Cour d assises Les procès de l’Événement

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J Hetzel (Volume 2p. 177-181).

II

LES PROCÈS DE L’ÉVÉNEMENT

Charles Hugo alla en prison. Son frère, François-Victor, alla en prison. Erdan alla en prison, Paul Meurice alla en prison. Restait Vacquerie. L’Événement fut supprimé. C’était la justice dans ce temps-là. L’Événement disparu reparut sous ce titre : l’Avénement du peuple. Victor Hugo adressa à Vacquerie la lettre qu’on va lire.

Cette lettre fut poursuivie et condamnée. Elle valut six mois de prison, à qui ? À celui qui l’avait écrite ? Non, à celui qui l’avait reçue. Vacquerie alla à la Conciergerie rejoindre Charles Hugo, François-Victor Hugo, Erdan et Paul Meurice.

Victor Hugo était inviolable.

Cette inviolabilité dura jusqu’en décembre.

En décembre, Victor Hugo eut l’exil.

À M. AUGUSTE VACQUERIE
RÉDACTEUR EN CHEF DE l’Avénement du peuple.
Mon cher ami,

L’Événement est mort, mort de mort violente, mort criblé d’amendes et de mois de prison au milieu du plus éclatant succès qu’aucun journal du soir ait jamais obtenu. Le journal est mort, mais le drapeau n’est pas à terre ; vous relevez le drapeau, je vous tends la main.

Vous reparaissez, vous, sur cette brèche où vos quatre compagnons de combat sont tombés l’un après l’autre ; vous y remontez tout de suite, sans reprendre haleine, intrépidement ; pour barrer le passage à la réaction du passé contre le présent, à la conspiration de la monarchie contre la république, pour défendre tout ce que nous voulons, tout ce que nous aimons, le peuple, la France, l’humanité, la pensée chrétienne, la civilisation universelle, vous donnez tout, vous livrez tout, vous exposez tout, votre talent, votre jeunesse, votre fortune, votre personne, votre liberté. C’est bien. Je vous crie : courage ! et le peuple vous criera : bravo !

Il y avait quatre ans tout à l’heure que vous aviez fondé l’Événement, vous, Paul Meurice, notre cher et généreux Paul Meurice, mes deux fils, deux ou trois jeunes et fermes auxiliaires. Dans nos temps de trouble, d’irritation et de malentendus, vous n’aviez qu’une pensée : calmer, consoler, expliquer, éclairer, réconcilier. Vous tendiez une main aux riches, une main aux pauvres, le cœur un peu plus près de ceux-ci. C’était là la mission sainte que vous aviez rêvée. Une réaction implacable n’a rien voulu entendre, elle a rejeté la réconciliation et voulu le combat ; vous avez combattu. Vous avez combattu à regret, mais résolument. — L’Événement ne s’est pas épargné, amis et ennemis lui rendent cette justice, mais il a combattu sans se dénaturer. Aucun journal n’a été plus ardent dans la lutte, aucun n’est resté plus calme par le fond des idées. L’Événement, de médiateur devenu combattant, a continué de vouloir ce qu’il voulait : la fraternité civique et humaine, la paix universelle, l’inviolabilité du droit, l’inviolabilité de la vie, l’instruction gratuite, l’adoucissement des mœurs et l’agrandissement des intelligences par l’éducation libérale et l’enseignement libre, la destruction de la misère, le bien-être du peuple, la fin des révolutions, la démocratie reine, le progrès par le progrès. L’Événement a demandé de toutes parts et à tous les partis politiques comme à tous les systèmes sociaux l’amnistie, le pardon, la clémence. Il est resté fidèle à toutes les pages de l’évangile. Il a eu deux grandes condamnations, la première pour avoir attaqué l’échafaud, la seconde pour avoir défendu le droit d’asile. Il semblait aux écrivains de l’Événement que ce droit d’asile, que le chrétien autrefois réclamait pour l’église, ils avaient le devoir, eux, français, de le réclamer pour la France. La terre de France est sacrée comme le pavé d’un temple. Ils ont pensé cela et ils l’ont dit. Devant les jurys qui ont décidé de leur sort, et que couvre l’inviolable respect dû à la chose jugée, ils se sont défendus sans concessions et ils ont accepté les condamnations sans amertume. Ils ont prouvé que les hommes de douceur sont en même temps des hommes d’énergie.

Voilà deux mille ans bientôt que cette vérité éclate, et nous ne sommes rien, nous autres, auprès des confesseurs augustes qui l’ont manifestée pour la première fois au genre humain. Les premiers chrétiens souffraient pour leur foi, et la fondaient en souffrant pour elle, et ne fléchissaient pas. Quand le supplice de l’un avait fini, un autre était prêt pour recommencer. Il y a quelque chose de plus héroïque qu’un héros, c’est un martyr.

Grâce à Dieu, grâce à l’évangile, grâce à la France, le martyre de nos jours n’a pas ces proportions terribles, ce n’est guère que de la petite persécution ou de la grande taquinerie ; mais, tel qu’il est, il impose toujours des souffrances et il veut toujours du courage. Courage donc ! marchez. Vous qui êtes resté debout, en avant ! Quand vos compagnons seront libres, ils viendront vous rejoindre. L’Événement n’est plus, l’Avénement du peuple le remplacera dans les sympathies démocratiques. C’est un autre journal, mais c’est la même pensée.

