Correspondance littéraire, philosophique et critique/éd. Garnier/Avertissement

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. i-vii).

AVERTISSEMENT.


Une édition nouvelle de la Correspondance littéraire de Grimm devait naturellement suivre celle des Œuvres complètes de Diderot. Au moment où, pour la première fois, l’ensemble des écrits de ce vaste esprit est présenté au public, il était juste de rendre le même hommage à celui qui fut non-seulement son meilleur ami, mais à qui, chose singulière, il dut souvent la révélation ou le développement de ses étonnantes facultés. L’occasion, d’ailleurs était propice. La faveur avec laquelle ont été accueillies les Œuvres complètes de Diderot nous permet de supposer qu’elle ne nous fera pas défaut aujourd’hui encore ; et cette espérance est d’autant mieux fondée, qu’un concours heureux de circonstances nous met en mesure d’offrir aux lettrés et aux travailleurs les parties entièrement inédites qui avaient été signalées, il y a plus de dix ans, par une modeste et élégante revue de Strasbourg, le Bibliographe alsacien, de M. Ch. Mehl[1], dans une note rédigée sur les propres indications du conservateur du Musée ducal de Gotha. Personne néanmoins n’eut la curiosité ou le moyen de tirer parti de ces cahiers inconnus, et quand, l’an dernier, nous allâmes à Gotha même examiner l’exemplaire dont la communication à Paris nous avait été promise, nous eûmes la satisfaction de constater qu’il allait être désormais possible de combler la majeure partie des lacunes qui déparent les éditions de 1813 et de 1829.

Déjà nous avions fait un semblable dépouillement pour les fragments donnés à M. Charles Nisard par feu le marquis de La Rochefoucauld-Liancourt et offerts à la Bibliothèque de l’Arsenal par le savant auteur des Ennemis de Voltaire. Ces fragments, considérés quelquefois et à tort comme provenant du portefeuille de Suard, renferment plusieurs passages supprimés par la censure impériale qui ne font point double emploi avec le volume publié en 1829 par MM. Chéron et Thory, mais principalement des articles dont les éditeurs d’alors n’appréciaient pas la valeur, tels que les comptes rendus des salons de 1785, 1787, 1789, etc. Par une coïncidence curieuse, le manuscrit de Gotha est notablement incomplet en ce qui concerne la fin de la Correspondance. Ce n’est pas tout : M. A. Chaudé, qui avait aidé M. Taschereau pour la réimpression de 1829 et qui a même publié seul les quatre derniers volumes, avait pris la peine de relever sur son propre exemplaire les corrections et additions dont il nous a été donné de prendre copie. Quelques-uns portent précisément sur des passages et des membres de phrases qui avaient pu inquiéter la police de Napoléon ; mais d’autres suppressions, volontairement pratiquées dans les séries nouvelles, prouvent que MM. Taschereau et Chaude craignirent d’éveiller les mêmes craintes chez les censeurs de Charles X et que le sous-titre de leur publication[2] manquait tout au moins d’exactitude. Cette collation, nous l’avons refaite à nouveau sur le manuscrit de Gotha et nous avons rétabli minutieusement les épithètes aussi bien que les phrases entières ou incidentes inconnues jusqu’à ce jour.

La coordination de tant d’éléments épars nous démontrait dès lors que la pensée première de ce journal secret appartenait bien réellement à Raynal et qu’on ne pouvait sans injustice passer sous silence la période rédigée par lui, encore qu’elle fût incomplète des années 1752, 1753 et d’une partie de 1754. C’est cette période qui occupe tout ce premier volume et qui s’achève dans le second. La notice préliminaire qui ouvre cette série et celle qu’on trouvera on tête de la Correspondance proprement dite font connaître les particularités qui se rattachent à ces deux entreprises distinctes et néanmoins un moment concurrentes.

Pour nous conformer à un usage introduit par nos éditeurs et que nous voudrions voir toujours adopter dans les réimpressions de cet(e nature, nous faisons suivre cet avertissement de la notice de Meister sur celui dont il fut le secrétaire et le collaborateur assidu. Aussi bien, c’est ce document, où respirent la bonne foi et la sincérité que trahissent les divers écrits de l’auteur, qui a fourni depuis soixante ans les éléments de toutes les biographies de Grimm. Nous l’avons complété en certains points par des actes officiels inédits et par la publication d’un Mémoire imprimé en 1868 dans le tome II du Recueil de la société historique russe. Bien qu’il n’embrasse qu’une phase restreinte de la vie de Grimm et qu’il nous le montre sous un jour nouveau, puisque le zélateur des plus hardis philosophes du siècle y gémit sur l’abolition de droits « qui subsistaient depuis des siècles », tout comme les volontaires de l’armée de Condé dont il partageait la mauvaise fortune, ce Mémoire est le résumé de la carrière diplomatique pour laquelle il se sentit de bonne heure un vif attrait et qui fit le malheur de sa vie ; car les exactions dont il se plaint à juste titre n’eurent assurément pas d’autre origine.

