Cours d’agriculture (Rozier)/SARRASIN ou BLÉ NOIR

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Hôtel Serpente (Tome neuvièmep. 102-117).


SARRASIN ou BLÉ NOIR, ou dans quelques provinces bouquet ou bouquette. Il est presque vraisemblable que cette plante a été apportée en France par les gentilhommes qui s’armèrent pour la conquête de la Terre Sainte ; ils firent un excellent présent a leur patrie.

Tournefort le place dans la seconde section de la quinzième classe, qui comprend les herbes à fleurs apitales, à étamines, dont le pistil devient une semence enveloppée par le calice. Il l’appelle sagopyrum vulgare erectum. Von-Linné le classe dans l’octandrie trigynie, & le nomme polygonum sagopyrum.

Fleur : sans pétales, composée de huit étamines & de trois pistils renfermés dans un calice coloré en blanc, un peu lavé de rouge, & qui tient lieu de pétales. Ce calice est d’une seule pièce, ouvert & divisé par ses bords en cinq parties ovales & obtuses.

Fruit ; chaque fleur ne produit qu’une seule semence, brune, triangulaire, à trois côtés saillans & égaux.

Feuilles en forme de cœur en fer de flèche, d’un verd clair ; les inférieures sont portées par de longs pétioles ; les supérieures sont presque adhérentes aux tiges.

Racine ; fibreuse, composée d’un grand nombre de fibres capillaires.

Port ; sa hauteur varie suivant la nature du sol, & suivant le plus ou moins de culture qu’on lui a donnée. On peut dire, en général, que la tige s’élève à la hauteur de deux pieds ; elle est droite, cylindrique, lisse, branchue ; les fleurs naissent au sommet de chaque branche, disposées en bouquet ; les feuilles sont alternativement placées sur les tiges.

Lieu ; originaire d’Afrique, naturalisée en France. La plante est annuelle dans les terrains secs, & lorsque la saison est belle, elle commence à fleurir quinze jours après qu’elle est sortie de terre ; en général ses fleurs durent trés-long-temp, & même plus de la moitié des graines est mûre lorsque les fleurs tardives épanouissent encore.


Section première.

De sa culture.

Toute espèce de terrain convient au blé-noir, excepté celui qui est trop humide ou aqueux. Cependant on doit prévenir que la plus ou moins grande abondance de sa récolte, tient beaucoup à la qualité du sol, & dépend souvent encore plus de la saison ; il préfère les terrains forts à tous les autres, & vient passablement dans les terres légères, sablonneuses & caillouteuses. L’expérience a démontré assez bien que cette plante, depuis le moment de son semis jusqu’à celui de sa récolte, ne couvre la terre que l’espace de quatre-vingt jours ou de cent, suivant le climat & la saison.

On a le plus grand tort de n’égratigner la terre que par deux simples coups de charrue & labours croisés. Il vaut beaucoup mieux l’ouvrir pro*fondement & multiplier les labours, même coup sur coup, si on ne peut faire autrement. Plusieurs auteurs ont avancé que le sarrasin n’effritoit pas la terre, & qu’il faisoit périr les mauvaises herbes. Ce second article est très-vrai, il les étouffe par son ombre ; mais il n’en est pas ainsi du premier. L’on ne me persuadera jamais qu’une plante à racines fibreuses & très-fibreuses, n’effrite pas la terre de son voisinage & sa superficie, puisqu’elle ne pousse point de racines pivotantes : c’est peut-être la raison pour laquelle on se contente d’égratigner la terre.

On sème le blé-noir à deux époques, ce qui dépend des circonstances & des climats, ou aussitôt après l’hiver lorsqu’on ne craint plus les gelées tardives, ou après qu’on a levé les récoltes de froment ou de seigle… ; la plus pente gelée fait périr cette plante. La première méthode est celle des pays naturellement froids ou l’hiver est de longue durée ; la seconde est adoptée dans les cantons tempérés. Dès que la récolte y est levée, on se hâte de labourer, de semer & de herser. Le sarrasin ne demande plus à l’homme aucun secours jusqu’au moment de l’enlever de terre. Pour l’étendue d’un champ où l’on sème trois mesures de blé ou de seigle, une seule de sarrasin suffit. En général cette culture est traitée trop lestement. Il arrive souvent, lorsque l’on suit la première méthode, que l’on obtient une récolte des plus abondantes. Elle devient bien précieuse dans les pays élevés où l’on ne récolte qu’un peu de seigle & de pommes de terre. Le blé-noir converti en farine fournit presque tout le pain qu’on y mange. Je dirai à ces pauvres habitans, faites parquer vos troupeaux, votre bétail sur le champ qui doit, l’année suivante, produire votre seigle & votre sarrasin. Labourez-le profondément, & à mesure que les troupeaux en ont engraissé une place, renouvelez le même travail & le même parcage jusqu’au moment où le froid obligera de conduire les troupeaux dans un lieu moins élevé. Ce terrain se trouvera bien ameubli au temps des neiges & des glaces, & les gelées l’ameubliront encore mieux que les labourages. Soyez assuré qu’à moins que la saison suivante ne soit bouleversée, vous aurez une récolte abondante, dont le grain sera plus gros, plus multiplié & surtout mieux garni de farine ; car lorsque le grain est maigre, il ne contient presque que du son.

Il y a deux manières de récolter le blé-noir ; on le coupe à la faulx ou avec la faucille, on l’arrache à bras d’homme. La première est expéditive ; mais le coup de faulx fait tomber beaucoup de grains, attendu l’inégalité & la persévérance de la fleuraison ; une quantité est mûre tandis que l’autre ne l’est pas assez. À bras d’homme, si la terre est humide, comme elle l’est ordinairement en automne, époque de la récolte, lorsqu’on a semé après celle des blés, la plante s’égraine moins, si on a le soin de l’arracher après une légère pluie ; ou lorsqu’elle est encore chargée de rosée, ou enfin pendant les brouillards, si le pays y est sujet.

