moderne des Mémoires de Duplessis-Mornay est celle d’Auguis et La Fontenelle de Vaudoré, qui est restée inachevée et qui n’a pas de table générale.
  8. Béverley, de Saurin.
  9. Voir tome II, p. 429.
  10. Londres et Paris, 1768, in-12. On le doit à M. de La Fare ; c’est ce que j’apprends par un catalogue de livres imprimé en Angleterre vers le même temps. (B.)