Cours d’agriculture (Rozier)/CANARD SAUVAGE

La bibliothèque libre.
Marchant (Tome onzièmep. 298-311).


CANARD SAUVAGE, (Anos boschas Lin.) C’est la souche des nombreuses tribus de canards qui peuplent nos basses-cours. Les ornithologistes rangent ces oiseaux dans le genre du même nom, dont les caractères sont : le bec lamelleux, dentelé, convexe et obtus ; les narines ovales ; la langue ciliée et obtuse ; les pieds palmés ; les trois doigts antérieurs unis par des membranes entières, et celui de derrière dégagé. Ce genre fait partie de l’ordre des oiseaux palmipèdes, qui ont le corps à peu près conique, un peu comprimé sur le plan vertical, et les doigts des pieds joints par une large membrane.

Le mâle de l’espèce du canard sauvage se distingue par les riches couleurs qui brillent sur son plumage, et par une petite boucle de plumes relevées en demi-cercle sur le croupion. Un petit collier blanc sépare le vert d’émeraude dont la tête et la moitié du cou sont parées, du beau brun pourpré qui couvre le bas du cou en devant, ainsi que la poitrine ; le croupion est d’un noir changeant en vert foncé, et le reste du corps est rayé de noirâtre sur un fond gris. Cette dernière couleur est celle de la queue et des ailes ; mais celles-ci portent sur leur milieu une bande d’azur avec une double bordure blanche et de bleu velouté. Les yeux sont bruns, et les jambes d’un orangé vif ; un mélange de jaune et de vert couvre le bec. L’habit de la femelle est moins brillant ; et, à l’exception de la tache de l’aile qui a de l’éclat, moins cependant que dans le mâle ; son plumage ne présente que deux nuances ternes et sombres, le brun, et le gris teint de roux.

Les canards voyagent pour ainsi dire sans cesse ; ils passent et repassent d’un pays à un autre, et on les voit dans presque toutes les parties du monde. Ils volent par troupes rangées en triangle régulier ; leur vol est élevé, sifflant, et il ne s’exécute guères que pendant la nuit. Les contrées les plus septentrionales sont leur vraie patrie ; ils ne viennent dans les pays tempérés qu’au commencement de l’hiver, et ils y sont les précurseurs des frimas. Les bords de la mer, les marais, les étangs, les rivières sont les lieux où ils vivent presque toujours plusieurs ensemble. Lorsque la gelée durcit la surface des eaux dormantes, ils gagnent les sources et les courans ; mais, dans les climats du nord, ils se réunissent en prodigieuse quantité, et ils y couvrent les lacs et les rivières ; c’est là qu’avant la fin de nos hivers, ils se rendent de toutes parts pour y nicher. Cependant ils n’abandonnent pas tous les eaux de nos contrées ; on y en trouve pendant l’année entière ; ils y font leurs couvées ; ils y restent, par exemple, en assez grand nombre dans les étangs de l’Auvergne, pour que les habitans des villages voisins puissent faire, en été, une ample provision des œufs de ces oiseaux.

Ces œufs, qui sont fort bons à manger, forment une ressource importante pour quelques nations. En Islande, on les amasse par milliers, et au delà de ce que les habitans peuvent en consommer. Au Tonquin, on les conserve avec une pâte composée de brique pilée et de sel, dont on les enduit ; mais on n’en mange que le jaune, qui sert d’assaisonnement à d’autres mets.

À l’époque des couvées, les canards s’apparient, non sans que les mâles se soient livré de rudes combats pour la possession des femelles. Les deux sexes sont animés d’une égale ardeur, et ces oiseaux sont aussi lascifs que voraces. Leur nid consiste en joncs plies ou coupés, et ils le posent plus ordinairement au milieu des eaux, sur des touffes de plantes aquatiques, quelquefois dans les bruyères, sur des meules de paille, et même sur de grands arbres. Dans quelque position que ce nid soit placé, la femelle a soin de le garnir, à l’intérieur, du duvet qu’elle s’arrache elle-même sous le ventre. Elle couve seule pendant trente jours ; le même jour voit éclore les canetons d’œufs obtus et blanchâtres ; chaque couvée est communément de seize petits qui, presque aussitôt leur naissance, vont à l’eau avec leur mère. Si le nid est dans un lieu trop élevé, pour que les nouveaux nés puissent en descendre sans risque, le père et la mère les prennent à leur bec et les transportent à l’eau l’un après l’autre. Les canetons, long-temps couverts d’un duvet jaunâtre, ont bientôt pris tout leur accroissement, quoiqu’ils ne soient pas en état de voler avant trois mois ; on leur donne alors le nom de halbrans. Ceux qui naissent en Lorraine ont les ailes assez formées et assez fortes, au mois d’août, pour voler à la Saint-Laurent, (10 août) halbran volant, y dit-on proverbialement. Si l’on veut faire la distinction d’un jeune canard sauvage et d’un vieux, il suffit d’examiner les pattes ; celles du jeune oiseau sont d’un orangé pâle, au lieu que cette couleur est vive sur les jambes du vieux canard. En arrachant une des grosses plumes de l’aile, on connoît encore si le canard est jeune, à la mollesse et à la sanguinolente du bout de cette plume.

La voix du canard est, comme on sait, rauque et résonnante ; les femelles ont le babil plus varié et plus bruyant que les mâles. Ces oiseaux se nourrissent de petits poissons, de grenouilles, d’insectes, de blé, de glands, de denticule commune, et d’autres plantes aquatiques.