Si on attend pour le récolter que les feuilles soient tombées, que les tiges soient sèches, que toutes les fleurs soient passées & tous les grains mûrs, on perdra plus de la moitié de la récolte, parce que les graines tomberont, & le mal sera bien plus considérable si à cette époque il règne des vents impétueux ; c’est le meilleur grain que l’on perd. Lorsque les trois quarts des grains ont acquis une couleur brune, c’est le moment de mettre la faulx ou d’arracher.

Dès qu’il est coupé ou arraché, on le réunit en javelles que l’on dresse les unes contre, les autres, le grain en haut, & en leur donnant une base assez large pour résister aux coups de vent, & afin que l’air pénétrant entre les gerbes ou javelles, il les dessèche plus promptement.

Le sarrasin peut rester dans cet état une quinzaine de jours ; pendant ce temps le grain se nourrit encore d’un reste de sève, & le mûrit beaucoup mieux. Ceux qui ne veulent rien perdre, couvrent avec des draps, des toiles &c., les charrettes, & enveloppent la récolte aussitôt après qu’elle est coupée. C’est sur l’aire, près de la maison, qu’on la javelle, qu’on la fait sécher & qu’on la bat ensuite comme le blé pour en séparer le grain. Dans ce cas, il faut empêcher les poules & les pigeons d’approcher de l’aire, ces animaux se gorgeroient de ce grain dont ils sont très-avides. Après avoir battu, ou vanné, l’on porte le grain dans le grenier, & on l’étend sur le plancher. Consultez ce qui a été dit au mot froment, sur les moyens de prévenir l’échauffement.

M. Duhamel dans ses Elémens d’Agriculture dit, on prétend que les éclairs font beaucoup de mal au sarrasin. Cette opinion est assez généralement reçue ; mais est-elle également démontrée ? je ne le crois pas ; cependant, puisque cette opinion est assez générale, il faut donc qu’il y ait un peu de vérité quant à l’effet, plus qu’à la cause. Les éclairs sont presque toujours suivis de fortes pluies, de pluies d’orage & de coups de vents. Ne seroit-ce pas plutôt à ces pluies qui délavent & entraînent la poussière fécondante des fleurs, l’étamine, qu’est due l’infécondité, & aux coups de vents les meurtrissures qu’éprouvent la multiplicité des tiges, par le froissement des unes contre les autres, puisqu’elles sont très-tendres, très-aqueuses, & susceptibles des plus légères impressions.


Section II.

Du Sarrasin considéré comme engrais.

Je ne connois aucune plante qui fournisse un meilleur engrais & qui se réduise plutôt en terreau ; de quelle ressource ne seroit-elle pas dans les climats approchans de ceux du bas-Languedoc & de la basse-Provence, où l’on est presque forcé à laisser les terres à grains en jachères (consultez ce mot) pendant une année. Les fumiers y sont très-rares à cause de la disette des fourrages, & le sarrasin en tiendroit lieu : démontrons-en la possibilité. Dans ces climats on est obligé de semer de bonne heure, afin que le froment & le seigle aient le temps de taller en racines avant l’hiver, ce qui leur donne la force de résister aux chaleurs & aux sécheresses de l’été. Le proverbe de ces cantons, est que les meilleures semailles sont celles faites dans les quinzes derniers jours de septembre, & pendant les quinzes premiers jours d’octobre. On a donc le temps, avant les fortes gelées qui y sont rares & tardives, de labourer à fond les champs destines au repos ou jachères ; ces labours seroient répétés en février avec autant de soins que si on devoit semer des blés. On semeroit sur la terre ainsi préparée le sarrasin à la fin de février, & même au milieu de ce mois si la saison le permet, ou tout au plus tard au commencement de mars. La chaleur à ces époques est dans ces climats suffisante pour faire germer le sarrasin ; en quatre-vingt jours il y acquerroit sa maturité : mais on doit bien se garder d’attendre cette époque. Après quarante jours il commence à fleurir, & c’est le terme où il convient de l’enfouir avec la charrue à oreille ou versoir. Les labours demandent à être faits près-à-près & très-serrés afin que l’herbe soit mieux recouverte. Sur ces labours d’enfouissage, on semera de nouveau du sarrasin, & ou hersera avec des fagots à la suite de la herse dont les dents seront tournées contre le ciel. Cette opération répétée deux fois, c’est-à-dire croisée, suffira pour couvrir la semence. Lorsque ce second sarrasin sera en pleine fleur, on le labourera comme la première fois afin de l’enterrer. Suppose que quelques pieds fussent mal enfoncés, & que l’on craignît que les fleurs ne grainassent, & que ces graines après avoir germé, nuisissent à la récolta suivante en blé, il suffira de faire passer à différentes reprises les troupeaux sur ce champ. Le premier enfouissage sera donc au milieu ou à la fin d’avril, & le second en juin ; pendant tout le mois de juillet l’herbe pourrira en terre ; il restera août & la moitié de septembre, pour préparer le champ à recevoir la semence des blés. Je ne demande pas que le cultivateur des provinces du midi s’en rapporte sur ma parole ; mais je le prie de partager en deux un champ de même nature, de même exposition, enfin que toutes les circonstances soient égale ; afin de prévenir les objections ; qu’une partie de ce champ soit traitée comme je viens de le dire, & que l’autre soit cultivée à la manière du pays ; qu’il emploie la même qualité & la même quantité de semences en blé ou seigle sur l’une & l’autre partie, & il jugera par lui-même, laquelle des deux lui donnera une plus belle récolte. La seule dépense extraordinaire consistera dans l’achat de la semence du sarrasin que l’on doit semer, dans cette circonstance, presqu’aussi épais que le froment. Cette expérience n’est à coup sûr, ni coûteuse ni difficile, elle augmente de peu le travail du sol, & souvent double le produit de la récolte. Il peut arriver que dans les années de grande sécheresse, la seconde mise de sarrasin ne prospère pas beaucoup : N’importe, il ne s’agit pas ici d’une récolte de grains, mais d’une récolte d’herbes ; elle en donnera toujours assez pour produire un second & très-bon engrais. Les tiges à l’époque où on les enfouit, sont simplement herbacées, & par conséquent pourrissent très-vite ; elles rendent, en principes, à la terre dix fois plus qu’elles n’ont reçu d’elle. (Consultez le mot Amendement.)

