Cours d’agriculture (Rozier)/BROUETTE

La bibliothèque libre.
Hôtel Serpente (Tome secondp. 465-470).


BROUETTE. On doit au célèbre Pascal l’invention de cette espèce de voiture si simple, si économique & si expéditive : cependant elle est, pour ainsi dire, inconnue dans la majeure partie de nos provinces méridionales.

La brouette, (Pl. 17, Fig. 1,) est composée d’une seule roue A, dont le moyeu B est en olive alongée par les deux bouts. On plante les rais C dans le plus épais de l’olive, qui se trouve être le milieu, & elles sont plantées droites ; quatre jantes forment la roue, qui pour l’ordinaire n’est point ferrée : cette roue a environ un pied & demi de diamètre. On fait deux limons ou brancards D D, de cinq pieds à cinq pieds & demi de longueur, & un peu cambrés ; on les assemble à deux pieds environ l’un de l’autre, par deux ou trois barres d’enfonçures, dont on voit les bouts en E E E ; on y ajoute deux pieds F F ; un des bouts de chaque limon destiné à être pris par l’homme, a une broche ou crochet G G, pour empêcher qu’il ne glisse de la main ; l’autre bout de chacun est percé d’un trou de tarrière H. On doit passer l’essieu à travers ces deux trous. Cet essieu n’est autre chose qu’une tringle ou cheville de fer, terminée d’un bout par une tête ronde, & de l’autre par une fente dans laquelle on fait entrer une clavette quand l’essieu est en place, de peur qu’il n’en sorte. Quand on veut monter la brouette, il suffit d’enfiler avec l’essieu les limons & le moyeu de la roue qui doit remplir l’intervalle entre les deux limons, & poser la clavette de fer.

On construit le surplus suivant l’usage auquel on dessine cette voiture. Si on veut, par exemple, transporter du sable ou de la terre, &c. on cloue sur les barres E E E, un fond de planche O, & sur chaque limon, un côté ou joue de planche N N. Le fond O, se nomme enfonçure ; on élève une autre enfonçure en face de la roue, qu’on nomme l’enfonçure de devant ; on la termine en haut par une pièce de bois plus épaisse & taillée en rabattant par les deux bouts supérieurs ; on la nomme le frontier P ; & pour soutenir, soit cet assemblage, soit les côtés, on fait entrer à chaque bout de longues chevilles de bois, savoir une en Q, qui coule le long du bout des joues, & l’autre en R, en arc-boutant ; on enfonce ces chevilles dans les limons. La cheville R, prenant du plat du frontier par devant, l’étaie & le soutient, ce qui est absolument nécessaire ; car le devant doit supporter principalement la charge qu’on met dans la brouette. Les planches d’à-côté qu’on a établies sur chaque limon, sont maintenues par une barre S, implantée dans le limon.

Cette brouette est fermée de trois côtés, afin que ce qu’on y met ne se répande pas ; mais si on veut voiturer du bois, des échalas, &c, ou autre chose solide, qui ne soit pas susceptible de se répandre, alors on ne fait point de côtés aux brouettes, & on les construit à claire-voie, sans enfonçure, sans côtés, & au lieu de l’enfonçure de devant, on ajoute des chevilles qui soutiennent le frontier, afin de la rendre légère autant qu’on le peut. (Fig. 2)

Ces brouettes sont très-utiles pour le service journalier d’un jardin, d’une ferme, &c. mais lorsqu’il s’agit de déblayer & de voiturer beaucoup de terre, le poids se trouve trop près de la main qui soutient la brouette & la fait mouvoir, & par conséquent fatigue beaucoup l’ouvrier sans avancer le travail. M. Munier, sous-ingénieur des ponts & chaussées de la généralité de Limoges, connu par plusieurs ouvrages, & sur-tout par son Recueil d’Observations sur l’Angoumois, a perfectionné ce genre de voitures, & voici les principes d’après lesquels il est parti.

