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Course en voiturin/I/10

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Victor Magen (Tome 1p. 187-222).

X


san-carlino. — altavilla. — don pancrace.


Les Français, dit-on, s’engouent promptement et oublient de même ; les Italiens peuvent bien en cela nous donner la main ; leur engouement est plus exagéré que le nôtre, et ne dure pas davantage. Lorsque je visitai pour la première fois le musée Borbonico à Naples, j’examinai avec attention la suite de tableaux qui représente dans les plus grands détails la révolution de 1648. Ce sont des ouvrages plus remarquables par leur intérêt historique et leur exactitude que par le mérite du pinceau. On y voit le soulèvement du peuple, les massacres des nobles, l’élévation de Masaniello, sa mort, et la rentrée des Espagnols dans la ville. Or, le règne de ce pêcheur n’a duré que dix jours, et le retour de Don Juan d’Autriche n’eut lieu qu’au bout de six mois. Dans cet intervalle, M. de Guise fut chef de la république, et il n’est pas plus question de lui que s’il n’eût jamais existé ; les gens éclairés eux-mêmes ne savent pas en quoi son histoire se rattache à celle de Naples. Cependant ce prince, étant exilé à Rome sous le ministère de Mazarin, fut prié instamment par les Napolitains de venir à leur secours dans des circonstances périlleuses où un chef était nécessaire. Il vendit ses bijoux et son argenterie, partit de Rome avec quelques gentilhommes français, braves et aventureux comme lui, et, à travers mille dangers, vint aborder à Naples, où on l’accueillit avec un enthousiasme poussé jusqu’à l’ivresse. Il disciplina de son mieux des troupes fort mauvaises, rétablit le bon ordre par son courage et sa fermeté, en brisant plus d’une fois sa canne sur la tête des lazares, comme il disait dans son langage de grand seigneur. Pendant six mois, il lutta contre les armées espagnoles avec avantage. Le cardinal Mazarin l’abandonna, et les insurgés le récompensèrent de ses peines en le vendant à Don Juan d’Autriche, qui l’envoya prisonnier à Madrid. Il était juste au moins qu’après tout cela, on daignât se souvenir de M. de Guise et reproduire dans l’histoire de la révolution quelques-unes de ses prouesses. On s’en garda bien. Salvator-Rosa lui-même, qui fut en correspondance avec ce prince, du haut des Abruzzes, n’a pas fait un seul tableau sur cet épisode héroïque. Avant d’aborder en Calabre, Murât aurait dû se rappeler l’exemple de Henri de Lorraine et retourner en arrière. En fait de spectacles, notre manie de nouveauté n’approche pas de celle des Napolitains. Nous négligeons plutôt nos idoles que nous ne les brisons, semblables à ces femmes galantes dont le cœur est bon et qui se font des amis de leurs anciens amants. Nos théâtres reviennent volontiers aux vieux ouvrages et leur conservent toujours une place dans le répertoire. Si le goût du jour s’en éloigne trop, on en joue encore des fragments ; le Conservatoire s’en empare, et de cette façon les chefs-d’œuvre ne meurent pas absolument. En Italie, une mauvaise partition est couronnée et applaudie comme une merveille, parce qu’elle est nouvelle, puis elle va rejoindre les autres dans l’abîme du néant. Les théâtres de musique n’ont point de répertoire. L’imprésario met en répétition, pour l’hiver, une ou deux pièces les plus récentes et du maestro à la mode. Ces deux pièces font les frais de la saison entière. Elles durent autant que les feuilles des arbres. Recueillez les fruits du succès, pauvres auteurs ; à Noël vous serez défunts. Il est vrai que le moment de la vogue a de grandes douceurs. On entend partout les motifs de l’opéra. Tout le monde les sait. On se pâme de plaisir en les fredonnant. On les propose pour sujet aux improvisateurs. La musique de régiment les apprend, en fait des sérénades pour la nuit, des aubades pour les grands personnages, et le soldat marche au refrain de la cavatine. Tout cela meurt avec l’année. Une autre partition vient qui s’évanouit de même. À Paris on veut de la variété, en Italie du nouveau. À Gènes, l’hiver dernier, c’était Maria di Rudenz, ouvrage broché par l’intarissable Donizetti, exprès pour le théâtre Carlo-Felice. À Naples on ne sortait pas de la Linda de Chamouni. Ne demandez pas dans ce pays-là ce que c’est que Mozart : on ne le connaît pas de nom. On sait qu’il a existé un homme appelé Cimarosa dont les pièces ont eu du succès en leur temps. Sans le Stabat Mater, Rossini s’en irait à tire-d’aile se ranger où est Gluck en France. Othello, le Barbier de Séville, nous diraient les Napolitains, comment pouvez-vous écouter encore ces vieilleries !