L’expérience de M. de la Chalorais, rapportée dans les Observations sur l’Agriculture de la société de Bretagne, confirme ce que j’avance par un fait bien singulier. L’Auteur dit : Lorsque le sarrasin est en fleur, on le couvre de terre par un labour ; peu de jours après il est assez ordinaire de voir tout le terrain chargé d’une vapeur épaisse, comme les brouillards qui s’élèvent sur les marais. Le blé-noir est promptement consommé : ce fait annonce la grande fermentation qui s’établit sous la terre ; mais pour que le brouillard paroisse, il faut une combinaison de circonstances qui ne se rencontrent pas toujours, & qu’il seroit trop long de détailler ici. Il prouve au moins la prompte putréfaction de l’herbe, & qu’on doit l’enfouir plus profondément qu’on n’a coutume de le faire, afin que la couche de terre, plus épaisse, retienne mieux l’humidité, & sur-tout l’air fixe qui s’échappe des plantes putréfiant es. J’oserois presque avancer, dans la circonstance dont il s’agit y que si on avoit mis la main sur le sol y on auroit éprouvé une véritable chaleur communiquée par la fermentation.

La même méthode pourroit être appliquée aux pays moins chauds : tout dépend de la longueur de l’hiver. On peut risquer une semaille précoce ; s’il survient une gelée tardive, les mêmes plantes périront. Un simple petit labour suffira avant de semer de nouveau grain ; enfin, on procédera a une nouvelle semaille, si l’espace de temps le permet, avant de songer à la préparation du sol pour recevoir les blés. De tels cantons auront peut-être un avantage sur des climats plus méridionaux, ils ne craindront pas les grandes chaleurs & la sécheresses de l’été.

Dans les climats beaucoup plus tempérés, la prolongation des froids & leur retour plus prochain ne permettent pas de songer à doubler les semailles ; on se contentera d’une seule, qui aura lieu lorsqu’on ne redoutera plus les gelées tardives. Comme cette plante est originaire des pays chauds, la plus petite gelée la détruit, & surtout au printemps, lorsque l’herbe est très-délicate, tendre & très-aqueuse.

De quelle utilité cette plante ne peut-elle donc pas être pour les terrains sablonneux, pour les pays à craie & à plâtre ; enfin, pour tous les mauvais sols qui ne produisent rien sans la multiplication des engrais. On objecte que celui-ci dure très-peu, j’en conviens ; mais il suffit à produire une bonne récolte en grains. Pourquoi ne le réitéreroit-on pas chaque année de repos, puisqu’il se trouve tout porté sur le champ & suffit aux besoins. En outre, on ne fait pas assez attention que ces plantes enfouies tiennent la terre soulevée pendant un certain espace de temps, & qu’alors la chaleur la pénètre davantage ; qu’une plus grande masse est exposée à la lumière du soleil ; que cette opération détruit bien plus les mauvaises herbes, que ne le feroient les labours multipliés. Si la terre est forte & compacte, elle est adoucie & divisée par l’humus ou terre végétale résultante de la décomposition des plantes ; enfin l’humus seul fournit la terre végétale dont la charpente des plantes est formée, & il contient en abrégé tous les matériaux de la séve.

J’ai dit que le sarrasin est originaire d’un pays très-chaud ; mais, en conseillant d’en faire un ou deux ou trois semis, suivant les climats, il faut observer que le sarrasin ne végète avec force que lorsque l’atmosphère est au degré de température ou chaleur qui lui convient. En effet, dans quelques-unes de nos provinces, la coutume est de semer à la fin de juillet, & de récolter le grain vers la fin d’octobre ou au commencement de novembre, parce qu’à la première époque la chaleur du mois d’août & ses rosées aident singulièrement les progrès de la végétation ; mais si les circonstances ne sont pas favorables, la récolte est presque nulle, elle ne l’auroit pas été, si les semailles avoient été plus accélérées ; mais, dans tous les cas, l’herbe fleurie en terre auroit produit un excellent effet. Je ne fais cette observation qu’afin de prévenir ceux qui se détermineront à engraisser leurs terres avec le sarrasin, qu’ils ne doivent pas être étonnés du peu de progrès de ce grain semé au premier printemps ; les progrès seront plus grands à proportion de la chaleur de l’atmosphère. Si le premier semis devient peu herbacé au moment de fleurir, le second dédommagera amplement, & il en résultera que la terre aura été bien travaillée. Le premier semis réussira toujours dans les climats méridionaux de France, ainsi que celui a l’époque indiquée pour le troisième.


Section III.

Propriétés économiques.

Dans les cantons où les fourrages sont rares, on sème le sarrasin dans la seule vue de nourrir le bétail. On le coupe jour par jour, & selon le besoin, à mesure qu’il fleurit, & on le donne aux vaches dont il augmente la quantité & la bonté du lait. Il ne faut pas couper les tiges trop bas, afin de leur laisser le pouvoir d’en pousser de nouvelles qui fournissent ensuite du fourrage.

Les chevaux mangent pendant l’hiver les tiges séchées & battues du blé-noir. Le bétail ne les aime pas.

La graine de ce blé, unie à l’avoine par portions égales, donnée aux chevaux & au bétail qui travaille, les entretient en chair ferme. Le plus grand usage de cette graine est pour la nourriture de la volaille, & de tous les oiseaux de basse-cour… Dans beaucoup de nos provinces elle sert à faire du pain. (Consultez ce mot, tome VII, page 382)… Après qu’on a levé de dessus le champ la récolte en blé-noir, on y mène pendant plusieurs jours de suite les dindons, & ils profitent de tous les grains qui y sont tombés.