Toutes les brouettes se réduisent, selon les principes de la mécanique, à un levier de la deuxième espèce ; le poids se trouve entre la puissance, qui est le manœuvre chargé de la rouler, & le point d’appui, qui est la roue. Il résulte de cette disposition, que le manœuvre a non-seulement la totalité du poids à rouler, mais encore à peu près la moitié de ce même poids à soutenir sur les bras. Il suit de là que l’ouvrier perd beaucoup de la force qu’il auroit à rouler, puisqu’il la partage & emploie la plus grande partie à soutenir le poids.

Lorsqu’il est arrivé au lieu de la décharge, il la renverse par le côté, la tourne sens dessus dessous, fatigue pour la verser en entier, & s’il n’est pas accoutumé à manier la brouette, il est souvent entraîné par elle.

Le levier de la deuxième espèce paroît le plus propre à servir de base à la construction des brouettes. Partant de-là, on peut employer deux moyens pour diminuer considérablement le poids que le manœuvre aura à porter en roulant ; le premier en alongeant beaucoup le brancard ou limon, en faisant en sorte, par exemple, que la distance de la puissance au centre de gravité du poids, soit triple ou quatruple de celle du centre de gravité du même poids, au point d’appui qu’on suppose être dans la verticale qui passe par le centre de la roue ; mais la longueur de cinq à six pieds environ des brouettes n’est déjà que trop embarrassante, sans chercher à augmenter encore l’inconvénient de la décharge. Il vaudroit donc beaucoup mieux diminuer cette longueur. Le second moyen pour diminuer la charge du manœuvre, est d’en rapprocher le centre de gravité le plus près qu’il sera possible du point d’appui.

Or, pour faire trouver le centre de gravité du poids, il faut nécessairement que la caisse de la brouette soit enlevée & attachée par-dessus la roue, ce qui semble, en remédiant à la pesanteur du poids dans les bras du manœuvre, promettre aussi de la facilité pour la décharge. En effet, si on adapte sur la roue de la brouette, une caisse évasée, & que le manœuvre lève les brancards jusqu’à ce que cette caisse soit suffisamment inclinée sur le devant, pour que la charge puisse couler, on croiroit avoir construit une brouette parfaite, mais on se tromperoit ; car il résulte de ces dispositions des défauts essentiels & faciles à concevoir. Passons à la description de la nouvelle brouette.

On remarque que ce qui empêche le déversement du poids dans les brouettes ordinaires, est que son centre de gravité E, (Fig. 3) répond à peu près au milieu du levier, & est suspendu par trois points qu’on peut regarder comme trois appuis posés triangulairement. Le premier est à la roue, & les deux autres, un à chaque main qui soulève la charge. Or, les points étant conçus joints par des lignes droites, forment un triangle isocèle A B C, dans la perpendiculaire duquel A D, & au point E, répond le centre de gravité du poids, ce qui fait qu’il ne peut tomber vers le centre de la terre, ni beaucoup s’écarter à droite ou à gauche. On sent de-là que le centre de gravité étant censé aller de A en D, en parcourant tous les élémens du triangle le long de sa perpendiculaire, le déversement diminuera à mesure que le centre de gravité approchera plus de A que de D ; mais aussi la charge de la puissance diminuera, de manière que si son conçoit le centre de gravité du poids, situé dans la même verticale que E, le déversement sera le plus grand, & le poids le plus petit, & même zéro par rapport à la puissance.