Je vous le dis à vous, et je le dis à tous ceux qui acceptent, comme vous, vaillamment, la sainte lutte du progrès. Allez, nobles esprits que vous êtes tous ! ayez foi ! Vous êtes forts. Vous avez pour vous le temps, l’avenir, l’heure qui passe et l’heure qui vient, la nécessité, l’évidence, la raison d’ici-bas, la justice de là-haut. On vous, persécutera, c’est possible. Après ?

Que pourriez-vous craindre et comment pourriez-vous douter ? Toutes les réalités sont avec vous.

On vient à bout d’un homme, de deux hommes, d’un million d’hommes ; on ne vient pas à bout d’une vérité. Les anciens parlements — j’espère que nous ne verrons jamais rien de pareil dans ce temps-ci — ont quelquefois essayé de supprimer la vérité par arrêt ; le greffier n’avait pas achevé de signer la sentence, que la vérité reparaissait debout et rayonnante au-dessus du tribunal. Ceci est de l’histoire. Ce qui est subsiste. On ne peut rien contre ce qui est. Il y aura toujours quelque chose qui tournera sous les pieds de l’inquisiteur. Ah ! tu veux l’immobilité, inquisiteur ! J’en suis fâché, Dieu a fait le mouvement. Galilée le sait, le voit et le dit. Punis Galilée, tu n’atteindras pas Dieu !

Marchez donc, et, je vous le répète, ayez confiance ! Les choses pour lesquelles et avec lesquelles vous luttez sont de celles que la violence même du combat fait resplendir. Quand on frappe sur un homme, on en fait jaillir du sang ; quand on frappe sur la vérité, on en fait jaillir de la lumière.

Vous dites que le peuple aime mon nom, et vous me demandez ce que vous voulez bien appeler mon appui. Vous me demandez de vous serrer la main en public. Je le fais, et avec effusion. Je ne suis rien qu’un homme de bonne volonté. Ce qui fait que le peuple, comme vous dites, m’aime peut-être un peu, c’est qu’on me hait beaucoup d’un certain côté. Pourquoi ? je ne me l’explique pas.

Vraiment, je ne m’explique pas pourquoi les hommes, aveuglés la plupart et dignes de pitié, qui composent le parti du passé, me font à moi et aux miens l’honneur d’une sorte d’acharnement spécial. Il semble, à de certains moments, que la liberté de la tribune n’existe pas pour moi, et que la liberté de la presse n’existe pas pour mes fils. Quand je parle à l’assemblée, les clameurs font effort pour couvrir ma voix ; quand mes fils écrivent, c’est l’amende et la prison. Qu’importe ! Ce sont là les incidents. Nos blessures ne sont qu’un détail. Pardonnons nos griefs personnels. Qui que nous soyons, fussions-nous condamnés, nos juges eux-mêmes sont nos frères. Ils nous ont frappés d’une sentence, ne les frappons pas même d’une rancune. À quoi bon perdre vingt-quatre heures à maudire ses juges quand on a toute sa vie pour les plaindre ? Et puis maudire quelqu’un ! à quoi bon ? Nous n’avons pas le temps de songer à cela, nous avons autre chose à faire. Fixons les yeux sur le but, voyons le bien du peuple, voyons l’avenir ! On peut être frappé au cœur et sourire.

Savez-vous ? j’irai tout cet hiver dîner chaque jour à la Conciergerie avec mes enfants. Dans le temps où nous sommes, il n’y a pas de mal à s’habituer à manger un peu de pain de prison.

Oui, pardonnons nos griefs personnels, pardonnons le mal qu’on nous fait ou qu’on veut nous faire. — Pour ce qui est des autres griefs, pour ce qui est du mal qu’on fait à la république, pour ce qui est du mal qu’on fait au peuple, oh ! cela, c’est différent : je ne me sens pas le droit de le pardonner. Je souhaite, sans l’espérer, que personne n’ait de compte à rendre, que personne n’ait de châtiment à subir dans un avenir prochain.

Pourtant, mon ami, quel bonheur, si, par un de ces dénouements inattendus qui sont toujours dans les mains de la providence et qui désarment subitement les passions coupables des uns et les légitimes colères des autres ; quel bonheur, si, par un de ces dénouements possibles, après tout, que l’abrogation de la loi du 31 mai permettrait d’entrevoir, nous pouvions arriver sûrement, doucement, tranquillement, sans secousse, sans convulsion, sans commotion, sans représailles, sans violences d’aucun côté, à ce magnifique avenir de paix et de concorde qui est là devant nous, à cet avenir inévitable où la patrie sera grande, où le peuple sera heureux, où la république française créera par son seul exemple la république européenne, où nous serons tous, sur cette bien-aimée terre de France, libres comme en Angleterre, égaux comme en Amérique, frères comme au ciel.

Victor Hugo.
18 septembre 1851