Section IV.

Description d’un moulin pour le blé-noir.

Ce moulin est très-commun dans la Flandre Autrichienne & dans la Hollande. C’est à Anvers où je l’ai vu pour la première fois : un seul homme le met en train & sans beaucoup de peine. Il seroit à désirer qu’on l’introduisît dans nos provinces, où l’on cultive beaucoup de sarrasin. Il est peu coûteux, mout parfaitement bien, & donne une excellente farine séparée du son. En voici sa description, Planche II.


Premier plan.

Élévation, fig. 1, a, la trémie… b, baquet sous la trémie… c, la meule… d, le tamis… e, le balancier… y, les fléaux… g, l’appui de l’axe… h, l’axe… i, lévier k…, poids & cordes.

Fig. 2, équipagea, la meule gissante… b, baquet ou trémie… c, le tamis… a, le dégorgeoir.

Fig. 3, moulin vu de profila, la trémie… b, le baquet… c, le dégorgeoir… d, la meule… e, le balancier… y, la manivelle… g, rouet à l’axe de fer… h, rouet du balancier… i, pièce d’appui.


Deuxième plan
.

Fig. I le mouvementa, rouet attaché à l’axe de fer… b, rouet du balancier… c, l’axe de fer… d, poulie qui donne le mouvement au tamis… e, balancier… f, manivelle.

Fig. 2… a, le balancier… a poulie attachée à la base du balancier… c, corde… d, poulie attachée à l’axe coudé… e, axe coudé des tamis pour leur donner le mouvement.

Tel est le moulin le plus communément employé en Hollande.


Troisième plan
.

Je préviens le lecteur que l’ensemble de ce moulin n’est pas dans les proportions géométriques, comme les deux figures précédentes. J’en avois un destin exact ; je l’ai prêté, & on me l’a égaré. Afin de représenter chaque pièce & de les faire paroître, j’ai été obligé de placer les unes plus basses, les autres plus hautes, & de supposer par derrière l’homme & la manivelle qui donnent le mouvement à tout. La trémie A devroit porter sur le baquet B ; elle est écartée afin de laisser voir l’axe coudé F. Ce moulin représente celui que j’ai vu à Anvers.

Avant de moudre le sarrasin, on le fait sécher ; on le jette dans l’auge ou trémie A, d’où il coule dans le baquet B. Ce baquet ou couloir est sans cesse mis en mouvement par la corde C qui tient au ressort D dont je parlerai tout-à-l’heure. Ce ressort ou cliquet est mis en mouvement par la lanterne E ; cette lanterne est percée dans son milieu & renversée par un axe coudé à sa base F. Cet axe correspond en G & en H en traversant par les deux meules mises l’une sur l’autre. La meule supérieure I est mobile, & l’inférieure ne l’est pas. La meule I est sillonnée dans sa partie inférieure, comme on le voit dans la figure 2, c’est-à-dire que cinq rayons partent du centre à la circonférence, & servent de base d’autres rayons d’égale largeur & profondeur qui remplissent cette meule, de manière que les arêtes saillantes occupent autant d’espace que les arêtes creuses… L’axe est soutenu & adapté sous la meule, comme on le voit dans la figure 3. Cette partie en fer est noyée dans la meule même. Revenons sur nos pas.

L’axe K tient & porte sur un écrou à sa base, & il est retenu dans le haut… La lanterne E en tournant fait lever le bras D, tire la corde C, & la corde C tient le couloir ou baquet dans un mouvement continuel.. Le même axe supporte un autre bras LL qui tient la corde M (ici il est mal placé de même que le bras L ; il doit être plus haut & plus enfoncé ; mais il n’auroit pas si bien paru). Cette corde M tire les 4 timpans N, & ces timpans sont retirés par l’arc de cercle & faisant ressort O. Cet arc est placé à l’autre extrémité, de sorte que quand M tire, O cède, & ainsi successivement, ce qui forme un va & vient. J’ai dit les 4 timpans. On n’aperçoit ici que celui de dessus, les autres sont placés en dessous comme on le voit fig. 4. Le couloir, la meule & les timpans font en un mouvement continuel, & ce mouvement est communiqué à toute la machine par un homme qui fait agir la manivelle du lévier g, fig. 3 du moulin vu de profil, plan 1er… De ce levier Q en part un autre P qui, s’attachant à la moitié du Q en G, répond à l’axe G supérieur de la lanterne. L’ouvrier ne fait qu’avancer ou retirer le lévier Q, & toute la machine est mise en mouvement.

Lorsque l’on veut serrer plus ou moins la meule, on le fait par le moyen du lévier S qui doit être placé du côté opposé pour être à la main de l’ouvrier ; on n’auroit pas pu le voir sans ce déplacement dans le dessin… Les meules sont formées avec des laves ; on les tire d’Andernac.

On sent que pour faire mouvoir les timpans, il faut les rendre mobiles, & que leurs mouvemens doivent être doux, sans secousses & sans frottemens… Pour cet effet, ils sont encaissés dans le coffre TT… Aux bords de ces coffres sont fixés des supports VV ; à ces supports sont attachés des crochets en fer XX qui servent à attacher les petites cordes YY… Par ce moyen les timpans sont suspendus & ne peuvent avoir d’autre mouvement que celui imprimé par les cordes M & O.

Les timpans sont des cadres fig. 4, recouverts par des parchemins tendus & criblés régulièrement. Les trous du timpan A sont plus gros que ceux du timpan B, les seconds plus gros que ceux du troisième, enfin les trous vont en dégradation de grosseur jusqu’au quatrième timpan. La grandeur des timpans est inégale, comme on le voit dans la fig. 4. Chacun de ces timpans correspond à un des cassins ou loges dont on va parler.