Il n’existe en ce qui concerne Raynal ni témoignage contemporain de quelque valeur, ni récit autobiographique. La notoriété ne commence pour lui qu’à l’apparition de l’Histoire philosophique du commerce des Indes. Jusque-là, est échappé des instituts jésuitiques rédiger « à la solde des libraires » toutes sortes de compilations oubliées. Plus tard, sa fameuse lettre à l’Assemblée nationale déchaîne une croisade de pamphlets dont un seul a survécu, parce qu’il est signé d’André Chénier. À sa mort, enfin, paraît une brochure déclamatoire dont l’histoire n’a presque rien à tirer[3]. Il faut donc demander les traits caractéristiques de cette personnalité remuante à des mémoires comme ceux de Malouet, qui l’a bien connu sur son déclin ; aux Souvenirs de D. Thiébault ; aux lettres de Diderot à Mlle Volland. Quant aux dates précises, il suffira de rappeler que Raynal est né à Saint-Geniès (Aveyron), le 11 mars 1700 et qu’il est mort à Chaillot le 6 mai 1796.

Il ne pouvait être non plus question de rechercher un portrait et un autographe de l’abbé, dont la part est bien mince quand on la compare à l’immense labeur de Grimm et de ses amis. En revanche, nous tenions à ce que le lecteur eût sous les yeux les traits et l’écriture du principal auteur. Deux portraits seulement de Grimm nous sont connus et tous deux furent dessinés par Carmontelle : celui que les éditeurs de 1812 publièrent avec la seconde édition de la période de 1770-1782 et cette aquarelle que nous avons déjà signalée dans l’Iconographie de Diderot.

Le premier de>sin faisait sans doute partie de cette inappréciable collection de sept cent cinquante médaillons en buste ou en pied, dont l’acquisition par l’État fut proposée et refusée, en 1806, à la mort de Carmontelle. L’aquarelle dont nous avons vu une répétition entre les mains de M. Alfred de Vandeul et dont une autre a été exposée en 1874 au Corps législatif par M. de Langsdorff, n’a pas encore été gravée. L’artiste connaissait évidemment fort bien son modèle. Quand même les premiers éditeurs n’eussent pas insisté sur ce caractère de sincérité[4], le plus rapide examen prouverait que la planche de Tardieu et le petit tableau du délicat amateur représentent le même personnage, sans modification sensible dans l’expression de la physionomie.

Nous ne désespérons point d’offrir à nos souscripteurs le facsimile de l’aquarelle de Carmontelle ; mais ils ont dès à présent sous les yeux la reproduction exacte du portrait appartenant à M. Richard de Lédans.

Quant à l’autographe communiqué par M. Étienne Charavay, il est surtout intéressant parce qu’il est daté et signé, précautions que prenait rarement Grimm pour les nombreuses et longues lettres de sa main qui ont passé sous nos yeux.

Les additions considérables que nous apportons à la Correspondance litéraire nous avaient un moment inspiré la pensée de supprimer les articles de Diderot, qui en font partie, mais qui ont tous été reproduits dans l’édition nouvelle. Nous nous sommes ravisé et nous donnerons non-seulement ce que nos prédécesseurs avaient imprimé, mais encore tous les articles retrouvés par M. Godard, à Pétersbourg, et insérés par M. Assézat sous la rubrique de « Miscellanea philosophiques, littéraires, dramatiques, artistiques) » ; il y a plus, quelques courts fragments qui manquent aux manuscrits de l’Ermitage verront ici le jour pour la première fois. Il va sans dire, néanmoins, que nous ne reproduirons ni les Salons, ni la Religieuse et Jacques le Fataliste que Grimm fit connaître tous deux à ses abonnés après la mort de l’auteur.

Cette réserve nous amène tout naturellement à traiter un point délicat pour notre conscience d’éditeur : Raynal, et plus tard Grimm, prenaient à tâche d’adresser à leur clientèle princière les nouveautés qui circulaient sous le manteau et dont les exemplaires étaient presque toujours si rares qu’il fallait bien en faire des copies. Voltaire défraya pendant plus de vingt ans la curiosité légitime excitée par le fruit défendu ; mais il n’était pas le seul à qui s’adressaient les correspondants en quête d’un régal digne de palais raffinés. Raynal mettait à contribution Piron, Voisenon, Roy, Bernis, Robbé et d’illustres inconnus, comme Laurès ou Tannevot ; Grimm avait mieux à offrir : c’était tantôt un paquet de billets du patriarche, tantôt une lettre de Galiani à Mme d’Épinay ; tantôt, aux jours de disette, une élégie de Lemierre ou une chanson de Laujon. Personne, assurément, ne nous reprochera la suppression de l’Épître au président Hénault, de Babouc, du Pauvre Diable, de l’Homme aux quarante ècus, etc ; mais nous aurions inutilement grossi un recueil déjà fort volumineux, si nous ne nous étions décidé à ne conserver, après des recherches sérieuses, les pièces empruntées à d’autres écrivains, que lorsque nous avions lieu de les croire inédites, ou quand leur élimination aurait entraîné celle du passage qui les commentait. Nous ne nous flattons pas de réussir ainsi à contenter tout le monde, mais le futur éditeur de Voisenon, s’il en surgit un, trouvera ici plusieurs contes, dont la grâce fera excuser le libertinage et qu’on chercherait inutilement dans ses Œuvres, publiées en 1781. Si Piron est maintes fois représenté par des épigrammes très-connues, nous en imprimons quelques-unes qui manquent aussi bien à l’édition de Rigoley de Juvigny qu’aux deux volumes de suppléments rassemblés par M. Honoré Bonhomme. Les lettres de Voltaire, encore inédites en 1829, ont repris leur place légitime dans les éditions Bouchot et Georges Avenel ; elles la retrouveront à nouveau dans celle que publie M. Louis Moland ; les lettres de Galiani, réunies et restituées dans leur intégrité par un esprit singulièrement délicat, seront bientôt mieux appréciées dans leur ensemble même qu’à l’état de fragments.