Veut-on n’être pas trompé lorsqu’on achète un canard, et ne pas être exposé à faire emplette d’un canard domestique au lieu d’un canard sauvage ? il faut savoir que les formes du canard sauvage sont plus élégantes que celles du canard domestique ; et cette différence tient au développement que le premier peut donner à toutes ses facultés, dans son état d’indépendance ; tandis que le second, réduit à se traîner dans l’esclavage et dans la fange, s’est déformé à l’extérieur, comme avili dans son instinct. Le canard sauvage se reconnoît encore aux écailles d’une grandeur égale, fines et lustrées, dont ses pieds sont recouverts, à ses jambes déliées, aux membranes moins épaisses, aux ongles moins obtus et plus luisans. Apprêté sur nos tables, il est aisé de ne pas le confondre avec le canard domestique, dont l’estomac forme un angle sensible, au lieu que cette partie est toujours arrondie dans le canard sauvage.

On peut élever des canards sauvages dans les basses-cours, soit en les y mettant fort jeunes, soit en faisant couver des œufs par une cane domestique. Les canetons s’apprivoisent assez bien ; mais si on ne prend pas la précaution de leur casser ou de leur brûler le fouet de l’aile, ils s’envolent et partent pour toujours, dès qu’ils ont pris toute leur force et toutes leurs plumes. J’ai vu, aux environs de Saarbruck, un étang appartenant au prince de ce nom, entièrement entouré de murs, dans lequel vivoit et multiplioit une multitude de canards sauvages que l’on avoit mis dans l’impuissance de voler.

Chasse du canard sauvage. L’excellence de la chair du canard sauvage en fait un mets très-recherché, et bien supérieur au canard domestique, pour le goût et pour le fumet. Par-tout, et principalement dans les grandes villes, on connoît ces pâtés qui font la gloire des pâtissiers de la ville d’Amiens ; c’est le canard sauvage qui en fait le corps et le mérite. Sous quelque forme, au reste, que cet oiseau paroisse sur nos tables, il y est toujours accueilli par les suffrages et l’appétit des gourmets.

Cette estime dont jouit le canard, assez fatale d’ailleurs, puisqu’il la paie de sa vie, a multiplié contre lui les pièges et les moyens de destruction. Chaque canton fréquenté de ce gibier a là-dessus ses routines ; chaque paysan a ses ressorts et ses pratiques. Je vais, sans trop m’appesantir sur les détails assez connus, présenter sinon toutes, du moins les plus efficaces et les plus généralement usitées des différentes chasses dont le canard est l’objet. L’instinct qui le ramène sans cesse sur les eaux, fixe nécessairement sur les bords des grèves et de tous les endroits marécageux, le principal théâtre de la guerre que l’homme lui déclare, et les habitudes, ainsi que les appétits de ce gibier, achèvent d’en déterminer Tes pratiques.

De là sont venues les chasses au fusil, à l’affût et aux réverbères celles à la glu, aux hameçons, aux collets ou lacets, qu’on appelle aussi à la glanée, lorsque le piège est appâté de blé cuit ; aux collets à ressort ou aux pinces, et enfin aux filets. Dans plusieurs de ces chasses, il est utile, et même nécessaire, d’être aidé d’appelants ou canards vivans, dont la voix serve à amener aux pièges les passagers : ces appelants, pour rendre un bon service, doivent être de race sauvage, pris jeunes et élevés parmi ceux de basse-cour. Lorsqu’on a pu se procurer des petits de cette espèce, on les rend sédentaires, en leur brûlant le bout des ailes, quand elles commencent à se former, ce qui a lieu environ à l’âge de trois mois. À défaut de canards sauvages pour servir d’appelants, on peut employer des canards domestiques dressés à ce manège.

Chasses au fusil. Les manières diverses de chasser les canards au fusil ne sont, à proprement parler, qu’un affût continuel, mais dont le moment, la durée, les préparatifs, enfin les accessoires, varient à l’infini, selon les moyens du chasseur et la nature des lieux qu’il fréquente. Il est pour cela des méthodes particulières à certaines régions et à certaines localités ; il en est de plus générales et applicables à peu près à toutes les circonstances.

Lorsque, dans l’intérieur d’un pays, il ne se rencontre que des étangs de médiocre étendue, et de petites rivières, lieux qui n’attirent guères que le canard sauvage proprement dit, on peut, en se promenant aux heures et aux saisons propices, au bord des eaux, espérer d’y rencontrer ce gibier, et lui faire une chasse fructueuse. Si l’on a découvert, en été, une couvée d’halbrans qui déjà commence à voler et fréquente quel qu’eau dormante, il faut, dès le grand matin, en battre les bords, où l’on est sûr de les rencontrer barbotant parmi les herbes ; on les y retrouve aussi volontiers vers l’heure de midi ; ils se laissent approcher d’assez près pour les tirer très-commodément. Quelques auteurs de traités de chasse conseillent néanmoins de se servir, en cette circonstance, de la vache artificielle, (Voyez ce mot) précaution utile, si l’on veut, mais qui, dans ce cas, ne paroit pas d’une absolue nécessité. Quand on peut parcourir en bateau l’étang fréquenté des halbrans, il est facile, à toute heure du jour, de les y poursuivre et de les faire lever du milieu des grandes herbes qui les cachent, et où ils reviennent sans cesse après avoir fait une tournée vers les champs. Leur destruction devient plus facile encore, si on a eu le bonheur de tuer la mère, car alors, une cane domestique, qu’on attache par la patte au bord de l’eau, réunit autour d’elle, en canetant, toute la couvée devenue orpheline ; si alors on ne veut pas se servir du fusil, on peut placer autour de la cane des hameçons appâtés comme il convient, et où les petits se prendront tous. (Voyez, plus bas, la chasse aux hameçons.)