Tout le grain plus ou moins broyé par la meule, passe par les trous du crible ou du timpan A ; toute l’écorce par le mouvement continuel de ce crible, va se rendre à son extrémité dans l’endroit ou il est attaché à l’arc O, & tombe dans un sac ou dans une caisse placée à cette extrémité Z.

Tout le gros grain & même une partie de la coque, passent par le crible A & tombent dans le cassin I du coffre TT. La portion plus fine passe sur le crible B & tombe dans le cassin 2 qu’on ne voit pas ici, parce qu’il est de l’autre côté. La portion plus fine encore se rend sur le timpan C, & se jette dans le casfin 3, & ainsi pour la quatrième partie encore plus fine. Enfin la farine la plus fine pénètre dans le cinquième cassin.

Ces cassins ou loges auxquels correspondent les timpans, sont disposés alternativement dans le coffre C, de sorte que l’on voit d’un côté le plan incliné de l’un, & en dehors le plan incliné du suivant. Chaque loge est séparée de la loge voisine par une planche, sans quoi les différentes farines se confondroient. La base de ces plans inclinés correspond à des portes numérotées 1, 3, 5, & celles de l’autre côté indiquent 2.& 4 ; mais ici on ne les voit pas. Ces portes se lèvent par coulisse ; & lorsqu’elles sont ouvertes, les gruaux & la farine tombent dans autant de tiroirs Y Y, qu’on tire du dessous pour les recevoir.

On repasse au blutoir les premières sortes de gruaux ; ce ventilateur ou blutoir est garni de toiles à grains plus ou moins serrées. Le tambour, fig. 5, est renfermé dans un coffre de bois, & séparé par autant de cloisons 1, 2, 3, 4, qu’il y a de différentes toiles qui recouvrent le tambour. La seconde enveloppe du grain tombe sur l’ouverture 5, de même que la première écorce s’il en reste encore.

La première écorce sert à brûler, la seconde est employée pour nourrir la volaille elle lui tient lieu de son. Les farines sont destinées à faire du pain ou de la bouillie ou des gruaux.

Je ne pense pas que tout le moulin doive coûter plus de 48 à 72. livres. Il seroit bien important que des riches propriétaires le fissent venir de Hollande ou de Flandres. Il est connu dans ces provinces sous la dénomination de moulin à Bouquette. D’après ce premier modèle, il seroit facile de multiplier ces machines. On parviendroit à la longue à les rendre communes en France, au point que chaque particulier auroit son moulin cher lui. Cet objet est plus important qu’on ne pense, parce que nos moulins à farine prépaient très-mal celle de blé-noir.


Section V.

Du Blé-noir de Tartarie ou de Sibérie.

M. Martin a été le premier qui ait voulu remettre en vigueur la culture de ce grain, & il fit annoncer ses succès dans les papiers publics de l’année 1782 ; il espéroit que dans quelques années on n’en cultiveroit pas d’autre en France, & qu’il seroit susceptible d’être cultivé dans les positions les plus chaudes, même de la Provence. Von-Linné le nomme poligonum tartarinum, & Tournefort sagopyrum erectum.

Il diffère du sarrasin ordinaire par la couleur plus jaunâtre de sa tige ; ses bouquets plus alongés, moins rassemblés en tête ; les angles de ses semences sont égaux ; la semence est moins grosse ; les fleurs très-petites ; les tiges sont assez dures pour résister & n’être pas meurtries & couchées par des coups de vent.

M. Curaut, dans une lettre insérée dans le Journal d’Orléans, & adressée à M. Couret de Villeneuve, imprimeur du roi dans cette ville : après avoir cultivé ce blé-noir qu’il appelle blé-martin, s’exprime ainsi :

M. Martin, dans ses ouvrages périodiques, expose les avantages de ce grain sur le blé-noir ordinaire. Ce grain est à peu près de la forme de celui de cette province ; on peut le semer depuis le mois d’avril jusqu’au milieu de juillet : la tige se présente comme la nôtre, mais d’une couleur plus jaunâtre ; elle donne plus de branches qui fournissent toutes des guirlandes de grain à chaque nœud, semblables aux guirlandes de groseilles. Le grain se présente au même instant que la fleur qui est imperceptible ; il ne craint ni les vents chauds, ni les gelées blanches ; cette plante ne se couche point, malgré les vents & les pluies, quand même le terrain seroit fumé et cultivé comme pour le chanvre ; elle se soutient au moyen des branches dont le tuyau est presque plein. Chaque plante produit 50, 100, 1000, & 2000 grains, suivant la bonté du terrain ou des engrais & des préparations qu’on lui donne : elle réussit dans toute espèce de situation & de terrain : la récolte est aussi aisée à moissonner ou à arracher que celle de celui du pays plus aisée à battre ; le grain ne s’écrase point sous les pieds du batteur ni sous le fléau, il est aussi dur que le grain du froment ; la mesure en est plus pesante que celle du pays, la farine plus douce, bonne en soupe & en friture, très-propre pour la fabrique des toiles, & pour engraisser les bestiaux & la volaille ; elle prend plus d’eau, la pâte a plus de liaison, le pain est plus nourrissant ; les bestiaux en mangent le son ; le grain se conserve au gerbier & au grenier, il ne s’échauffe point & ne prend point le goût de fort & de moisi ; il peut se conserver plus de deux années comme le froment. Tous ces avantages sont au contraire autant d’inconvéniens dans celui de ce pays ; les charançons ne l’attaquent point, mais bien les rats, de préférence à tout autre grain.

