Cours d’agriculture (Rozier)/MANIHOC ou MAGNOC

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Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 405-413).


MANIHOC ou MAGNOC. Comme je n’ai jamais cultivé, ni vu cultiver cette plante, je vais emprunter cet article de l’histoire des plantes de la Guiane françoise, de M. Aublet. Von Linné le classe dans la monoécie monadelphie, & le nomme jatropha manihot. Il a été connu par Gaspard Bauhin, sous la dénomination d’arborsucco venenato, radice esculentâ.

On en connoît à Cayenne plusieurs espèces. La première est celle dont la racine est bonne à manger six mois après que la plante a été mise en terre, c’est le magnoc-maïé. Cette racine est courte, grosse, dure à rapper ; son écorce s’enlève difficilement ; étant rappée & pressée, elle rend peu de suc ; ses tiges sont basses, branchues & rameuses ; elles ont au moins douze pieds de haut, & leur écorce est grisâtre.

La seconde espèce se nomme magnoc-cachiri, elle diffère de la première par ses racines, qui ont un pied & demi, ou plus, de longueur, environ sept à huit pouces de diamètre ; par ses tiges, grosses à-peu près comme le poignet, branchues, hautes de six à sept pieds. Les naturels du pays ne l’arrachent qu’après dix mois de culture ; ils l’employant principalement à la fabrication d’une boisson qu’ils nomment cachiri.

La troisième espèce est le magnoc-bois-blanc. Elle diffère de la précédente par ses racines qui ont beaucoup de rapport, par leur forme & par leur grosseur, avec celle du magnoc-maïé. Ses tiges ont six à sept pieds de haut, elles sont terminées par de très-petits rameaux courts, chargés de feuilles ; leur écorce est d’un gris cendré. Pour employer sa racine, il faut qu’elle soit âgée de quinze mois. On fait avec cette espèce de magnoc une cassave très-blanche, & agréable au goût.

La quatrième espèce est le magnoc-maï-pourri-rouge. Ses tiges sont rougeâtres, branchues, rameuses & joueuses ses nœuds sont très-rapprochés ; la tige est haute de six à sept pieds ; ses racines ont la peau brune ; elles sont plus ou moins grosses, suivant la qualité du tertein ; on ne les arrache qu’après quinze mois. La cassave qu’on en fait est excellente. Si ce magnoc est cultivé dans les champs où les eaux de pluie ne croupissent pas, ses racines se conservent en terre l’espace de trois années sans se pourrir ni se durcir.

Le magnoc-maï-pourri-noir forme la cinquième espèce. Elle ne diffère de la précédente que par ses tiges, dont l’écorce est brune ; d’ailleurs sa racine a les mêmes propriétés que celles de la quatrième espèce, & ces deux plantes sont tout-à-fait semblables.

Nous mettrons, pour la sixième espèce, le camagnoc. Celui-ci diffère de tous les autres magnocs par ses racines, qui sont bonnes à manger sans être rappées, pressées ni réduites en farine : on peut les faire cuire sous la cendre ou dans un four, ou les faire bouillir. De quelque manière qu’on les cuise, elles sont bonnes à manger, & tiennent lieu de pain.

Elles n’empâtent pas la bouche, comme les cambars ou ignams ; ses racines sont longues d’environ un pied sur trois à quatre pieds de diamètre. On les arrache au bout de dix mois ; les tiges sont hautes de cinq à six pieds ; leur écorce est rougeâtre ; les feuilles sont également rougeâtres en-dessous, & sujettes à être piquées par les insectes ; l’extrémité des tiges est chargée de feuilles ; les vaches, les chèvres & les chevaux les mangent avec plaisir. Les racines coupées par rouelle, sont du goût des vaches, des chevaux & des cabris. Quand les saisons sont sèches, lorsque le fourrage manque, cette plante peut être d’un grand secours pour nourrir & pour engraisser les troupeaux. On peut nourrir avec ses feuilles un grand nombre de cochons. Les racines peuvent avoir la même utilité. Il y a encore beaucoup d’autres variétés de magnoc, qu’il seroit trop long de décrire, il suffit de connoître les six principales.