Dans les commencemens de l’automne, et lors de l’arrivée des canards voyageurs, les étangs et marécages redeviennent, pendant le jour, leurs retraites habituelles ; ils s’y tiennent à l’abri des joncs et autres herbes aquatiques : c’est alors que, si plusieurs chasseurs se réunissent, les uns peuvent se tenir sur les bords, les autres les parcourir, ou même avancer dans l’eau à l’aide d’un batelet, s’il est possible, et forcer, avec des bâtons ou des pierres, le gibier à se lever des lieux présumés sa retraite. Il est bon de remarquer qu’il n’est pas besoin de précipiter son coup de fusil sur le canard qui par, nattendu qu’il ne s’éloigne pas, en s’enlevant, comme un gibier qui file droit. C’est une règle établie parmi les chasseurs, qu’on a autant de facilité d’ajuster un canard qui se lève à soixante pas, qu’une perdrix qui part à trente.

L’hiver, lorsque les gelées commencent, c’est l’époque de l’affût strictement dit. À la faveur de la brune, on attend, au bord des eaux, la descente des canards ; ils viennent s’y jeter au déclin du jour, et on peut les tirer soit au vol, soit à leur chute dans l’eau. Cette chasse est ordinairement très-favorable, parce que les canards, au moment des premiers froids, sont dans une grande agitation, et circulent avec beaucoup plus d’activité ; enfin, lorsque la gelée, devenue plus forte, leur a retiré leurs asiles ordinaires, on les attend avec succès aux fontaines abritées et aux eaux chaudes et petites rivières que la glace ne couvre jamais. Leur perte y est d’autant plus assurée ; que ces endroits, seuls propres alors à satisfaire leurs besoins, sont plus rares, et par-là même le point d’un plus nombreux rassemblement. L’heure du matin est préférable pour battre les bords des petites rivières qui ne gèlent point. On y trouve infailliblement les canards enfoncés dans les cavités et sous les racines des arbres prolongées dans l’eau : c’est là qu’ils cherchent toutes les espèces de petits poissons dont ils font leur nourriture, et qu’ils se laissent approcher de très-près, attendant souvent même, pour partir, que le chasseur soit passé. Quelques Traités, particulièrement l’Aviceptologie française, recommandent la méthode de tirer le canard sauvage à la faveur d’une lumière disposée en réverbère. Ce dernier ouvrage a acquis assez d’autorité, pour qu’on puisse le citer avec confiance ; cependant je remarquerai que plusieurs praticiens n’accordent pas à cette chasse la même faveur ; quoi qu’il en soit, voici en quoi elle consiste : l’essai n’en est ni difficile, ni dispendieux.

L’on a un chaudron de cuivre bien nettoyé et bien clair en dedans, et une casserole de terre ou quelque vase semblable qu’on remplit de suif ou d’huile, et qu’on garnit de trois ou quatre mèches ; on voit que c’est une espèce de lampion. Avec cet attirail, on se rend, sur-tout pendant les nuits d’automne, sur le bord, des rivières ou des étangs ; on allume son lampion qu’on place à la gueule du chaudron, soutenu par un des chasseurs, de manière que le reflet de la lumière aille jouer sur l’eau, environ à la portée du fusil. Non seulement les canards, mais encore les autres oiseaux aquatiques sont attirés par le fantôme lumineux qu’ils saluent de leurs cris, comme si c’étoit un rayon de l’aurore naissante. C’est, pour les chasseurs armés de fusils, le signal d’avancer doucement, et avec précaution, se tenant toujours derrière le porte-réverbère, pour ne pas se faire appercevoir des oiseaux qui commencent à jouer et qu’ils peuvent alors tirer à leur aise. Si un homme seul entreprenoit cette chasse, il faudroit qu’il fixât son chaudron à quelque pieu, derrière lequel il se tiendroit, après avoir placé son lampion convenablement ; mais il seroit obligé de transporter son attirail à chaque coup de fusil qu’il lâcheroit, parce que le gibier ne reviendroit pas au même lieu et au même piège. On peut aussi, dit-on, faire cette chasse sur les rivières, au moyen d’un bateau couvert de roseaux, et dans lequel un ou plusieurs chasseurs se laissent dériver au courant, après avoir ajusté sur le devant une lumière quelconque, ou un réverbère du genre de celui qui vient d’être décrit.

Dans les pays voisins de la mer, les canards sauvages, et autres oiseaux aquatiques qui se rapprochent de cette espèce, passent régulièrement, le soir et le matin, de la mer aux eaux douces qui l’avoisinent, et de celles-ci à la mer. Ce passage habituel donne encore lieu à des affûts très-profitables au chasseur expérimenté. Il a soin de se cacher, au déclin du jour, dans des trous et des cabanes, au bord des marais naturels ou des mares pratiquées dans des bas-fonds pour recevoir et retenir les pluies. Pour y attirer plus sûrement le gibier, on place autour de soi des appelants vivans ou tout au moins des simulacres d’oiseaux faits de terre ou de bois peint, ou même de peaux d’oiseaux empaillées ; ces machines s’appellent formes en quelques lieux, étalons dans d’autres, se posent sur des piquets enfoncés dans l’eau, ou flottent à la surface, quand elles sont faites de matières capables de surnager. Le matin, et à l’heure du retour des oiseaux vers la mer, on les attend sur les bords, dans des rochers ou des huttes faites de pierres et recouvertes de varech ou de terre. Ces mêmes retraites peuvent aussi servira l’affût du soir, pour tirer le gibier à la sortie de la mer. On peut enfin les fréquenter encore en plein jour, soit aux marées basses, lorsque les oiseaux aquatiques viennent chercher sur la vase le frai, les petits poissons, les herbes marines, etc. ; soit par les grands vents qui les obligent à quitter la mer où ils ne peuvent se tenir à flot, et à chercher un abri dans les prairies et les marais voisins.

