Cours d’agriculture (Rozier)/CERF

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Hôtel Serpente (Tome troisièmep. 681-684).


CERF, Histoire naturelle. Notre projet, dans cet Ouvrage, n’est point d’entrer dans de grands détails d’histoire naturelle, éloignés absolument de l’objet direct de l’agriculture ou de l’économie rurale. Aussi, en traitant du cerf, nous ne le considérerons que comme animal nuisible, & produisant différentes substances utiles & avantageuses. Nous laisserons aux Traités de Vénerie la description des différentes manières de le chasser ; & un mot ou deux sur son habitude, sa vie, ses mœurs & le parti qu’on en peut tirer, suffiront pour en donner une idée à nos lecteurs.

Le cerf est sans contredit un des plus beaux animaux qui vivent au sein des bois. Son port, sa taille svelte, sa forme élégante & légère, ses jambes nerveuses & flexibles, sa tête parée, comme dit M. de Buffon, plutôt qu’armée d’un bois vivant, & qui tous les ans se renouvelle ; sa grandeur, sa légèreté, sa force, enfin, le font aisément distinguer, & le placent à la tête des bêtes fauves. Malgré sa légèreté & la délicatesse de sa taille, l’organisation extérieure & intérieure de ses parties le rapproche beaucoup du bœuf, cet animal si épais & si lourd. Leurs viscères ne diffèrent, d’une manière apparente, que par le défaut de la vésicule du fiel, qui ne se rencontre pas dans le cerf, par la conformation des reins, la figure de la rate & par la longueur de la queue ; mais la grandeur de la taille, la forme du museau, la longueur & la qualité du poil sont presque les mêmes. On retrouve dans le cerf le même nombre d’os figurés & articulés de la même façon que ceux du taureau, quoique plus minces & plus alongés. Enfin, le cerf a de plus que le taureau deux crochets à la mâchoire supérieure ; son bois est solide & branchu, tandis que les cornes du taureau sont creuses & ne portent aucune branche.

La biche femelle du cerf, est plus petite que lui ; sa tête n’est pas ornée de bois ; ses mamelles au nombre de quatre ; le temps de la gestation est de huit mois, au bout duquel elle donne le jour à un petit qui porte le nom de faon. Dans la nature, & sur-tout chez les animaux, toute mère n’en oublie jamais ni les sentimens ni les soins, tant que son nourrisson a besoin de ses secours. Aussi, avec quelle attention la biche ne veille-t-elle pas sur son jeune faon ; le moindre bruit l’inquiète & l’alarme ; elle prévient, elle détourne le danger dont il peut être menacé. Les chasseurs jettent-ils l’alarme au-tour de sa demeure, elle-même se présente à eux, elle se fait chasser par les chiens ; & quand elle les a d’éloignés de l’objet de sa tendresse, elle se dérobe à eux, & revient vers son faon. Des caresses du petit animal reconnoissant sont le prix de son adresse & de son courage. En peut-il être de plus agréables pour une mère ?

Vers la saison du rut, le faon a acquis assez de force pour vivre seul, ou du moins pour se passer des soins continués de sa mère : aussi l’éloigne-t-elle de ses côtés dans ce temps. L’amour, ce besoin exigeant, cette loi aveugle & impérieuse chez les animaux, cette passion si douce, ce sentiment si flatteur chez les hommes quand l’honnêteté en est la base, cet attrait puissant que le plaisir embellit, & que le remords ne devrait jamais suivre, est pour les cerfs un transport, une fureur plutôt qu’une jouissance. L’excès du désir change leur caractère, & cet animal, naturellement doux & tranquille, devient fier, ardent, impétueux, colère, furieux même. Sa voix s’enfle, il raye plus fortement, il frappe de la tête rudement contre les arbres. Dans cet état de fureur, il est toujours dangereux ; son audace lui cache tout péril ; il attaque de lui-même, homme, chien, loup ; il court de pays en pays, jusqu’à ce qu’il trouve des biches. En a-t-il rencontré quelqu’une ? avant de satisfaire ses désirs, il faut encore les poursuivre, les contraindre, les assujettir, s’en assurer la possession par mille combats sanglans contre tous les concurrens qui se présentent. L’amour anime leur courage : c’est pour une maîtresse qu’ils combattent, ils se précipitent l’un sur l’autre, ils se donnent des coups de tête & d’andouillers si terribles & si forts, que souvent ils se blessent à mort. Le vainqueur, qui est ordinairement le plus vieux cerf, jouit de sa conquête, lorsque tous ses rivaux sont dissipés ; mais il arrive souvent que, tandis que les vieux combattent, les jeunes, qui seroient obligés d’attendre qu’ils aient quitté la biche pour avoir leur tour, sautent adroitement sur elle, & après avoir joui à la hâte, s’échappent & fuient promptement. Cette fureur ou effervescence amoureuse dure environ trois semaines pour chaque cerf. Pendant tout ce temps, ils ne mangent que très-peu, ne dorment ni ne reposent ; ils ne font que courir, combattre & jouir : aussi sortent-ils de-là si défaits, si fatigués & si maigres, qu’il leur faut du temps pour reprendre leur force.