L’hiver dernier, le théâtre San-Carlo n’offrait rien de bien attrayant pour un étranger. Selon mon goût, Mme Tadolini n’est pas une cantatrice qu’on puisse prendre en passion. Deux ténors médiocres se partagaient les toques à plumes et l’intérêt du public, l’un bon musicien et déjà usé par le travail, l’autre doué d’une voix superbe qu’il maniait assez mal. Le premier basso-cantante, nommé Coletti, possède le feu sacré qui fait les grands artistes, et il le deviendra, mais ce n’est pas encore une chose achevée. Avec ces faibles éléments, je ne sais quel charme, tenant sans doute au pays, m’attirait à l’opéra. Je ne pouvais dormir de bon cœur si je n’avais pas entendu la romance de la Linda. Toute pâle qu’est cette musique, elle semble avoir plus de couleur sous le ciel de Naples. Les contrées méridionales ont le privilège de vous maintenir dans un ordre de sensations heureux et favorable aux arts. Vous habitez Naples depuis huit jours à peine, que vous éprouvez, comme les Italiens, le besoin de vous dilettare, et, quelle que soit la pièce du moment, vous allez à San-Carlo. Lorsqu’au mois de février, à l’époque des grandes douleurs de la nature du Nord, vous vous habillez les fenêtres ouvertes, vous circulez dans la ville sans autre incommodité qu’un peu de poussière, et vous parcourez les environs à la chaleur tempérée d’un beau soleil, — les rouages de la machine humaine fonctionnent mieux et plus activement ; vous sentez avec plus de vivacité ; la cavatine dont vous pèseriez sévèrement la juste valeur au théâtre Ventadour vous épanouit d’aise ; le ballet vous intéresse, vous devenez enfant comme le parterre napolitain, et vous vous surprenez à désirer le moment plein d’émotions où les brigands du ballet sont vaincus par ce jeune premier si hérissé de panaches qu’on ne lui voit plus les yeux. C’est une façon de vivre dont vous ne connaissez pas le charme dans ces climats sombres et hostiles où vous êtes replié sur vous-même, les pieds au feu, et tourmenté jusque par l’air que vos poumons respirent.

Après San-Carlo, les autres théâtres de musique ne méritent pas qu’on s’en occupe. Celui du Fondo n’est qu’une succursale de l’Opéra. On y joue les mêmes ouvrages, exécutés par la même troupe. Au théâtre Nuovo, le répertoire est composé de vaudevilles français traduits en mauvais opéras comiques. Laissons cela de côté : il y aurait trop de certitude d’ennuyer le lecteur à lui parler d’un endroit où l’on s’ennuie.

La comédie est morte, en France, de sa mort naturelle. Lorsqu’elle florissait, il y avait de l’exagération dans le caractère français. Les originalités, les ridicules et les travers étaient évidents, faciles à saisir, connus de tout le monde, et de plus le partage d’une coterie particulière qui donnait le ton au reste de la nation. Aujourd’hui les travers et les ridicules ne sont pas moindres, en somme ; mais, en se divisant sur un plus grand nombre, ils ont pris des proportions mesquines et ils échappent à la comédie, qui ne trouverait plus aussi facilement le succès populaire. En Italie, au contraire, les fortes proportions se sont conservées. L’influence appartient à des coteries et à des minorités aux dépens desquelles le reste du public rirait volontiers. La comédie trouverait toutes les conditions désirables d’une bonne existence ; mais une force supérieure lui ferme la bouche. Les théâtres se traînent à la suite des productions françaises. Vous ne voyez que M. Scribe, M. Casimir Delavigne, traduits en italien, et joués avec cette volubilité involontaire qui sied aux pièces de ce genre comme des fioritures à la musique de Rameau. L’affiche, toujours emphatique, annonce le Verre d’eau' comme l’ouvrage le plus accrédité de la littérature moderne. Pour un Français qui a vu tout cela bien joué à Paris, ces traductions composent le spectacle le moins attrayant qui se puisse représenter. Mais descendez des grands théâtres aux petits, à ceux d’un ordre trop infime pour être assujétis à une surveillance extrême, vous y retrouvez la véritable comédie nationale, qui s’alimente de l’à-propos, des travers du moment, et qui donne souvent dans son petit cercle des conseils utiles au peuple qui la soutient et l’applaudit.