Des différentes préparations du magnoc en farine, cassave, galette, couaque, cipipa.


Lorsque j’arrivai dans la Guiane françoise, continue M. Aublet, les habitans de l’isle de Cayenne & de la Guiane n’avoient point d’autre méthode pour raper la racine de magnoc, que celle qui leur avoit été indiquée par les naturels du pays. Ils se servoient d’une rape faite avec la planche d’un bois blanc & peu compacte. Dans cette planche on implantait de petits morceaux irréguliers de lave ou pierre de volcan, nommée à Cayenne grison. Alors les pores de la planche étant imbibés d’eau, se gonfloient, & par ce moyen les petits éclats de lave se trouvoient serrés. On promenoit cette racine sur la rape en pressant fortement. Les nègres étant obligés d’appuyer la poitrine contre la planche, pour la soutenir, leur sueur pouvoit communiquer des maux à ceux qui mangeoient de cette farine. Je fis exécuter la roue à râper le magnoc, que M. de la Bourdonnaye avoit donnée aux habitans des isles de France & de Bourbon, & dont on trouve la description & la figure dans l’histoire naturelle du Brésil, par Pison. L’on reconnut que trois personnes faisoient, au moyen de cette roue, le travail de douze. On pourroit encore renfermer cette roue dans une caisse, à la partie supérieure de laquelle on construiroit une boëte qu’on rempliroit de racines ; on y emboîteroit un madrier assez pesant pour faire avancer le magnoc sur la rape, à mesure que la roue tourneroit ; & par-là on économiseroit encore le temps du nègre qui présente la racine à la rape, & on éviteroit le danger qu’il court de s’écorcher les doigts à la rape, lorsqu’il veut l’employer toute entière. Comme cette opération n’exige pas une force supérieure, le courant d’un ruisseau pourroit faire tourner la roue, & on gagneroit par ce moyen le temps du nègre.


De la farine du magnoc.


Pour faire cette farine, on ratisse la racine, on la lave ensuite pour en séparer la terre ; d’autres personnes ôtent toute l’écorce, & par-là sont dispensées de laver la racine. Celle-ci étant râpée, on en renferme une certaine quantité dans une grosse toile ou natte propre à la retenir, & à laisser passer le suc, puis on la met sous une presse pour en extraire le suc. Les mottes, plus ou moins grosses, qu’on retire de la presse, sont placées sur une espèce de claie élevée de terre, sous laquelle on fait du feu pour dessécher ou boucaner ces parties, au point qu’on puisse, soit avec les mains, soit avec un râteau, étendre cette farine, la remuer, sans qu’elle s’amoncèle ; car, si elle s’amoncelait, la dessiccation ne seroit pas égale, il s’y trouveroit des grumeaux, & il seroit à craindre que ces grumeaux ne se moisissent intérieurement. On prend donc la racine de magnoc rapée, pressée & boucanée, & on la fait sécher au soleil le plus promptement possible, de crainte qu’elle ne prenne un goût acide. Lorsqu’elle est ainsi desséchée, on peut la conserver quinze années, renfermée dans un lieu sec, sans craindre qu’aucune sorte d’insecte l’altère. Je ne dis pas un plus grand nombre d’années, parce que mon expérience n’est encore qu’à ce terme aujourd’hui.

Il y a des habitans qui ne prennent pas ces précautions ; ils remplissent seulement de cette farine rapée, une auge creusée dans le corps d’un arbre ; elle est percée de plusieurs trous, pour que le suc de la racine s’écoule hors de ce pressoir ; se bornant à cette seule préparation, sans la faire boucaner.

On réduit ensuite, si on veut, ce magnoc en farine fine avec un pilon ou au moulin, & on la passe au tamis, comme toute autre matière qu’on veut avoir fine.