On voit aussi que plus les brancards de la brouette seront raccourcis, plus il sera facile de soutenir le déversement du poids, qui agira alors sur les leviers plus courts, A F & A G. Il suit de-là, qu’en adaptant une seule roue à une brouette, il n’est guère possible de la rendre commode & utile dans la pratique, sans que le manœuvre ait les bras chargés d’une partie du poids ; mais cette partie du poids ne sera pas incommode, soit lors du roulage, soit lors de la décharge, quand elle n’excédera pas quinze à vingt livres. Pour y parvenir, on a jugé à propos de poser les tourrillons A, (Fig. 4) qui supportent la caisse à bascule, de manière qu’ils répondent à plomb sur l’essieu B de la roue, lorsque la brouette roule ; & que la partie A C de la caisse, depuis les tourrillons jusqu’à son extrémité du côté de la puissance, soit de quatre pouces environ plus longue que la partie restante de l’autre côté. On a réduit aussi les brancards à trois pieds & demi de longueur seulement ; savoir, trois pieds trois pouces depuis le tourrillon de la roue jusqu’à l’extrémité du côté de la puissance, & trois pouces de l’autre côté, à cause de la force qu’il faut laisser à ces brancards, par rapport au frottement de l’essieu de la roue : moyennant ces précautions, le déversement du poids n’est presque pas sensible, le manœuvre le maintient facilement & roule aisément sa brouette.

Construction d’une seconde brouette à deux roues. Il est évident qu’en adaptant deux roues à une brouette, il n’y aura plus de déversement, & qu’on pourra faire répondre le centre de gravité de la caisse à bascule dans les tourrillons de la même bascule, & les placer de manière qu’ils répondent à la même verticale que l’essieu des roues : mais afin de conserver la solidité de l’essieu & des roues, on assemble les roues fixément, comme celles de la première brouette, à dix pouces de distance (Fig. 5) de milieu en milieu, sous la caisse à bascule. Cet éloignement des roues suffit pour aider un manœuvre à maintenir avec facilité le déversement que les petites inégalités du terrain pourroient occasionner.

Il est mieux aussi de donner quatre pieds & demi de longueur au brancard de cette seconde brouette, au lieu de trois pieds & demi qu’on a donnés à ceux de la première, ce qui ne change en rien les dispositions du corps de ces brouettes, comme on peut le voir, (Fig. 4) où ce ralongement D est supposé.

La charge des brouettes ordinaires, dans un travail continué du matin au soir, est d’un pied cube de terre ; le manœuvre le plus fort n’y résisteroit pas si on le chargeoit davantage : la charge d’une brouette à bascule à une roue, peut être régulièrement d’un pied & demi cube ; & suivant les essais que M. Munier a faits, le même manœuvre roule plus aisément cette charge dans toutes sortes de chemins, soit en plaine, soit en montant, & à plus forte raison en descendant, qu’il ne fait un pied cube, avec la première ; d’où cette brouette augmente le transport d’un tiers dans le même tems, & dans toutes sortes de circonstances.

Si l’on compare à présent la nouvelle brouette à bascule à deux roues avec l’ancienne, il suit des mêmes épreuves, que dans un mauvais chemin qui seroit raboteux, en plaine, ou en montant, ou dans lequel il y auroit de la boue ou terres mouvantes, dans lesquelles les roues enfonceroient de trois à quatre pouces, la première n’auroit aucun avantage sur la seconde, parce que l’augmentation des frottemens dans une, lors du roulage, équivaut à la charge que le manœuvre est obligé de porter sur ses bras dans l’autre. M. Munier a fait charger la brouette à deux roues de deux pieds cubes de terre ; le manœuvre la rouloit dans les chemins, mais sans rien porter, sans éprouver aucun balancement, au lieu que le déversement dans la brouette à bascule & à une roue, devenoit difficile à soutenir, ce qui fait qu’on limite la charge, pour tous les cas, seulement à un pied & demi cube. M. Munier a fait ensuite charger l’ancienne brouette de deux pieds cubes des mêmes terres ; elle rouloit aisément sans qu’il fût même beaucoup nécessaire de la pousser ; mais le manœuvre n’en portoit pas moins un poids d’environ cent livres sur les bras, ce qui le fatiguoit extrêmement, & rendoit le transport insoutenable. L’avantage de porter très-peu de chose, rend la charge de deux pieds cubes de terre aussi facile à rouler en descendant, avec la brouette à deux roues, que celle d’un pied cube avec l’ancienne ; d’où il suit que l’une double le transport de l’autre dans le même tems ; mais afin de charger deux pieds cubes de terre dans cette brouette, il faut en augmenter la caisse, en la faisant un peu plus large que celle de la brouette à bascule à une roue ; c’est pourquoi on a espacé les brancards de la brouette à deux roues, (Fig. 5) de deux pieds dans œuvre, à l’endroit où l’essieu est réduit à dix-huit pouces, à l’extrémité de la caisse du côté de la puissance.