Sur la place du Castello, en face des canons braqués à travers les grilles sur le passant, vous verrez une maison de pauvre apparence et que vous ne prendriez jamais pour un théâtre. L’entrée ressemble fort à celle d’un méchant cabaret. Un corridor bas et tortueux vous mène, par une pente rapide, dans un souterrain où est la salle de spectacle, étroite, mais propre et bien éclairée. Vous êtes à San-Carlino. À deux pas de là, sur la même place, est une autre taverne de même figure, appelée le théâtre de la Fenice. Dans ces deux petits bouges se sont réfugiés l’ancienne verve comique dont l’Italie ne perdra jamais le génie, les pièces de circonstance, les reproductions de ridicules connus et de types populaires, les discours au public, comme du temps de Scaramouche ou de Gros-Guillaume. C’est là que le fameux Lablache a commencé sa carrière dramatique ; on s’en souvient encore à Naples.

La troupe de San-Carlino se compose d’une douzaine d’acteurs excellents, francs Napolitains pour les grimaces, la vivacité, les gestes expressifs, la force du gosier, la facilité d’improvisation ; ils s’entendent ensemble comme des larrons et enlèvent un succès comme une muscade. Dans toutes les pièces on retrouve constamment les quatre rôles classiques : Pancrace, Polichinelle le bègue portant des lunettes énormes, et la vieille dona Pangrazia, toujours persuadée que les jeunes gens l’adorent. À ces quatre personnages appartient le privilège de faire rire le parterre. Ils parlent le dialecte napolitain, tandis que les autres rôles varient selon les pièces, et sont écrits ordinairement en italien. Le vieux don Pancrace représente la naïveté, la bonhomie, la bêtise crédule, et Polichinelle, la fourberie, la gourmandise, la poltronnerie, tous les instincts grossiers et matériels. Quand le vieux bègue aux larges lunettes n’est pas le compère de Pancrace, comme l’Orgon français est l’ami du Géronte, il joue les tabellions, les baillis ou les commissaires de police. Le caractère de la vieille est celui de Pancrace, augmenté des faiblesses du beau sexe. Souvent ces quatre rôles déroulent entre eux une intrigue comique, entée sur une autre plus sérieuse. Dans les pièces toutes da ridere, le fond du sujet repose sur eux. L’affiche annonce la double intrigue par un double titre. Don Pancrace et son compère le bègue portent la culotte noire et la perruque plate à queue et sans poudre. Le Polichinelle n’est pas, comme celui des marionnettes, un bossu vêtu de l’habit de clinquant. Il n’a pas de difformité. Son costume se compose d’une camisole et d’un large pantalon de toile blanche, serrés à la ceinture par des coulisses et plissés du haut en bas. Son bonnet de laine blanche est droit comme une mitre d’évêque ; un demi-masque noir, avec un long nez, cache la moitié du visage et forme dans les traits un contraste piquant de grimaces et d’immobilité. La vieille, d’un embonpoint qui déborde, se farde les joues, affecte les prétentions et les parures de la jeunesse, se charge les doigts de bagues et le cou de colliers. À San-Carlino, ces emplois à caractère, et surtout celui de Pancrace et de la vieille, sont joués par des artistes d’un véritable talent et d’un naturel exquis ; jamais leurs farces les plus outrées n’atteignent le point où le rire et la gaieté se changeraient en fatigue ou en dégoût.

Dans le reste de la troupe il y a encore des acteurs de mérite : trois hommes doués de physiques hétéroclytes et qui reproduisent des figures populaires, un amoureux d’assez bonne tournure pour l’endroit, une jeune première petite, robuste et chevelue, type exact de la brunette napolitaine, au cœur fantasque et à la tête chaude ; une autre actrice jeune et belle, d’une physionomie énergique, et qui remplit admirablement les rôles de servante ou de femme du peuple.

Mais le plus intéressant de tous est l’acteur- auteur, nommé Altavilla, l’àme et le soutien de la compania de San-Carlino. Il remplit tantôt les rôles qui répondent à ceux de Gonthier dans nos vaudevilles, tantôt d’autres plus comiques ou de caricature, car il est excellent mime, et son visage, d’une mobilité extraordinaire, se prête à toutes sortes de bouffonneries. Ce qui élève Altavilla au-dessus de ses confrères, c’est qu’il est le Molière de la troupe. Depuis plusieurs années, quoiqu’il paraisse à peine âgé de trente-cinq ans, on ne joue que ses ouvrages, et ce n’est pas une petite affaire que d’alimenter le théâtre de San-Carlino. Tous les samedis, pendant la saison d’hiver, il faut une pièce nouvelle. Jamais la première représentation n’a manqué d’arriver au jour convenu. En une semaine on fait, on apprend et on répète une comédie, tout en jouant celle de la semaine précédente. Le fécond Lope de Vega lui-même se serait fatigué de ce métier-là, et aurait peut-être donné sa démission. Le signor Altavilla est aussi frais d’esprit et aussi en train que le premier jour.