À la suite de ces notions générales, où j’ai rassemblé les détails les plus essentiels et propres à guider, à peu près par-tout, la marche du chasseur qui veut tirer les canards sauvages, j’ai cru devoir placer quelques méthodes plus particulières à certains endroits, et presque exclusivement adaptées à leurs localités. Leurs avantages m’ont paru les rendre dignes d’être connues, et peut-être, par suite, imitées par des propriétaires dont les possessions offriroient des circonstances et des localités approchantes de celles où ces méthodes sont si heureusement appliquées. Un des cantons de France les plus riches en oiseaux aquatiques, et qui suffit en grande partie à en approvisionner Paris, est ce pays où coule la Somme, depuis Amiens jusqu’à la mer. Il s’y pratique, entr’autres chasses, celle dite à la hutte ; elle passe pour une des plus destructives des canards. La hutte est une petite cabane basse pouvant contenir un ou deux hommes seulement. On la forme de branches de saule recouvertes de terre, sur laquelle on plaque du gazon. Sa place doit être à la proximité d’un marais, et sur le penchant d’une mare naturelle ou artificielle de cinquante à soixante pas de diamètre, et où l’on puisse conduire l’eau d’une fosse voisine, s’il n’y en séjourne point naturellement une assez grande quantité. Le pied de cette hutte doit baigner dans l’eau ; mais son intérieur doit être assez exhaussé pour que le chasseur, que dans le pays on nomme hutteur, y repose à sec. Son équipage se compose d’une couverture pour l’envelopper dans les grands froids, et se coucher sur la paille étendue dans la hutte, d’une paire de bottes impénétrables à l’eau, d’un barbet dressé à aller chercher les canards et autres oiseaux tombés sous les coups de fusil, d’un fusil de gros calibre on d’une canardière, armes dans lesquelles on peut forcer la charge de poudre et de plomb, de manière à ce que souvent un seul coup abat douze ou quinze pièces ; enfin de quatre à cinq appelants ou canards demi-sauvages, demi-privés, parmi lesquels un ou deux mâles, et quelquefois de ces figures de canards plantées sur des piquets appelés étalons, et déjà décrites plus haut.

Comme toutes les chasses aquatiques forcent souvent à descendre dans l’eau, je crois que le lecteur trouvera avec plaisir la recette pour se procurer des bottes imperméables.

Dans une mixture encore chaude de suif fondu avec de la cire, de l’huile ou de la graisse de lard, on verse de la térébenthine ; on recouvre le tout, et on le conserve dans un vase exactement bouché. Pour s’en servir, on verse de ce mélange, autant que l’on croit en employer, dans un poêlon, et on le fait chauffer ; les bottes et souliers doivent également être chauffés, et sur-tout bien séchés, après quoi on les enduit de cette cire avec un pinceau qu’il est nécessaire d’avoir laissé tremper. On a soin d’en bien remplir les coutures.

Après cette courte digression, je reviens au hutteur, que nous avons laissé muni de tout son attirail. Sa chasse commence au mois de novembre, et finit au Carême : elle n’a lieu que la nuit, excepté toutefois pendant les premiers jours de la gelée ou du dégel. À ces deux époques, on peut hutter avec fruit pendant le jour, parce que les canards reçoivent de la température dominante le sentiment d’une agitation inquiète, qui ne leur permet pas de reposer. Le clair de lune n’est pas non plus un moment très-favorable, parce que le gibier distinguant mieux les objets, est plus méfiant et approche moins du piège où il est nécessaire de l’attirer. Mais, quand le chasseur a pris un temps convenable, il place sur l’eau ses formes d’oiseaux, attache plus près de lui ses appelants, qui sont retenus par la patte à un piquet enfoncé à fleur d’eau ; puis, enfermé dans sa hutte, il attend patiemment que les canards et autres oiseaux, attirés par ses appelants, viennent s’abattre sur la mare, où il les tire à la faveur des trous ou meurtrières pratiquées à cet effet à la cloison de sa cabane. Au défaut de hutte, et principalement de terrain propre à la construire, d’autres chasseurs se creusent des trous, le long des bords de la Somme, et, au moyen d’appelants attachés près d’eux, exercent sur les habitans de la rivière la même industrie que le hutteur sur ceux qui fréquentent sa mare.

J’ai déjà dit que l’habitude commune aux canards et autres oiseaux palmipèdes, de quitter la mer le soir pour y retourner le matin, pouvoit déterminer contre eux l’heure et la pratique d’un affût avantageux. Cet affût s’exerce spécialement et d’une manière remarquable le long des côtes de la Basse-Normandie, et particulièrement dans le canton appelé le Cotentin, où des marais situés à une ou deux lieues de la mer offrent aux canards l’asile qu’ils recherchent en quittant les grandes eaux. Dans ces marais se trouvent des mares d’un demi-arpent : à six ou huit pieds du bord, sur un massif, au milieu de roseaux et de jeunes plants de saule et d’osier, on construit une petite cabane recouverte en chaume, et si basse qu’un homme à genoux en touche le toit avec sa tête. C’est là qu’un chasseur, muni d’appelants qu’il arrête aux environs de sa cabane, et sur-tout de mâles de race sauvage, qu’il enferme avec lui, attend le passage des canards aux heures du matin et du soir. Dès qu’il entend ou apperçoit une bande de voyageurs, il donne la volée à l’un de ses mâles qui se joint à eux, et, aidé des cris des appelants femelles, les attire à la mare où le chasseur s’est posté. On assure que le canard privé qui fait pour son maître l’insidieux office de conducteur, a l’instinct de se séparer de la troupe qu’il a amenée au piège, et de se rapprocher de la cabane d’où doit pleuvoir sur les étrangers le plomb meurtrier. Je citerai, en traitant la dernière espèce de chasse, un autre exemple de cet instinct.