On peut aussi conclure des épreuves citées, qu’on pourroit, dans les grandes entreprises, avoir ces deux espèces de brouettes en nombre égal.

La décharge des nouvelles brouettes se fait d’un coup de main. Le manœuvre étant arrivé à la crête du remblai, appuie les genoux sur la traverse de devant, pour être en force ; il lève des deux mains le derrière de la caisse pour la faire basculer, le moindre effort suffit pour cela ; les terres coulent naturellement en remblai, sans qu’il soit besoin de régulateur : il remet la caisse dans son premier état, sans quitter sa position, & s’en retourne. Tout cela est beaucoup plus expéditif & commode, que de décharger cette brouette par le côté ; on ne fait d’ailleurs aucun effort qui tende à sa destruction ; la partie antérieure des roues retient le fond de la caisse, & l’empêche de se renverser en entier.

Les roues sont toujours à couvert ; elles sont construites bien plus solidement que les autres. Les quatre rayons sont de deux pièces qui traversent l’essieu dans lequel ils sont assemblés à mi-bois, & dont les deux extrémités seulement portent & roulent dans les brancards, afin que les frottemens soient moindres.

Les deux petits tourrillons qui servent de bascule à la caisse, sont de fer ; ils sont également reçus dans les brancards, sont soudés & attachés le long du parement intérieur ; & sous le fond de la caisse, avec des cloux moyens de plancher, rivés de l’autre côté.

Les brancards sont solidement assemblés par trois traverses qui fournissent cinq tenons passant de chaque côté, que l’on arrête solidement au dehors par une cheville de bois. Les deux traverses sous la caisse servent en même tems à la supporter, & celle du milieu en retient aussi le fond par une entaille ou redan pratiqué dans toute sa longueur entre les deux brancards.

On remarque que le fond de la caisse est beaucoup incliné du côté de la puissance, lorsque la brouette est posée sur ses pieds. Cette inclinaison est essentielle & ne peut être trop grande, afin que lorsque le manœuvre roule les terrasses, même dans les plus fortes pentes, le fond de la caisse soit encore un peu incliné du côté de la puissance, pour retenir les terres, les empêcher de retomber sur le devant, & de se décharger en chemin avant d’être arrivées à leur destination.

On a donné un pied de profondeur à la caisse, dans le fond insensiblement réduit à neuf pouces, à la naissance de la courbe qui termine ses côtés : cette construction la rend un peu plus pesante sur le derrière ; & cette pesanteur, jointe à son inclination, fait que lorsque le manœuvre la ramène après la décharge, elle se maintient solidement sur les traverses qui la soutiennent, sans faire aucun mouvement qui tendroit à la faire basculer. On a encore à craindre cet inconvénient pour le transport des terrasses, parce qu’alors les terres étant jetées, & se ramassant en plus grande quantité sur le derrière que sur le devant, comme on le fait, par exemple, pour les tombereaux, le centre de gravité du poids se trouve toujours un peu au-delà de l’essieu entre le point d’appui & la puissance.

Il reste encore à parler du prix des nouvelles brouettes. Les brouettes ordinaires, dont les pieds & la roue sont en bois d’ormeau, & le corps en planches de peuplier, d’un pouce d’epaisseur, coûtent en Angoumois cinq livres pièce, prêtes à rouler ; & les nouvelles brouettes y ont coûté, en se servant du même bois, celles à une roue, six livres, & celles à deux roues, sept livres ; ce qui suffit pour en établir le prix par-tout.