On fait du pain passable, en mêlant un quart de farine de froment, avec trois-quarts de magnoc. Quand on mange, sans en être prévenu, du pain fait avec du magnoc & du froment, mêlés par égale portion, on ne trouve point de différence de ce pain au nôtre, le goût en est même plus savoureux que celui du pain qui est tout de froment, & il est plus blanc. Ainsi, selon les circonstances, on peut faire le mélange diversement, & à proportion de ce qu’on a de farine de froment.

On fait aussi, par le même mélange, du biscuit très-bon à être embarqué, & je ne doute pas que ce biscuit ne fût, pour cette destination, d’une qualité supérieure à celui qu’on employe ordinairement, parce qu’il ne se trouveroit jamais moisi, ni attaqué des vers, en prenant soin de l’embarquer dans des caisses ou des barriques bien conditionnées, placées dans les soutes du navire. Ce biscuit pompe, avec moins d’avidité, l’humidité de l’air, que le biscuit de froment, parce que cette farine a un glutin qui résiste plus à l’humidité que la mucosité de la farine du froment.


De la cassave.


Pour faire la cassave, on a des plaques de fer fondu, polies avec du grès. On les met sur des fourneaux, dont le foyer est éloigné de la plaque ; parce qu’il suffit qu’elle soit seulement bien chaude. Les personnes qui n’en font que pour leur usage, comme les Caraïbes & les nègres, & qui changent souvent d’habitation, se contentent de poser les plaques sur trois pierres qui peuvent avoir sept à huit pouces de hauteur, & avec de petit bois ils échauffent leurs plaques. Ceux qui veulent vendre la cassave, sont obligés, par la loi du pays, de la livrer à un certain poids déterminé ; ils ont une mesure qui fait leur poids, ils la remplissent de racines de magnoc, rapées & pressées, qu’ils renversent sur la plaque chaude, & avec les mains ils l’étendent, & lui donnent une forme de gâteau rond.

Celui qui fait ce travail est muni d’un petit battoir, en forme de pêle, & avec lequel il appuye sur cette farine grumelée, de manière que toutes les petites portions s’unissent à la faveur du mucilage que la chaleur en fait suinter. Lorsque l’ouvrier s’aperçoit que toutes les parties sont réunies & tiennent ensemble, il passe la pêle au-dessous, & traverse la forme ou mesure sur la plaque. Cette opération est facile, & se fait en peu de temps.

Plus la cassave est mince, & plus elle est délicate & devient croquante. Lorsqu’on lui laisse prendre une couleur rousse, elle est plus savoureuse ; ce qui fait que bien des personnes l’aiment mieux telle. Les dames créoles en mangent de préférence au pain de froment quand elle est sèche, mince & bien unie. Cette espèce de cassave est de la plus grande blancheur, & cette préparation faite avec soin, est préférable à toutes celles dont nous allons parler ; elle se conserve quinze ans & plus ; elle peut être mise en farine pour faire du pain.


De la galette.


La galette est la plus mauvaise préparation de magnoc ; elle devroit être absolument défendue aux habitans, & il faudroit les empêcher d’en donner pour nourriture aux nègres.

Pour mettre la racine en galette, on a des formes en cuivre ou en fer-blanc, qui contiennent un poids déterminé de la racine rapée & pressée. On en remplit ces formes ; on y appuie la main, pour que la racine s’unisse & fasse masse ; on place ces formes dans le four, d’où on les tire aussitôt que la superficie de la racine commence à roussir, & on en retire les galettes, pour remplir de nouveau les formes. Il résulte de ce procédé une mauvaise galette, dont à peine les bords sont cuits ; l’intérieur s’est ramolli par la chaleur, & s’est mis en pâte : cette pâte, après deux fois vingt-quatre heures, est sujette à se moisir intérieurement ; & alors, non-seulement les nègres n’en peuvent manger, mais les cochons même la refusent. Cette galette est mauvaise quoique nouvellement faite, parce que l’intérieur s’aigrit en douze heures ; & lorsqu’elle n’est pas aigre, c’est une pâte dégoûtante qu’on ne sauroit mâcher ni avaler.