La rivière de l’Armance, qui prend sa source à Chaource en Champagne, donne aussi lieu, par la nature de ses eaux, à une chasse particulière au pays qu’elle arrose. Ses eaux, fraîches en été, sont chaudes en hiver ; elles se répandent en plusieurs endroits sur de vastes prairies très-unies et point entrecoupées de fossés ni de plantations. Lorsque ces prairies gèlent, elles forment un grand plateau de glaces, tandis que le courant même de la rivière n’est jamais interrompu. Aussi est-il alors le rendez-vous de bandes nombreuses de canards sauvages. Les riverains leur font la chasse au fusil, au moyen d’une huile ou espèce de grand panier d’osier, large de trois pieds sur quatre, haute de six, et recouverte d’un enduit de fiente de vache et de glaise. Cette hutte repose sur deux traverses, ou pièces d’équarrissage, fixées en croix, et aux extrémités desquelles sont des rouleaux placés de manière à tourner dans toutes les directions. Le chasseur armé de boites impénétrables à l’eau, d’un croc de batelier, et d’un fusil ou canardière, pose ses pieds sur ces traverses, et, quand il veut changer de place, il appuie son croc sur la glace, presse de ses pieds les traverses, et se dirige où il le juge convenable. C’est toujours vers les mêmes points de la rivière où l’on a observé que les canards se portent pendant le jour ; et là, le bruit de leurs mouvemens guide contre eux l’oreille et la main du chasseur. Ces expéditions se font la nuit : on ne sort point de sa cabane pour ramasser sa proie à chaque coup de fusil tâché ; on attend le jour pour recueillir tout à la fois. Les chasseurs d’un canton se partagent le cours de la rivière, et nul n’empiète sur les limites de son voisin.

Enfin, il se fait, sur la Saône et dans les prairies qui l’a voisinent, une chasse aux canards, sarcelles et autres oiseaux d’eau, qui passe pour très-fructueuse, sur-tout lorsque les prairies sont inondées, et que l’on peut les parcourir en bateau. Ces bateaux sont construits exprès pour cet usage ; dans le pays, on les appelle fourquettes, et il y en a de trois sortes : la petite, la moyenne et la grande. La première est en sapin, longue de dix pieds au plus sur deux de large au fond, et un pied de bord. La seconde, construite en chêne, a, de longueur, jusqu’à quinze pieds, deux et demi de fond et un de bord. Enfin, la troisième, aussi en chêne, a dix-huit à vingt pieds de long, trois au moins de large au fond, et un pied et demi de bord. Les deux premières servent par des temps calmes ; la troisième est propre à chasser dans un temps de vent. L’avant de ces bateaux est garni d’un fagot de menu bois solidement attaché, et dans le milieu duquel on a ménagé un trou pour passer le bout des armes ; ce fagot sert, de plus, à couvrir le chasseur et le rameur, assis à plat au fond du bateau. Les armes employées pour cette chasse sont connues dans le pays sous les noms de canardière et de grand fusil. Les chasseurs, outre le dernier, en ont ordinairement deux de la première espèce ; l’une dite grande canardière, et l’autre moyenne. La grande a jusqu’à sept pieds de canon, et se charge d’environ une once de poudre, et de plomb à proportion. Les deux canardières sont toujours posées au trou du fagot ; le grand fusil, plus portatif, est ménagé pour tirer au vol dans l’occasion. Ces armes se commandent exprès, à Saint-Étienne ou à Pontarlier. Le succès de cette chasse dépend beaucoup de la dextérité du rameur, et de son adresse à approcher le gibier. Un temps calme et sombre est une circonstance qui la favorise singulièrement ; de trop grands vents lui sont absolument contraires.

Telles sont les pratiques les plus généralement et utilement employées dans la chasse des canards au fusil ; il me reste à décrire celles où celle arme est remplacée par des pièges souvent non moins efficaces.

À la glu. Il faut prendre trois ou quatre livres de vieille et bonne glu, y ajouter, par chaque livre, deux poignées de charbon de paille, ou paille brûlée, et une très-petite quantité d’huile de noix ; on petit prendre pour base et pour mesure un dé à coudre qu’on remplit autant de fois qu’on emploie de livres de glu. Lorsque le tout est suffisamment mélangé, on enduit de cet apprêt des cordes d’une longueur proportionnée à l’espace que l’on veut tendre, et on en garnit quelqu’en droit recouvert de joncs et d’herbages que l’on connoît pour une retraite fréquentée des canards. Les cordes engluées doivent être tendues roides au moyen de piquets enfoncés dans le marécage jusqu’à ce que leur tête soit à fleur d’eau, et on les soutient élevées, d’espace en espace, par de petites bottes de joncs, ou en les faisant passer sur les herbes qui se rencontrent là naturellement. On peut, de plus, appâter les environs de nourritures recherchées des canards ; mais même, sans cette précaution, si l’endroit tendu est fréquenté par eux, il ne manque pas de s’en trouver quelques uns arrêtés par les ailes et les plumes, et qui finissent par se noyer à force de se débattre. Il n’est pas sans exemple de trouver pris à ce piège d’autres habitans des marais, et particulièrement des poules d’eau.

Aux hameçons. Ce piège se prépare au moyen d’hameçons à double crochet, connus sous le nom d’hameçons à canards, ou à brochets. On les appâte de diverses choses, et notamment de chairs crues, de mou de veau, de vers, de grenouilles, de petits poissons, ainsi que de glands et fèves, et sur-tout de morceaux de pommes presque pourries, dont on a remarqué, dans les pays à pommes, que les canards étoient très-friands. Les cordes auxquelles ces hameçons sont attachés, doivent elles-mêmes tenir à des piquets bien enfoncés sous l’eau, et avoir assez de longueur pour que l’appât nage à la surface. On l’y retient, lorsque cela est nécessaire, en le plaçant sur un petit morceau dé liége qui lui sert de table et de support. Il faut aussi en laisser quelques uns dormir sous l’eau, pour éviter l’uniformité du piège, et multiplier ses chances, et, par la même raison, ne pas disposer ses piquets avec trop de régularité. C’est encore une bonne précaution de répandre, quelques jours d’avance, aux environs de l’endroit où l’on veut placer ces hameçons, des appâts innocens qui familiarisent le canard à manger dans cet endroit, et l’accoutument, par le succès du régal qu’il y aura fait, à s’y livrer avec sécurité à ses appétits gloutons.

