Cours de philosophie/Leçon XXI. L'empirisme

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- Leçon XX. Les données de la raison. Idées rationnelles Cours de philosophie - Leçon XXII. L'évolutionnisme. Théorie de l'hérédité


Il y a une doctrine qui nie l'existence de la raison, et n'admet que la perception extérieure et la conscience. Suivant les temps, suivant aussi les diverses formes qu'elle a revêtues, elle a porté divers noms. Tantôt, elle fait tout venir de la sensation. Elle est alors nommée sensualisme. C'est la théorie de Démocrite, et après lui celle de l'épicuréisme et du stoïcisme. Ils expliquent la connaissance par les idées-images. Selon eux, l'âme est matérielle comme les corps d'après la théorie qu'il n'y a d'action que du semblable sur le semblable; en outre, il se dégage des corps qui sont comme des images raccourcies de ce corps, et que les sensualistes nomment [Greek word]. Elles viennent s'imprimer dans l'âme, et y laissent une empreinte représentant les corps dont elles émanent. Ces empreintes sont les idées.

Mais cette doctrine se perfectionnant, on a vu que cette théorie était bien grossière, et l'on a joint la conscience à la perception extérieure. On a dit alors que nos connaissances dérivaient de l'expérience et d'elle seule. Cette doctrine, construite pour la première fois par Locke, est ce qu'on nomme l'empirisme. Selon les empiriques, l'esprit avant l'expérience est comme une tablette de cire où rien ne serait gravé, tabula rasa. C'est l'origine de l'expression célèbre de table rase.

De nos jours, en Angleterre, s'est construite la forme la plus parfaite de l'empirisme. Comme elle donne une place importante à l'association des idées, cet empirisme porte le nom d'associationnisme. C'est Dugald Stewart qui fit le premier [à] remarquer l'importance du principe de l'association des idées. Depuis lui, cette doctrine a fait fortune. "La loi de l'association des idées," dit Stuart Mill, "est à l'esprit ce qu'est aux corps la loi de la gravitation."

Il faut remarquer la profonde différence qu'il y a entre les associationnistes et les empiriques antérieurs. Les premiers reconnaissent que l'esprit a une activité propre, élabore les données expérimentales. Ils reconnaissent à l'esprit la faculté de construire autre chose que ce qui lui est donné, ce que n'admettent point les empiriques anciens. Ce genre d'empirisme est surtout étudié dans la Philosophie de Hamilton et la Logique de Stuart Mill. C'est sous cette forme que nous allons l'examiner.

Ainsi que nous l'avons vu, la nécessité des jugements rationnels consiste dans l'impossibilité de séparer les deux termes qu'ils unissent. Stuart Mill explique cette impossibilité par l'association des idées et l'habitude:

Tout d'abord, selon lui, cette impossibilité dont on parle n'est qu'actuelle. Rien n'établit que de tout temps elle ait été nécessaire. En effet, bien des jugements qui nous paraissent nécessaires aujourd'hui ne le semblaient point autrefois. Pascal ne croyait pas à la loi de la gravitation. Combien de choses paraissaient absurdes à nos pères dont l'évidence s'impose aujourd'hui à nous! Rien ne prouve que c'est éternellement et nécessairement que sont unis ces deux termes d'un jugement rationnel. Ce peut n'être que localement et provisoirement.

Après avoir ainsi réduit la nécessité des jugements rationnels, Stuart Mill ramène ces jugements à l'association des idées et à l'habitude. En effet, d'après une loi de notre esprit nous tendons à reproduire dans le même ordre deux idées, une fois que nous les avons associées dans cet ordre. Quand deux états de conscience se sont accompagnés dans le même ordre un certain nombre de fois, l'esprit tend à les reproduire dans cet ordre, et avec d'autant plus de force que l'expérience a été plus fréquemment renouvelée. Lorsque cette fréquence est sans exceptions, l'association des idées devient tellement forte qu'elle finit par être indissoluble. Le jugement formé est dit alors nécessaire. Il provient d'une association d'idées inséparables.

Comme toutes les discussions relatives à la raison sont concentrées autour du principe de causalité, nous allons examiner la genèse de ce principe suivant Stuart Mill. L'esprit en construisant ce principe passe selon lui par deux moments:

1. Un phénomène A et un phénomène B se produisent plusieurs fois dans le même ordre. L'esprit de l'observateur a alors une tendance à reproduire B après A. Si A précède toujours B, sans qu'il se produise aucune exception, l'esprit ne pourra plus supposer A sans supposer B et arrivera à croire que A précédera toujours B.

2. L'esprit observe deux autres phénomènes C, D. Entre ces phénomènes il constate la même connexion qu'entre A et B. Il arrivera donc à croire que C précédera toujours D. Passant à un autre couple de phénomènes, il arrive à la même conclusion.