Du couaque.


Le couaque est la racine du magnoc qu’on dessèche & qu’on rissole après qu’elle a été rapée, pressée & boucanée. Les voyageurs qui s’embarquent sur le fleuve des Amazones n’ont pas d’autres alimens. Le couaque est inaltérable, & je puis le garantir tel, pour quinze ans. J’en ai gardé tout ce temps-là dans une boëte, & quoiqu’elle fût fort mal-close, que les insectes pussent s’y introduire, ainsi que l’humidité de l’air, ce couaque est resté aussi sain, aussi bon que le jour même que je le déposai dans la boëte à l’Isle de France. Il est essentiel pour apprêter en couaque la racine du magnoc, qu’elle ait été boucanée ; ensuite on a une chaudière de fer de moyenne grandeur, enchâssée dans un fourneau sous lequel on fait un feu très-modéré ; on passe au travers d’un crible la racine du magnoc boucanée pour en diviser toutes les particules, & on l’étend pour qu’elle se sèche de plus en plus. Cette racine ainsi préparée est jetée par jointées dans la chaudière de fer, & une personne agile a soin de la remuer avec un rouleau ou avec une pèle, pour que toutes les parties se desséchent sans s’amonceler. On continue insensiblement de jeter de nouvelles racines rapées, en les mêlant le plus promptement possible avec la farine qui est déjà en partie desséchée. La dessiccation étant au point convenable, on laisse la farine se torréfier légèrement, de manière qu’elle soit tout-à-fait privée d’humidité & un peu rissolée, puis on la retire & on l’étend pour qu’elle se refroidisse. Le magnoc est nommé couaque en sortant de la chaudière ; on peut en remplir des magasins pour servir d’aliment quand les autres comestibles manquent ; un voyageur, avec une provision de dix livres, a de quoi vivre quinze jours, quelqu’appétit qu’il ait ; en temps de guerre, un soldat, un cavalier peut en porter pour se nourrir dans une marche forcée. Il suffit, pour le préparer, d’avoir de l’eau ou du bouillon, chaud ou froid, que l’on verse sur deux onces de couaque, & il y a de quoi faire un repas. Le couaque se gonfle prodigieusement, il reprend l’humidité qu’il a perdue ; on peut en nourrir même les chevaux.


Du cipipa.


C’est la fécule de la racine du magnoc ; il passe avec le suc une substance de la plus grande blancheur & finesse, c’est ce qu’on nomme cipipa. Les personnes qui pressent beaucoup de magnoc ont la précaution de mettre un vase sous le pressoir pour en recevoir tout le suc, & en même temps le cipipa, qui ressemble parfaitement à l’amidon qu’on retire du froment.

Après avoir décanté le suc, on prend le cipipa qu’on lave dans plusieurs eaux, afin de le rendre pur. Quelques personnes font avec ce cipipa récent & mouillé, des galettes très minces en le pétrissant ; on y met un peu de sel ; elles les font cuire au four, enveloppées de feuilles de bananiers ou de balisier ; ces galettes sont bonnes à manger, très-délicates, & blanches comme neige.

Lorsque l’on veut en faire de la poudre à poudrer, on fait sécher à l’ombre le cipipa ; il forme des espèces de pains comme l’amidon. Il faut les écraser, & passer cette poudre à travers une toile fine ; dans cet état le cipipa est propre à poudrer les cheveux ; il s’emploie encore, comme la farine, à frire le poisson, à donner de la liaison aux sauces, & à en faire de bonne colle à coller le papier ; mais pour en faire de la colle, il faut qu’elle soit cuite avec de l’eau de fontaine.