De trente journaux composés chacun de 600 toises delphinales, continue M. Martin, que j’ai ensemences de blé-noir, la moitié n’avoit jamais reçu aucun engrais, & l’autre moitié, seulement depuis sept à huit ans. J’ai donné deux labours de préparation à quinze de ces journaux, l’un en novembre de l’année dernière, & l’autre en juin suivant, & je commençai à semer le premier juillet ; les autres quinze journaux ont été semés sur le chaume après du seigle, depuis la mi-juillet jusqu’au cinq août. Je n’avois fumé que quinze bichettes, mesure du Pont-de-Beauvoisin, & j’en ai récolté 1296, malgré l’excessive sécheresse de cette année, & la forte gelée que nous avons essuyée le six octobre dernier, qui a gâté les trois quarts de celui du pays, Il est à remarquer que, quoique ce précieux grain produise pour le moins autant de paille que celui du pays, j’ai récolté deux fois plus de poids en grains qu’en paille, en sorte qu’une voiture de trente quintaux de cette récolte, me rend vingt quintaux de grain & dix seulement en paille, laqu’elle est très-propre à faire la lisière aux bestiaux.

Un second avantage, c’est que quatre hommes battent avec le fléau, à l’aire ordinaire de ma grange, cent bichettes de ce grain par jour, qui valent cent trente quarteaux, mesure de Grenoble ; il est plus aisé à venter que le blé-noir ordinaire, n’ayant ni chapeau, ni fleur, ni feuille.

La Lichette de ce blé-noir, mesure du Pont-de-Beauvoisin, pèse de 29 à 30 livres, & celle de froment pèse 38 à 40, poids de marc.

Comme je ne veux tromper personne, je vais annoncer les petits désagrémens de ce blé-noir.

1o. Cette plante étant entièrement chargée de grains, il en dégraine un peu plus que celui du pays, en la récoltant, ce qui peut valoir un quinzième ; pour parer à cet inconvénient, j’ai un troupeau de poule d’Inde, qui s’en nourrissent très-bien.

2o. Le grain est un peu plus rude & plus difficile à moudre que celui du pays, il lui faut presqu’autant de temps qu’au seigle, parce que la farine est plus grasse & plus douce.

La pate ayant plus de liaison que celle du grain du pays, le levain n’agit pas tout-à-fait si promptement, il lui en faut une plus grande quantité, ou attendre un peu plus & la pétrir comme le froment.

La farine, ainsi que celle du pays, ne se conserve pas ; en sorte qu’il ne faut en faire moudre que lorsqu’on veut s’en servir ; le pain est moins noir, mais d’un jaune-verdàtre & d’un goût à-peu-près semblable à celui au pays ; plusieurs personnes le préfèrent.

Il se sème dans le même temps, de la même manière que celui du pays, parce que c’est une semence froide qui veut trouver la terre extrêmement échauffée, & que les fraîcheurs du mois de septembre lui sont nécessaires pour se perfectionner. Le vrai temps sera, pour les pays très-froid, le commencement du mois de juillet, pour ceux moins froids, du 15 au 25, & pour les pays chauds, le commencement d’août ; au moyen de quoi il réussira par tout & dans toutes les espèces de terrains ; les plus forts lui conviennent cependant mieux. Il faut un tiers de semence de moins que de celui du pays. Le temps de la récolte de cette plante est lorsqu’elle commence à se dessécher & qu’elle quitte sa feuille, après quoi elle dépérit peu-à-peu.

M. de Turmerlin, de l’évêché Saint-Brieux, s’exprime ainsi dans une lettre par lui écrite à l’auteur du Journal Politique, en date du 16 décembre 1782 :

« J’ai lu dans votre journal l’avis important de M. Martin, du Dauphiné, sur le blé-noir qu’il nomme de Tartarie, & qui a été apporté en France du nord de la Sibérie, par un missionnaire du Bas-Maine ».

Il y a six ans que j’eus l’honneur de présenter aux États de Bretagne un mémoire de ce blé-noir, jusques alors inconnu dans ce royaume, & je lui donnai la vraie dénomination de blé-noir de Sibérie ; l’éloge distingué que M. Martin fait de ce grain, & qui n’est pas exagéré ; ses observation, formées d’après un examen suivi & bien raisonné, prouvent les vues patriotiques & le désir qu’il a de venir au secours de l’humanité, en faisant connoître & multiplier dans sa patrie une espèce de blé si avantageux. Pénétré du même sentiment, je me fais un plaisir & un devoir de concourir, avec M. Martin, au bien général. Je vous prie, pour cet effet, d’insérer dans votre journal quelques observations également utiles & nécessaires a la propagation de ce grain.

Depuis un an je cultive avec un soin particulier & avec beaucoup de succès le blé-noir de Sibérie. Je fus déconcerté d’abord par son amertume insupportable, en le traitant comme celui du pays, mais L’abondance de son produit m’empêcha de me rebuter j’analysai ce grain, & je découvris que toute son amertume provenoit de son écorce, il ne s’agissoit plus que de trouver un procédé qui séparât exactement la farine de l’écorce : le voici. On exhausse la meule supérieure du moulin, de façon que le grain ne soit que froissé & que l’écorce tombe entièrement dans le bluteau avec la farine, & telle que nous la remarquons dans le grenier après le ravage des souris. On ne doit pas s’étonner si plusieurs de ces écorces sont pleines de farine pulvérisée, la secousse du tamis l’en dégagera parfaitement, alors on aura une farine nette, bonne, bienfaisante, sans amertume, très--sèche, & prenant par cette raison beaucoup plus d’eau que celle du pays, ce qui constitue la supériorité de sa qualité.

Tout le monde sait combien le paysan est attaché a ses anciennes routines, que la moindre difficulté le rebute, & que pour lui faire adopter une nouvelle culture, il faut lui en démontrer bien clairement l’avantage, encore ne prendra-t-elle chez lui qu’à la longue & de proche en proche ; il est donc nécessaire qu’il soit bien instruit des moyens d’écarter l’amertume du blé de Sibérie, ou il en abandonnera la culture dès la première récolte.

M. Martin a raison d’exiger des labours préparatoires qui doivent même précéder de beaucoup la semence, sur-tout dans les terres fortes : j’ouvre ma terre au commencement d’avril, & dans les premiers jours de juin, je lui donne un second labour, je la herse pour la faire s’aoûter, ensuite je l’engraisse, & quand elle est bien réduite en poussière par le soleil & les labours, je la sème à la fin de juin, autant que je le peux, par un beau temps qui annonce néanmoins une pluie prochaine. De cette façon d’opérer, j’ai pour résultat quatre-vingt pour un & quelquefois beaucoup au-delà à la nouvelle récolte de ce grain ; & le froment que je lui fais succéder l’année suivante est abondant & beau.