Ainsi, tous les phénomènes se présenteront à nous comme formant des couples inséparables, chacun d'eux ayant un antécédent dont il est inséparable, sans lequel il n'existe jamais. L'antécédent invariable est ce qu'on appelle la cause. Le conséquent est l'effet. Dire que tout phénomène a un antécédent invariable, c'est dire que tout phénomène a une cause.

Examinons les défauts de cette théorie de Stuart Mill. D'abord, son auteur commence par atténuer autant que possible le caractère de nécessité des jugements rationnels. Pour cela, il nous fait voir que nous admettons comme vrais des jugements qui jadis ont paru absurdes. Mais absurdes ne veut pas dire inconcevables [Arrow pointing to note in right margin: "Il me semble qu'un effort d'imagination peut nous faire concevoir un phénomène sans cause."], et la caractéristique des jugements rationnels est justement d'être tels que la contradictoire en soit inconcevable. Nous n'avons nul exemple de jugements inconcevables devenant concevables, ou vice versa. Il n'y a donc lieu d'affaiblir en aucune façon la nécessité des principes rationnels.

Voyons maintenant la seconde partie du raisonnement; et d'abord nous reconnaîtrons que la tendance à associer les idées qui se sont plusieurs fois produites ensemble est incontestable. Mais va-t-elle jamais jusqu'à l'absolue impossibilité de séparer les termes qu'elle tend à unir? Nous ne pouvons l'admettre. Il y a en effet des idées que nous unissons toujours et que nous pouvons bien si nous voulons, supposer désunies. Nous voyons sans cesse la nuit succéder au jour, et pourtant nous ne faisons pas du jour la cause de la nuit, nous concevons très bien un jour continuel ou une nuit perpétuelle. M. Mansel a fort bien réfuté Stuart Mill sur ce point, en donnant des exemples de ce genre. "On peut imaginer, dit-il, que la même pierre enfonce 99 fois dans l'eau et surnage la centième, bien que l'expérience ne nous montre que le premier phénomène. L'expérience nous montre toujours une tête d'homme sur des épaules d'homme, une tête de cheval sur un corps de cheval. Il n'y a pourtant nulle impossibilité pour nous à nous représenter un centaure." L'expérience n'engage donc jamais la liberté de notre pensée.

Appliquons ces objections à la genèse du principe de causalité. Examinons d'abord le premier moment du raisonnement. De ce que A a toujours précédé B, on n'en peut conclure que A précédera toujours B. Lorsque l'idée de A se présente à l'esprit, celui-ci a une tendance a penser également B, mais point de nécessité.

Voyons maintenant le second moment. On observe qu'un certain nombre de phénomènes sont précédés d'antécédents invariables. De quel droit étendrait-on cela à tous les phénomènes observables, futurs comme présents ou passés? Quelque usage que l'on en fasse, l'association des idées ne permet pas de franchir l'abîme qui sépare le passé de l'avenir.

Ces deux raisonnements peuvent se ramener au type suivant:

Une succession régulière a été constatée un certain nombre de fois.

Or, ce qui est constaté un certain nombre de fois est vrai de tous les cas analogues.

La succession constatée est donc la même dans tous les cas.

Le vice de ce raisonnement consiste en ce que la mineure est admise sans démonstration, et rien ne permet à Stuart Mill de supposer une conformité entre les cas observés et les cas analogues non soumis encore à l'observation. En réalité, cette mineure n'est rien autre chose que le principe de causalité. En effet, pour qu'on ait le droit d'admettre d'une manière générale cette universalité d'un rapport de succession plusieurs fois constaté, il faut qu'on sache déjà que tous les phénomènes sont disposés en couples inséparables. En d'autres termes, il faut qu'on sache déjà qu'ils sont tous soumis à un ordre inflexible de succession, c'est-à-dire à la loi de causalité. Le raisonnement de Stuart Mill n'arrive à son but qu'en posant d'abord dans toute sa généralité le principe de causalité. En un mot on construit ce dernier en le supposant.

L'expérience ne nous permet donc pas d'expliquer en nous la présence des jugements rationnels. Nous pouvions prévoir d'avance cette conclusion. Nous retrouvons ici en effet, appliquée à la théorie de la raison, une doctrine que nous avons déjà réfutée. C'est la doctrine qui cherche à ramener nos états de conscience les plus divers à un même type originel. Mais cette réduction ne peut se faire qu'en effaçant artificiellement les différences réelles qui séparent les choses comparées. L'empirisme est plus ou moins cohérent, plus ou moins fort, suivant qu'il met plus ou moins d'art à dissimuler cette diversité. Mais elle ne peut la détruire. Ce qui est différent reste tel malgré les doctrines. Avec des sensations subjectives, disions-nous, l'on ne peut rien construire d'objectif. Avec des phénomènes, on ne peut pas construire l'idée de substance. Avec du contingent, on ne peut rien construire de nécessaire. On a beau accumuler les vérités contingentes, elles ne changent pas de nature. On ne peut trouver dans l'expérience ce qui en est la condition même.