Du cabiou.


C’est un suc épaissi ou rob de magnoc ; il faut prendre la quantité qu’on veut de ce suc, après l’avoir séparé du cipipa ; on le passe au travers d’un linge, & on le fait ensuite bouillir dans un vase de terre ou de fer, & on l’écume continuellement ; on y met quelques bayes de piment. Lorsque cette liqueur ne rend plus d’écume, c’est une preuve que toute la partie résineuse, qui étoit le venin contenu dans le suc, est séparée. On passe cette liqueur à travers un linge, & on la fait bouillir de nouveau, jusqu’à ce qu’elle ait acquis la consistance du syrop, ou même celle du rob. On retire le suc du feu quand il est à ce degré d’évaporation ; lorsqu’il est refroidi, on le verse dans des bouteilles ; alors il peut passer les mers & se conserver longtemps. Ce rob est excellent pour assaisonner les ragoûts, les rôtis, sur-tout les canards & les oies ; il a un goût excellent & aiguise l’appétit.


Des diverses boissons qu’on prépare avec le magnoc.


Du vicou.


On prend quinze livres de cassave avec une livre de machi,[1] ou bien, comme le machi répugne à quelques uns, on y supplée par le nombre de cinq ou six grosses patates, qu’on rape & qui font l’effet du levain. L’on pétrit la cassave avec le machi ou avec les patates rapées, en y ajoutant l’eau nécessaire pour former une masse, qu’on laisse en fermentation pendant trente-six heures. Le vicou se fait avec cette pâte, à mesure qu’on désire en boire ; il suffit alors de prendre une quantité de pâte proportionnée à la quantité de boisson dont on a besoin, & on délaye cette pâte dans l’eau. Les Galibès boivent le vicou sans le passer au travers d’un manaret,[2] & ajoutent du sucre à cette liqueur ; elle est acide, rafraîchissante, très-agréable à boire. Les peuples de la Guiane n’entreprennent aucun voyage sans être pourvus d’une provision de pâte de vicou, qu’ils délayent dans un vase lorsqu’ils veulent boire & se rafraîchir.


Du cachiri.


On prend environ cinquante livres de la racine du magnoc cachire, récemment rapée, & sept à huit patates qu’on rape ; quelques-uns y ajoutent une ou deux pintes de suc de canne à sucre, ce qui n’est point essentiel. L’on met dans un cannari[3] les racines rapées, on verse sur elles cinquante pots d’eau & l’on place le cannari sur trois pierres qui forment le trépied & en même-temps le foyer ; on fait bouillir ce mélange en remuant jusqu’au fond, pour que les racines ne s’y attachent pas, jusqu’à ce qu’il se forme dessus une forte pellicule, ce qui arrive à-peu-près à la moitié de l’évaporation ; alors on retire le feu & on verse ce mélange dans un autre vase, dans lequel elle fermente pendant quarante huit heures, ou à-peu-près ; lorsque cette liqueur est devenue vineuse, on la passe à travers un manaret.

Cette boisson a un goût qui imite beaucoup le poiré : prise en grande quantité elle enivre, mais prise avec modération, elle est apéritive, & regardée par les habitans comme un puissant diurétique. L’on se guérit par son usage de l’hydropisie, lorsque la maladie n’est point invétérée.


Du paya.


On prend des cassaves récemment cuites, qu’on pose les unes sur les autres pour qu’elles se moisissent. Sur le nombre de trois cassaves, l’on rape trois ou quatre patates, qu’on pétrit avec les cassaves. L’on met ensuite cette pâte dans un vase, on ajoute environ quatre pots d’eau, puis on mêle & on délaye la pâte. On laisse fermenter ce mélange pendant quarante-huit heures ; la liqueur qui en résulte est alors potable ; on la passe au travers du manaret pour la boire ; son goût a du rapport avec le vin blanc.


Du voua paya-vouarou.