Il y a une autre sorte de vérification non moins importante : c’est celle des titres exacts des livres, presque toujours estropiés et quelquefois même omis par Raynal : cette tâche ardue a été fort allégée par la bienveillante érudition de MM. J. Ravenel, Paul Billard, Jules Cousin, Mouton-Duvernet, et par les travaux spéciaux dont nous avons pu journellement estimer la valeur, tels que l’inappréciable France littéraire de Quérard, le Dictionnaire des anonymes de Barbier, si bien continué par MM. Billard, le Guide de l’amateur de livres à vignettes de M. Ch. Mehl, la Bibliothèque musicale de l’Opéra de M. de Lajarte, etc. Nous avons mis souvent à contribution des bibliographes trop dédaignés, comme La Porte, Mouhy et Desboulmiers.[5]

Voltaire et Montesquieu ont enfin rencontré des biographes dignes d’eux dans MM. G. Desnoiresterres et Louis Vian qui nous ont maintes fois communiqué le résultat des immenses lectures d’où sont sortis deux livres à tant d’égards définitifs.

M. le docteur W. Pertsch, conservateur de la Bibliothèque ducale de Gotha, et M. Edouard Thierry, administrateur de l’Arsenal, ont droit à une gratitude plus profonde encore, car, ainsi que l’attestera le titre de chacun de ces volumes, c’est aux trésors confiés à leur garde, et dont ils ont bien voulu un moment se démunir, que ce livre devra l’attrait de l’inédit, en faveur duquel on pardonnera peut-être à l’éditeur les erreurs qu’il a pu commettre.


Maurice Tourneux.
  1. Janvier-février 1867, p. 136.
  2. « Nouvelle édition où se trouvent rétablies pour la première fois les phrases supprimées par la censure impériale. »
  3. Éloge philosophique de G.-T.-F. Raynal, par Chérhal de Montréal. Paris, an VI, in-8.
  4. « M. Richard de Lédans, ancien lieutenant-colonel d’infanterie et chevalier de Saint-Louis, l’un des amis du Baron de Grimm, nous a donné son portrait qui a été dessiné d’après nature par M. de Carmontelle, en 1769. Nous l’avons fait graver et il se trouve en tête de cette seconde édition. M. de Lédans, qui habite Paris, nous assure que ce portrait est de la plus parfaite ressemblance. »

    Nous en connaissons les reproductions suivantes :

    — De profil à dr. dans un t. c ; chapeau sous le bras ; jabot, larges manchettes. Au bas, à g. : Dessiné d’après nature par M. Carmontelle en 1769, Lecerf sc. En haut. Frontispice. Tome Ier.

    Il y a un premier état plus pâle et sans aucune lettre.

    — De profil à g. dans un ovale. On ne voit que le haut du corps et du bras. En bas : Dessiné par Carmontelle, gravé par Ambroise Tardieu. Au dessous : F.-M. Grimm (critique et philosophe). Né à Ratisbonne le 26 décembre 1723. Mort à Gotha le 19 décembre 1807.

    — De profil à dr., au trait. La pointe du tricorne passe sous le bras. Sans nom d’auteur. Au bas, en anglaise : Grimm.

    — De profil à g. au trait dans un triple t. c. Tricorne sous le bras. Au-dessous, dans un cartouche : Grimm. Mme Soyer sc. En haut : Histoire de France. Tome XVIII, p. 504.

    — De profil à dr. dans un ovale, au pointillé. Sans nom de graveur. Au bas, en anglaise : Le Baron de Grimm.

    En tête du Grimmiana, par Cousin d’Avalon, 1813, in-18.

  5. Les notes de Raynal, de Grimm et de Meister sont signées en toutes lettres ;

    Celles de l’édition de 1812-1813 portent : Premiers éditeurs.

    Celles de Ant.-Alex. Barbier sont marqué d’u (B.);

    Celles de M. Taschereau d’un (T.) ;

    Celles de M. Chaudé d’un (Ch.) ;

    Celles de Beuchot sont signées en toutes lettres ;

    Les nôtres sont anonymes.