Quelques auteurs conseillent d’attacher tous ces hameçons dans la longueur d’une seule corde tendue par ses deux extrémités. Cette méthode, imaginée pour s’épargner la peine de tailler quelques piquets, est mauvaise, en ce qu’un seul canard pris, agite, en se débattant, tous les hameçons, et peut par-là empêcher toute une bande d’approcher du piège et même l’avertir de s’envoler.

Aux collets ou à la glanée. Il faut, pour cette chasse, se précautionner d’une assez grande quantité de collets, ou lacets, une centaine, par exemple ; on les fait de crin retors en cordonnet, et on les proportionne à la force de l’oiseau contre lequel ils sont préparés. Ces collets s’attachent à des piquets qu’on enfonce dans l’eau, à proportion de sa profondeur, et de manière à ce que les collets surnagent pour la plupart ; quelques uns aussi peuvent être enfoncés entre deux eaux. On sent, qu’en général, la longueur des piquets employés pour les diverses chasses aux canards, est arbitraire et proportionnée au plus ou moins de dureté et de ténacité du fond qui doit les recevoir. Ce qui doit guider le chasseur, c’est d’obtenir qu’ils soient assez fermes pour ne pouvoir être arrachés par le gibier, lorsqu’il est pris au lacet ; et, si le fond ne permettoit pas de cacher la tête du piquet sous l’eau, il faudroit la recouvrir d’herbes ou de roseaux dont l’aspect n’inspirât aucune méfiance au canard. Les bords des rivières ou marais, les prés inondés à la suite d’une pluie ou d’un débordement, sont des localités favorables pour y disposer les collets. On y jette tout autour, pour amorce ordinaire, du blé cuit dans de l’eau commune ; et, comme il a été remarqué plus haut, il est bon de répandre cet appât plusieurs jours de suite avant d’avoir tendu ses collets. Pour que le blé soit plus aisément trouvé par les canards, on nettoie, s’il est possible, le fond de l’eau ; ou bien encore, on a la précaution d’en couvrir des tuiles enduites de glaise, et que l’on place sous l’ouverture du lacet. On peut faire de ces mêmes tuiles le support des collets, en les perçant à leur milieu d’un trou propre à recevoir quatre branches de fil de fer que l’on tord ensemble dans une partie de leur longueur, et dont on replie les quatre extrémités supérieures en croix, en les terminant tout au bout par un crochet, où l’on attache les lacets. Les extrémités inférieures forment sous la tuile un anneau, tant pour empêcher le fil de fer de sortir de place, que pour servir à passer une corde, au moyen de laquelle on enfile, à quelque distance l’un de l’autre, plusieurs de ces appareils. Ce dernier soin est indispensable pour arrêter les tuiles qu’un seul canard pris peut déranger en se débattant. Je crois, au reste, que cette espèce de piège n’a rien de plus utile qu’un simple piquet, et est plus difficile à préparer ; que d’ailleurs, le piquet offre l’avantage de plus de solidité, qu’il se prête à servir par-tout, par la facilité de l’enfoncer à toutes profondeurs. On peut d’ailleurs multiplier les lacets autour du même piquet en perçant sa tête en croix, et la traversant de deux bâtons auxquels on attache les cordes des collets : par-là, on peut prendre plusieurs canards, et même d’autres oiseaux, les uns à côté des autres, sans qu’un prisonnier puisse servir d’exemple et d’avertissement à son voisin.

Aux collets à ressort et aux pinces. Les collets à ressort, et les pinces dites d’Elvaski, du nom de leur inventeur, sont deux instrumens dont le mécanisme est à peu près semblable ; leur différence est dans le moyen appliqué à arrêter le gibier. Un collet à ressort se fait d’un fort fil de fer tourné trois fois à froid, en spirale, autour d’un bâton d’une grosseur convenable ; ce qui présente la forme de trois anneaux concentriques s’élevant exactement l’un sur l’autre ; le reste du fil de fer, qui n’a point été employé dans ce contournement, s’étend de gauche et de droite en deux branches égales, terminées chacune par un œillet ; ce qui présente assez bien la forme d’un arc. Cette machine se pose sur une petite planche qu’on appelle sa base, un peu plus longue qu’une seule des branches, à partir du milieu de l’anneau ou de la spirale qui fait le ressort ; et cet anneau est arrêté à l’une des extrémités de la planche sur laquelle il est placé diamétralement, au moyen d’une simple ficelle, ou, ce qui vaut mieux, d’un fil de fer plus menu, qui embrasse la spirale et s’enfonce dans la planche. Par les œillets, formés au bout des bras du ressort, passe un collet de crin ou de soie, ou même d’une bonne ficelle, précisément assez long pour que le nœud coulant qui le termine soit serré, par l’extension du ressort, contre un anneau de fer fixé à l’autre extrémité de la base ou planche. Un peu au dessus de cet anneau, la base est légèrement échancrée de chaque côté ; ce qui forme deux crans dont on va voir l’usage. Pour tendre ce piège, on a une dernière pièce appelée marchette. C’est un bâton d’un bois léger et sec, égal en diamètre à la planche qui porte le ressort, applati d’un bout, à partir du tiers de sa longueur. Cette partie plate s’ajuste sous la base, au moment où l’on a rapproché les deux bras de l’arc jusqu’à se toucher. Alors, ces deux bras occupent un espace moindre que la largeur de la planche sur l’extrémité de laquelle ils sont réunis, et, pour les retenir dans cette position forcée, la partie plate de la marchette est armée de deux pointes ou petites broches de fer appelées arêtes, enfoncées verticalement, précisément au point où la base offre les deux crans mentionnés ci-dessus. On conçoit qu’alors les deux broches, fixées dans la marchette ajustée exactement, comme je l’ai dit, sous la base, sont reçues dans ces crans ; qu’elles doivent par-là déborder le niveau de la première planche, sur laquelle sont rapprochés les deux bras, et qu’ainsi, ce léger obstacle suffit pour les arrêter et les tenir serrés. :