Le blé Sibérien a un inconvénient dans sa maturité, il s’égraine très-facilement, & l’on ne peut prendre trop de précautions en le coupant pour obvier à la chute de ce grain. Je dois aussi faire observer qu’il réussit moins bien dans les terres neuves, puisqu’il ne donne que de neuf à douze pour un. On ne doit le couper que le soir & le matin à la rosée, ou dans des temps humides ; il acquiert de la qualité en vieillissant ; cet aliment est meilleur la seconde & la troisième année que la première.

Il a encore un avantage bien précieux dans une année de disette ; car on peut faire deux récoltes successives dans la même année & dans la même terre ; je l’ai semé en mars & récolté à la fin de juin, je l’ai semé en juillet & récolté à la fin d’octobre ; M. le comte de Boisgelin & plusieurs de mes voisins ont eu le même succès. Les habitans des provinces plus méridionales que la Bretagne, peuvent bien mieux encore essayer les deux récoltes, il faut pour cela choisir des situations abritées.

Oui, Monsieur, si on substituoit en France le blé-noir de Sibérie au blé-noir ordinaire qui, outre l’infériorité de ses qualités à tous égards, rapporte encore les trois quarts moins, année commune ; si sa culture, étoit généralement adoptée, j’ose assurer qu’il n’existeroit pas un seul individu dans le royaume exposé à mourir de faim. Pour pouvoir consommer ce grain admirable, on seroit même obligé de multiplier à l’infini les volailles de toute espèce qu’il engraisse parfaitement, & en le destinant à l’usage des cochons, on peut le moudre fin pour que rien ne s’en perde ce seroit alors qu’on verroit se réaliser le vœu de notre bon Roi Henri IV, la poule au pot.

Depuis quatorze ans, Monsieur, je régis une terre qui m’appartient & qui est située dans cette partie de notre province, laquelle est privée de tous les avantages que la nature a au contraire accordés si abondamment à une autre partie de cette même province ; je veux parler de la Sologne, pays où la nature semble se refuser aux travaux du cultivateur, où la terre n’ouvre son sein qu’à regret, & dont les habitans & les bestiaux de toute espèce qui l’exploitent, se ressentent de la mauvaise nourriture que fournissent les maigres productions que le colon arrache avec tant de peine de cette terre ingrate.

Depuis cette époque de quatorze ans, je me suis toujours occupé de chercher les moyens d’améliorer mon bien, j’ai rencontré à tout moment des obstacles invincibles, sur-tout pour de nouvelles prairies que j’ai été obligé d’abandonner après avoir fait bien des frais pour les établir ; mais comme il ne faut négliger aucun des moyens qui se présentent, & frappé des avantages singuliers que MM. Martin & Turmelin donnent au blé-noir de Tartarie ou de Sibérie ; considérant en outre que je rendrois un service essentiel à la Sologne, si je parvenois à introduire la culture de ce grain qui remédieroit au défaut des récoltes ordinaires, lesquelles ne suffisent pas à beaucoup près, & presque tous les ans, pour nourrir les habitans d’une récolte à l’autre, ainsi que tous les propriétaires de biens dans la Sologne ont dû le reconnoître ; considérant encore que rarement le blé-noir ordinaire donne une récolte pleines à raison des chaleurs & des gelées qui perdent très-souvent ce grain lorsqu’il est en fleur, & qu’ainsi les travaux du colon sont en pure perte, j’ai pris le parti d’écrire à M. Martin, pour le prier de me procurer une certaine quantité de semence, j’en ai donc reçu un envoi de quatre-vingt livres pesant, ou à-peu-près ; voici le procédé que j’ai suivi, & le résultat de mes opérations & observations :

J’ai délivré à un de mes fermiers les quatre-vingt livres de semence que j’ai reçue de M. Martin, & qui forment la contenance d’une mine, mesure du comté de Baugenci, ou bien une mine & demie & un dixième de mine, mesure d’Orléans, il les a semées à la fin de juin dernier dans une terre médiocre, préparée par la levée seule du guéret, & hersée une fois, & a couvert quatre septerée de terre de ma mesure, ou environ, lesquelles contiennent 1792 toises quarrées chacune. Quinze jours après l’ensemencement fini, je n’ai tardé, ainsi que mon fermier, à m’apercevoir qu’il l’avoit semé trop épais, & en effet, ce blé-noir doit être semé un tiers plus clair que le blé-noir ordinaire, d’où il résulte que les quatre-vingt livres de semence auroient dû couvrir six septerées au lieu de quatre ; car dans mon canton, nous mettons le boisseau de Baugenci en blé-noir ordinaire à la septerées de terre, & il y a quatre boisseaux à la mine ; premier défaut qui est cause que je n’ai eu que le produit dont je parlerai ci-après.

Ce blé-noir a porté des feuilles à-peu-près triangulaires, ressemblant beaucoup à celles du blé-noir ordinaire & à la feuille du lilas ; il produit une principale tige d’où part une quantité considérable de branches qui toutes produisent à leur extrémité, & le long desdites branches & tige sur la longueur d’environ un pouce, des grains pressés les uns contre les autres en forme de grappe comme celles de groseilles. Ce blé fait son grain très-promptement, car il n’entre point en fleur, ou plutôt il peut en produire une, mais qui est imperceptible, & qui se convertit presqu’aussitôt en grain. La paille en est creuse comme celle du blé, d’une couleur jaune-pâle lors de la maturité, & verte auparavant.