Pour faire cette boisson, on prépare la cassave plus épaisse qu’à l’ordinaire, & quand elle est à moitié cuite, on en prépare des mottes que l’on pose les unes sur les autres ; on les laisse ainsi entassées, jusqu’à ce qu’elles acquièrent un moisi de couleur purpurine.

On prend trois de ces mottes moisies ; & sept à huit patates que l’on rape ; on pétrit le tout ensemble, puis on délaye la pâte avec six onces d’eau ; l’on met fermenter ce mélange pendant vingt-quatre heures. Les naturels de la Guiane l’agitent & le troublent pour en faire usage ; ils ont le plaisir de boire & manger à-la-fois : les Européens passent ce mélange au travers d’un manaret.

Cette liqueur est piquante comme le cidre, & provoque des nausées : plus elle vieillit, plus elle devient pesante & plus elle enivre. Lorsque l’on se contente de préparer la pâte, on peut en faire provision pour un voyage de trois semaines. Les naturels du pays, moins délicats que les Européens, la conservent pendant cinq semaines ; alors elle devient plus violente. On délaye cette pâte comme le vicou dans un vase quand on veut se désaltérer.

Le magnoc est pour l’Amérique, ce que les bleds sont pour l’Europe, & le maïs & le ris pour l’Inde. Le grand art & l’art essentiel, consiste à dépouiller les parties solides de la plante, du suc ou sève quelle contenoit ; ce suc est un poison violent, car dans l’intervalle de vingt-quatre minutes, des chiens, des chats, &c. auxquels on a donné ce suc à la dose d’une once, sont péri dans les horreurs des convulsions, suivies d’évacuations abondantes, &c. Cependant, à l’ouverture des cadavres, M. Firmin n’a trouvé aucun vestige d’inflammation, d’altération dans les viscères, ni de coagulation dans le sang ; d’où il conclud que ce poison n’est pas âcre ou corrosif, qu’il n’agit que sur le genre nerveux, & qu’il fait contracter l’estomac au point de rétrécir sa capacité de plus de moitié. M. Firmin dit avoir guéri un chat empoisonné par le suc de magnoc, avec de l’huile de navette chaude ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est mortel pour les hommes comme pour les animaux. Le suc de roucou, pris sans délai, est, dit-on, le contrepoison de celui du magnoc.

Combien s’est-il écoulé de siècles avant que les habitans de ces contrées soient parvenus à tirer leur principale nourriture d’une plante aussi dangereuse ? Cependant il a fallu l’autorité royale pour forcer les blancs & tous les maîtres des nègres, à assurer chaque jour à ces derniers une petite portion d’une plante qu’ils cultivent & qu’ils arrosent de leur sueur. Par l’édit du roi nommé le code noir, donné à Versailles il y a quelques années, il est expressément ordonné aux habitans des îles françoises, de fournir pour la nourriture de chacun de leurs esclaves, âgé au moins de dix ans, la quantité de deux pots & demi de farine de magnoc par semaine ; le pot contient deux pintes. Ou bien, au défaut de farine, trois cassaves, pesant chacune deux livres & demie. Il a fallu des loix pour taxer la quantité de nourriture qui devoit être donnée à des hommes, & il n’a pas été nécessaire de recourir aux loix pour celle des bœufs & des chevaux, &c.


  1. C’est la cassave mâchée par une indienne, & mise dans la pâte pour servir de levain.
  2. Espèce de couloir ou tamis, plus ou moins serré. C’est un quarré fermé par quatre baguettes, sur lesquelles on natte les tiges d’une espèce d’arouma, fendues en trois ou quatre portions suivant leur longueur, qui imitent le rotin. C’est de cette manière que les Naturels de la Guiane font leurs cribles, leurs couloirs, leurs tamis.
  3. C’est un vase de terre fabriqué à la main par les femmes, cuit en le posant sur trois pierres, l’entourant & le remplissant d’écorces d’arbres sèches.