La biche met bas son faon en avril ou mai : il vit à peu près trente-cinq à quarante ans, malgré tout ce qu’on a débité de fabuleux sur la durée de sa vie. À six mois, le bois commence à paraître sous la forme de deux tubercules que l’on appelle bosses ou bossettes, & alors le faon prend le nom d’hère ; les bossettes croissent & deviennent cylindriques ou couronnes. Le premier bois que porte le cerf ne se forme qu’après sa première année ; il n’a qu’une simple tige sans branche ; il prend le nom de dague, comme l’animal celui de daguet. À trois ans, au lieu de dagues, le bois pousse des branches que l’on appelle cors ou andouillers : alors l’animal est appelé jeune cerf, nom qui lui reste jusqu’à sa sixième année, où il prend celui de cerf de dix cors, quoiqu’il en ait souvent douze à quatorze. Dans les années suivantes, on le nomme grand vieux cerf. Le bois se détache de la tête du cerf naturellement, dans le temps de la mue qui arrive au printemps. Souvent il accélère cette chute par un petit effort qu’il fait en s’accrochant à quelque branche. Rarement les deux côtés tombent-ils à la fois, & souvent il y a un jour ou deux d’intervalle entre la chute de chacun des côtés de la tête : la tête n’est totalement refaite que vers la fin de juin. Ce bois n’est qu’une partie accessoire &, pour ainsi dire, étrangère au corps du cerf ; elle a tous les caractères du végétal, par rapport à sa production ; & dans l’analyse, elle paroît participer également de la nature des os & de celle de la corne, entre lesquels il tient le milieu.

La couleur du poil du cerf, ou le pelage, en terme de vénerie, est le fauve ; il s’en trouve de bruns & même de roux. En général, le cerf a l’œil bon, l’odorat exquis, l’oreille excellente. Pour écouter, il lève la tête, dresse les oreilles, & alors il entend de très-loin. À un naturel doux & simple, il joint la ruse & toutes ses ressources, lorsqu’il est poursuivi. Il paroît écouter avec plaisir le son du chalumeau ou du flageolet ; il paroît moins craindre l’homme que les chiens ; il est même susceptible d’être apprivoisé : alors il devient familier & vient manger dans la main. On a essayé de l’accoutumer à être monté ou à tirer de légers chars. La seconde tentative a réussi beaucoup mieux que la première.

La nourriture du cerf varie suivant les saisons. En automne, après le rut, il cherche les boutons des arbustes verts, les fleurs de bruyères, les feuilles de ronces, &c. En hiver, lorsqu’il neige, il pèle les arbres & se nourrit d’écorce, de mousse. Lorsqu’il fait un temps doux, il va viander (paître) dans les blés ; au commencement du printemps, ils cherchent les chatons des trembles, des marsaules, des coudriers ; les fleurs & les boutons du cornouiller, &c. En été, ils ont de quoi choisir ; mais ils préfèrent les seigles à tous les autres grains, & la bourdaine aux autres arbres. En général, dans tous les pays où la puissance & la loi du plus fort laissent multiplier les cerfs pour les plaisirs de quelques hommes, les cerfs & ses biches font de très-grands ravages dans les jeunes taillis, les blés & les vignes.

La chair du faon est bonne à manger ; celle de la biche & du daguet n’est pas absolument mauvaise ; mais celle des cerfs a toujours un goût désagréable & fort. La peau du cerf fournit un cuir souple & très-durable ; le bois ou la corne est employé par les couteliers & fourbisseurs pour des manches. La corne du cerf est une des substances animales le plus employées en médecine. Elle contient abondamment une gelée douce, très-légère & assez nourrissante. On l’extrait en la faisant bouillir réduite en parcelles très-petites dans huit à dix fois son poids d’eau. Par la distillation, on en obtient de l’esprit volatil, & un sel que l’on emploie avantageusement comme un bon antispasmodique. L’huile de corne de cerf, rectifiée à une douce chaleur, devient très-blanche, très-odorante, très-volatile & presqu’aussi inflammable que l’éther. Elle est connue sous le nom d’huile animal de Dippel, Chymiste Allemand, qui l’a le premier préparée. On s’en sert utilement dans les affections nerveuses, l’épilepsie, &c. en l’employant par gouttes.

Nous n’entrerons dans aucun détail sur la chasse du cerf, renvoyant aux ouvrages qui en traitent particulièrement. M. M.

Il seroit à désirer pour le bien de l’agriculture & de l’agriculteur, que ces animaux n’existassent pas. Les champs sont abîmés par eux, les pousses des taillis sont dévorées, & peu à peu le bois, qui auroit dans la suite formé une forêt, est anéanti. Que ceux qui sont dévorés du plaisir de la chasse, imitent l’exemple du grand Duc de Toscane, ce père du peuple, ce protecteur de l’agriculture ! Chez lui, toute bête fauve est fermée dans un parc, & il laisse à chacun la liberté de les tuer dans les campagnes, même sur les terres qui lui appartiennent.