Arrivé le 12 septembre dernier à ma terre, j’ai vu le lendemain ce blé-noir que j’ai trouvé dans le cas d’être coupé, étant dans une maturité parfaite & même trop avancée ; la feuille étoit tombée, &, en touchant à la paille, le grain se détachoit. Mon fermier n’avoit différé d’y mettre les ouvriers à l’effet d’en faire la récolte, que parce qu’il attendoit mon arrivée, & que je lui en eusse donné l’ordre ; il craignoit de le couper trop tôt ; d’un autre côté, dans ce moment qui étoit celui de la couvraille des seigles, il étoit très-difficile de trouver des journaliers à cet effet, & il étoit impossible que les gens de la ferme quittassent leur travail ordinaire, ce qui m’a forcé d’attendre encore quatre jours pour faire la récolte ; enfin, je n’ai pu avoir que quatre personnes qui l’ont coupé à la faucille en cinq jours ; il falloit aller doucement pour perdre le moins de grains possible ; le premier jour il faisoit un beau soleil & une partie du grain tomboit à mesure qu’on le coupoit, sur-tout de puis dix heures du marin jusqu’à quatre heures du soir. Le second jour j’ai fait couper de très-grand matin, & prolonger la journée tant que le jour l’a permis ; le ciel étoit couvert & le grain s’est bien moins perdu. Le troisième & quatrième jour il a plu & il ne s’est rien perdu. Et enfin le cinquième jour, le ciel étant serein, j’ai perdu dans le haut du jour comme le premier. Si cette récolte eût été faite dix ou douze jours plutôt, je n’aurois rien perdu ; en effet, dans les quatre septerées de terre qui ont produit ce blé-noir, il y avoit une très-petite portion qui avoit été faite huit jours plus tard, & qui néanmoins a été coupée en même temps que le reste ; comme le degré de maturité étoit à son point, je n’ai rien perdu dans cette partie ; au lieu que dans le reste du terrain, de l’aveu des moissonneurs & de mon fermier, il est resté dans le champ environ quatre septiers, à raison de la trop grande maturité. Second défaut, j’ai fait battre sur le champ ce grain, deux hommes y ont passé chacun deux jours & une demi-journée pour le venter, mesurer & porter dans mes greniers ; le produit de la balle n’a pas été de plus de deux mines, mesure de Baugenci, & celui du grain a été de vingt-six septiers deux boisseaux & demi, ou cinquante-deux mines deux boisseaux & demi, dite mesure, qui font quatre vingt-quatre mines & un cinquième de mine, mesure d’Orléans. Ce blé est plus petit que le blé-noir ordinaire, son écorce est bien plus dure, & sa couleur tire sur le gris ; il ne s’écrase point sous les pieds. Mon fermier en a fait moudre six boisseaux mesure de Baugenci ; le meunier ayant mis ce grain au moulin, a été obligé de relever sa meule supérieure, qui d’abord étoit trop basse, & dans cette dernière position des meules, à raison de la dureté dudit grain, les meules & rouages faisoient un bruit extraordinaire, de manière que le meunier craignit de voir casser quelque partie du tournant & virant. Ce rehaussement de la meule supérieure, fait par hasard, a été cause que le grain a été moulu de la manière que M. Turmelin l’annonce dans sa lettre, & que la farine s’est trouvée très-bonne, n’ayant contracté aucun goût de l’amertume de l’écorce de ce grain, dont elle auroit au contraire été entachée, si ce blé eut été moulu comme le seigle l’exige, quoique le grain soit beaucoup plus petit & son écorce plus épaisse que celui du pays ; néanmoins il a rendu la même quantité de farine & d’une meilleure qualité ; en effet, le fermier a mêlé cette farine avec pareille quantité de celle de seigle, & il en a eu un très-bon pain qui n’avoit d’autre goût que celui de seigle tout pur ; la farine de blé-noir ordinaire, mêlée avec celle de seigle, donne au contraire un mauvais goût au pain, que les personnes qui s’y connoissent n’ont point trouvé dans celui fait avec la farine de seigle & celle du nouveau blé-noir ; mon fermier & ses gens en ont été parfaitement contens. On a donné à manger de ce grain aux chevaux, ils n’en ont point laissé ; à l’égard de la paille, les bestiaux n’en ont point voulu, elle ne peut servir qu’à faire de la litière.

Je crois devoir observer que dans la même ferme il a été emblavés seize septerées de terre en blé-noir ordinaire, tant dans la même pièce qu’à côté de celle où étoit le blé de Sibérie ; mon fermier y a semé quatre mines mesure de Baugenci ; la récolte en a produit cent vingt-six, ce qui ne donne un résultat que de trente-un pour un ; cependant la récolte de ce blé-noir est une des meilleures que j’aye eue depuis le commencement de ma propriété. Celui de Sibérie m’a rendu, au contraire, malgré les deux défauts dont j’ai parlé ci-devant, cinquante-deux & demi pour un ; il y a donc un grand avantage à substituer la culture de ce dernier grain à celle du premier, & tous les avantages annoncés par MM. Martin & Turmelin sont vrais d’après mes observations & mon résultat.

Je ne révoque point en doute les succès de MM. Martin & Curault ; je dirai cependant qu’un très-grand nombre de correspondans de l’intérieur du royaume m’ont mandé avoir renoncé à sa culture & préféré l’ancien, & que la farine que l’on retire du blé-noir-martin, étoit beaucoup plus amère que l’autre. Le moulin dont je viens de donner la description, remédieroit à ce défaut. Comme M. Martin avoit annoncé que ce blé-noir réussiroit dans les expositions même les plus chaudes, je priai un de mes amis de m’en procurer. Je divisai en deux parties égales les graines, l’une fut semée après l’hiver, & l’autre sur la fin du mois d’août, afin d’éviter les grandes chaleurs. J’habitais alors près de Béziers. La terre avoit été travaillée avec le plus grand soin ; & ni l’une ni l’autre de ces deux récoltes ne répondit à mon attente, & toutes deux furent au-dessous du médiocre. Tel a été le résultat de mes deux expériences. Je désire beaucoup que d’autres soient plus heureux que moi.