Ou ouvre alors le lacet ou collet ; on le dispose en rond, sur le bout de la marchette qui dépasse le piège ; dans cet état, le ressort est prêt à jouer. Si on sème plusieurs de ces machines au bord des eaux dormantes, et qu’on les recouvre, jusqu’aux marchettes, de vase liquide qui les cache sans nuire à la détente, on peut espérer, en appâtant convenablement la place, de se trouver dédommagé de ses peines. Il faut, de plus, avoir soin d’arrêter cet appareil d’une manière assez solide pour qu’un canard, pris par la patte, ne puisse se sauver en l’emportant. La pince, dite d’Elvaski, offre la même construction dans son ressort, mais elle n’est point arrêtée sur une planche, et les extrémités des bras, au lieu de se recourber en œillet, font une pince coudée, et se resserrent, en décroisant, au point de courbure. Il est beaucoup de pays où les fumeurs ont des pinces absolument semblables, pour saisir de petits charbons, lorsqu’ils allument leurs pipes. Les cornes de la pince sont ouvertes lorsqu’on presse les deux bras du ressort en un point quelconque entre la spirale et le coude que fait chaque branche. C’est donc cette pression qui procure la tension du ressort, et, pour l’obtenir, on a une marchette formée d’un bâton qui s’emmanche, par un bout, dans une planchette ; ce qui forme la figure d’une petite pelle un peu large. À chaque extrémité de cette planchette sont deux arêtes de fer élevées verticalement, et assez peu éloignées pour forcer les doux bras du ressort, quand ils sont engagés entre l’une et l’autre, à se tenir rapprochés ; mouvement dont l’effet est d’ouvrir la pince. Ce mécanisme ainsi disposé, il est aisé de sentir qu’un gibier quelconque, qui vient à presser sur l’extrémité de la marchette prolongée entre les cornes de la pince, oblige cette marchette à se baisser ; d’où il suit que les deux petites arêtes abandonnent les bras du ressort, et que ceux-ci, en s’écartant, ramènent l’une contre l’autre les deux extrémités de la pince qui saisit par-là ce qui se trouve entre ses cornes. On emploie ce piège dans les mêmes circonstances et avec les mêmes précautions que le précédent.(V. pl. IV, fig. 16, et l’art. Collets.)

Aux filets. Les filets qu’on tend aux canards, à la manière des pantières pour les BÉCASSES, (Voyez ce mot) ne peuvent être employés, avec avantage, qu’auprès de la mer, où le passage de différens oiseaux nageurs est déterminé à des momens certains, tant par leurs habitudes que par les vents et les fortes marées, ainsi que je l’ai dit plus haut, dans le paragraphe de la chasse au fusil. C’est donc dans ces contrées qu’on peut, à l’aide de perches élevées au dessus du niveau de la mer, tendre verticalement, à marée basse, de grands filets contre maillés, avec l’espérance fondée d’y arrêter les canards et autres oiseaux de la même famille, soit à leurs passages du matin et du soir, soit lorsqu’ils sont chassés de la mer par les grands vents ou les hautes marées. Mais il est une autre espèce de filet dont on peut faire usage en tous lieux : ce sont les nappes à canards, semblables, pour la forme et le mécanisme de leur mouvement, aux nappes à alouettes, que j’ai décrites amplement à l’article de cet oiseau. Les nappes à canards ne diffèrent de celles-ci qu’en ce que le filet a plus d’ampleur, que la maille en est plus grande, el le fil, comme on le sent, beaucoup plus fort. Leurs dimensions ordinaires sont de trente pieds sur sept ; elles sont enfermées d’une corde de la grosseur de celles employées au mouvement des jalousies. Les guèdes ou guides sont quelquefois de fer, ou, si elles sont de bois, elles doivent être garnies de plomb, tant pour les forcer à se rabattre dans l’eau, où on les tend, que pour opposer une résistance suffisante aux canards qui, pris plusieurs à la fois, pourroient soulever le filet dont ils sont couverts, et qui doit être pour eux le drap mortuaire. C’est aussi pour la même raison qu’on doit arrêter avec des piquets à crochet, ou tout au moins garnir aussi de plomb, la lisière du filet tendu entre les deux piquets employés à lui l’aire exécuter le mouvement de rotation, afin que cette lisière, qui reste toujours sous l’eau, touche exactement terre, et ne permette pas aux canards de passer par dessous. Les bonnes places pour faire jouer ces filets sont les prairies noyées, les grèves bien unies, et les bords des étangs. En général, il faut chercher un lieu où l’eau n’ait pas plus de douze à quinze pouces de profondeur ; le moins sera toujours le mieux. Lorsqu’on a trouvé un local commode, et tendu ses nappes de la même manière que celles à alouettes, avec la seule précaution de se munir de piquets plus longs, pour donner à sa machine plus de solidité, on place dans la forme, pour appelants, des canes que l’on attache sur le milieu du corps par un lien qui leur donne la facilité de nager et de chercher au fond de l’eau le grain qu’on leur y jette.

