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Couleur du temps (LeNormand)/Anxiété

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Édition du Devoir (p. 135-137).

Anxiété


« J’aimerais bien savoir ce que je serai plus tard ! » vient de s’exclamer mon frère, sans nul à-propos, en parcourant la première page du journal du soir. Personne n’avait saisi sa pensée. On le regarda. Alors il reprit : « Oui, je voudrais connaître mon avenir. »

« Moi aussi, je le voudrais », pensai-je, mais je gardai le silence pendant que quelqu’un badinait : « Va voir une tireuse de cartes ! » et que l’aînée de la famille disait moins gaiement : « Tu le connaîtras bien assez vite, ton avenir ! »

Que voulait-elle signifier au juste ? Que les années auraient tôt fait de s’enfuir ? ou bien que leur réalité serait probablement décevante ?

Mon frère, qui vient d’avoir vingt ans, a droit d’espérer encore mille belles heures ; et il affirma : « Ça ne me fait rien. J’aimerais cela quand même, savoir ! » Ce désir fou, il me hante également. Il me taquine le matin au sortir des songes de la nuit, il me harcèle le soir, dans le calme qui précède le sommeil. Le jour, si je suis seule, si je pense le moindrement, il prend sa part de mes pensées. Je sonde, je cherche, j’espère ou je désespère. Parfois, je compte sur une vie remplie, et bonne en dépit des épreuves qui passent. D’autres fois, j’ai peur d’avoir une existence unie, toujours pareille, et qui m’ennuie d’avance, tellement, que j’aimerais autant ne pas la continuer, si je savais. Et illogique, je veux savoir malgré tout.

Mais mon esprit chrétien réprouve et combat cette façon d’anticiper sur les peines possibles. Il est mal qu’une déception nous abatte, qu’on soit affligé à l’extrême pour rien, parce que, par exemple, on souffre des défauts des amitiés humaines. Ces heures-là sont des méchantes.

Quand elles passent, je ne cesse pourtant pas de songer aux années qui viennent. Je vois à la loupe les désillusions qui ont meurtri ceux qui sont plus âgés que moi ; j’aperçois les modifications qu’a dû subir leur idéal, l’amoindrissement moral et intellectuel qui paraît leur être venu avec les années. Et je bondis en moi-même, je me révolte, je ne veux pas d’une destinée semblable. On dirait alors que j’ai oublié le soleil du bon Dieu. Je rumine, je médite, je me reprends de plus belle à désirer savoir ce que je ferai, ce que je réaliserai de mes rêves, ce que j’accomplirai d’actions utiles à mon pays et à mon âme. Mais ma méditation est violente, orageuse, impatiente. Je suis comme le petit enfant qui frappe du pied et crie avec ténacité : « Montrez-moi cela ! Je veux, je veux ! »

Parce que je ne vois pas, j’ai peur ! Cependant, tout à coup, j’ai honte de ma fâcheuse disposition d’esprit et je m’en vais, pour me ramener, faire une visite à l’église. Si c’est le soir et que l’ombre s’étende, je réfléchis mieux. Mes inquiétudes énervées s’apaisent, mon anxiété se modère. Ma raison triomphe. Elle me résume les événements qui ont traversé le passé heureux ou malheureux, elle me rappelle : « N’as-tu pas toujours constaté, qu’à la fin, tout tournait pour le mieux, même si tes prières pressantes avaient paru n’être point exaucées ? Tout ne s’est-il pas enchaîné providentiellement pour toi, jusqu’ici ? Pourquoi te faire une torture avec l’énigme de l’avenir ? Il sera ce que tu mériteras et ce que le bon Dieu voudra. Si tu le sers du meilleur de ton cœur, que peux-tu craindre ? »

Peu à peu, je retrouve mon âme tranquille, mon âme confiante. Seulement, l’idée fixe reste en moi ; c’est plus fort que tout, moi aussi je voudrais savoir ce que je serai dans dix ans, par où j’irai passer, ce que je verrai, ce que j’aimerai le plus.