Le nappiste, placé dans une loge préparée d’avance, et bien couverte, pour qu’il ne soit pas vu, y tient avec lui des canards mâles, et, lorsqu’il entend une bande de voyageurs, il en lâche un des siens qui, attiré par leurs cris, vole à eux pour les rejoindre. Mais bientôt, rappelé ou par la voix, ou par la vue de sa femelle connue, qui nage entre les perfides filets, il y descend, et amène avec lui les passagers que son exemple séduit, ou que les cris des autres femelles appelants invitent à descendre. Dès qu’ils commencent à poser sur l’eau, ou même à approcher de sa surface, c’est le bon moment pour le nappiste de tirer sa corde et de rabattre ses filets : il se hâte alors de se saisir de sa capture, qu’il tue aussitôt, ou du moins il doit avoir des moyens de l’éloigner de lui. Des chasseurs instruits ont remarqué et éprouvé que les cris des canards sauvages, au moment où ils sont prisonniers, sont avertissans pour ceux échappés au filet, ou pour les bandes qui viendroient à passer ensuite, et qu’ils ont un accent propre à éveiller chez leurs camarades l’instinct de la méfiance. Il est utile d’attacher quelque signe au canard privé qui fait l’office de recruteur, pour éviter toute méprise lorsqu’on se saisit de tout ce que les nappes ont enveloppé. Il convient aussi de tenir avec soi plusieurs de ces mâles, car il arrive parfois que le premier auquel on a donné la volée ne revient point, soit que le vent l’empêche d’entendre la voix de sa femelle, soit qu’elle tardé trop à l’appeler, soit enfin pour quelque autre cause que ce soit : dans ce cas, on se hâte d’en lâcher un second et même un troisième, s’il est nécessaire, et l’un ou l’autre finit par remplir le devoir qu’on attend de lui. Les instans propices à saisir pour cette chasses ont ceux ouïes eaux sont troubles, lorsqu’il fait une petite pluie ou un peu de brouillard. Il est encore une manière de prendre les canards aux filets : c’est en se servant d’espèces de grandes nasses, ainsi que cela se pratique sur le bel étang d’Armainvilliers. Cette chasse est infiniment productive ; mais je ne sache pas qu’elle soit exécutée autre part. Cependant, comme il doit y avoir beaucoup de localités où l’on pourroit en imiter les procédés avec une grande utilité pour le chasseur, cette considération me détermine à en consigner ici les détails.

L’étang dont il est question est bordé, à l’un de ses côtés, par un petit bois au centre duquel l’eau s’enfonce et forme une anse, et comme un petit port ombragé, calme et frais. De divers points de cette anse on a conduit en ligne courbe, jusqu’assez avant dans le bois, des canaux nommés cornes, qui, assez larges et profonds à leur embouchure, vont toujours en diminuant de largeur et de profondeur, et finissent par manquer d’eau, en se terminant à angle aigu ou en pointe. Chaque canal est recouvert, vers la moitié de sa longueur, de filets tendus en berceau, et qui vont aussi en s’abaissant jusqu’à la pointe ou extrémité de la corne, de manière à former une nasse profonde qui se ferme en poche. Au centre du bocage et des canaux est une petite habitation pour un garde appelé le canardier. Cet homme répand trois fois par jour, et à des heures fixes, le grain dont il nourrit une centaine de canards demi-privés, demi-sauvages, qui ne quittent jamais l’étang, et qui, au coup de sifflet du canardier, viennent s’abattre à grand vol sur l’anse et dans les canaux, ou ils trouvent leur nourriture, Ces mêmes hôtes, ainsi familiarisés, servent aussi à attirer sur l’étang des bandes énormes de canards sauvages, de garots, de rougets et autres oiseaux voyageurs qui, chaque année, ne manquent pas de s’y rendre dès le milieu d’octobre. Les sédentaires, que le canardier appelle traîtres, d’après le manège auquel ils sont exercés, en jouant avec les passagers, les attirent vers l’embouchure des cornes, et les amènent à s’enfoncer dans le bocage. Alors le garde, caché derrière des claies de roseaux qui suivent les contours des canaux, jette ça et là du grain, en avançant toujours vers le fond. Quand il voit sa proie suffisamment engagée sous les berceaux de filets, il passe par l’intervalle des claies disposées à cet effet, s’empare des embouchures des nasses, et force les arrivans, en les effrayant, à se précipiter dans le cul-de-sac, où il n’est pas rare d’en prendre jusqu’à soixante à la fois.

C’est encore à cette occasion que l’on a remarqué que les canards privés ont l’instinct de ne point se fourrer dans cette embuscade, ou du moins ils ne s’y prennent que très-rarement, et retournent d’habitude sur l’étang chercher des camarades aux prisonniers qu’ils ont laissés dans les filets.

Les filets dont se servent les habitans du Tonquin, pour prendre les bandes innombrables de canards qui couvrent leur pays bas et marécageux, sont de forme carrée et d’une grandeur proportionnée au besoin. Ils plantent, près de l’étang où les canards se rendent, deux pieux hauts d’environ dix à onze pieds ; ils attachent une corde à l’un des côtés du filet qui s’étend du bout d’un pieu jusqu’à l’autre d’où l’autre côté du filet pend abattu vers la terre ; en sorte que, le soir, lorsque les canards volent vers l’étang, il y en a plusieurs qui donnent dans ces filets et s’y prennent.

Je terminerai cet article par une observation utile aux fermiers : c’est que si les canards sauvages, considérés comme objet de consommation, leur offrent un avantage sensible dans les cantons où la chasse en peut être abondante, ils doivent aussi les intéresser sous le point de vue d’économie rurale, et comme moyen de reproduction. En effet, cette espèce, employée à croiser le canard domestique, donne des produits plus beaux et plus délicats, et, sous ce rapport, il est essentiel d’élever de jeunes mâles de race sauvage, pour l’amélioration des barboteurs de la basse-cour. (S.)