Vous devinez sans peine qu’avec si peu de temps pour composer et préparer une pièce, il est impossible qu’on l’écrive avec soin, et même qu’on la mette entièrement sur le papier. Le canevas seul est déterminé, une partie des scènes à demi ébauchée, quelques mots soufflés d’avance aux acteurs ; le reste s’achève en causant et en répétant l’ouvrage. Une large part est laissée à l’improvisation, à l’esprit du Polichinelle, à la bonhomie du Pangrazio, aux délicieuses minauderies de la vieille, au bégaiement de l’homme à lunettes, et aux inspirations dernières que le moment de la représentation suggère encore à l’auteur. On ne sait pas au juste si les scènes se suivent bien, comment cela doit marcher. Déjà le samedi arrive, voici le public dans la salle ; l’orchestre a joué l’ouverture, les trois coups sont frappés, la toile se lève. Pancrace paraît, le parterre éclate de rire. Le souffleur est habile ; l’exposition réussit ; chacun voit clair dans son rôle. On se comprend, on se soutient l’un l’autre. La pièce marche : tout à coup l’amoureux saisit Altavilla par le bras dans la coulisse.

— Que vais-je dire ? s’écrie-t-il ; que faire ? mon entrée est manquée. Ma scène d’amour ne peut plus aller.

— Ne t’effraye pas, mon garçon, répond l’auteur. Tu feras tel changement à ton rôle. Au lieu de cette tirade, tu diras ce que je vais t’indiquer.

Et il trace à la hâte un passage nouveau diffèrent du premier. Pendant ce temps-là Polichinelle, ne voyant pas entrer l’acteur, devine qu’on change et qu’on prépare. 11 remplit l’intervalle par des lazzis. La leçon est finie, le carrosse enrayé se dégage et roule de plus belle. Le public ne s’aperçoit de rien ; le dénoûment s’exécute à souhaits, et la soirée se termine par des rires et des applaudissements,

Le samedi suivant, c’est à recommencer. Bien rarement une de ces bluettes dure quinze jours. Pas une n’existe, ni imprimée ni en manuscrit. Altavilia lui-même, s’il avait un moment de répit, ne pourrait sans doute jamais retrouver dans sa mémoire tout ce qu’il a dépensé d’esprit argent comptant et de frais d’imagination. Dieu sait pourtant combien de ces idées jetées au vent méritaient de vivre longtemps et d’être travaillées avec plus de soin ! Que d’étincelles seraient devenues de bonnes lumières, et que de cailloux renfermaient des pierres précieuses ! Pauvre Altavilia ! il est pénible de voir le talent périr ainsi dévoré par une nécessité impérieuse.

Puisque Molière prenait son bien où il le trouvait, vous pouvez croire que le poëte de San-Carlino ne se gêne pas pour emprunter à ses voisins. Drames étrangers, vaudevilles, tragédies, tout est bon à faire un plan et à convertir en farces. Vous reconnaissez le véritable génie d’improvisation de l’auteur lorsqu’un événement de la semaine, un chapitre de la chronique du jour, un article des journaux se retrouvent changés en comédies ; et jamais Altavilla ne manque à ce devoir de nouvelliste en action. L’ à-propos est sa plus grande ressource. Le théâtre de la Fenice fait de même, et la concurrence ne permet pas de négliger une occasion. Six fois au moins, pendant mes trois mois de séjour à Naples, |’aî vu ces petits théâtres amuser leur public avec des sujets de circonstance.

Une jeune Française , établie à l’entrée de Tolède, vendait des gâteaux et des petits pains ; en sa qualité d’étrangère, on la trouvait fort belle, avec cette complaisance que nous mettrions à admirer une Napolitaine, et sa boulangerie était fort achalandée. Aussitôt l’affiche de San-Carlino annonça pour le samedi une pièce intitulée la Boulangère française.

Il y avait, à l’hôtel de la Victoire, une dame russe qui ne se montrait pas, ne sortait que la nuit et en voiture. Ce mystère fit causer les gens de la maison. Le bruit courut aussitôt que cette dame avait une tête de mort, et qu’elle voulait donner une immense fortune à qui l’épouserait, malgré cette grave imperfection. Les bonnes gens de pêcheurs et de lazzaroni, aussi crédules que don Pangrazio, s’assemblaient déjà devant l’hôtel, attendant que la dame parût, afin de voir, en se tâtant bien, s’ils n’auraient pas le courage de surmonter un premier moment de répugnance. On lut aussitôt sur l’affiche de la Fenice : La Donna colla Maschera di morte. La pièce était bouffonne et bien faite.

Des antiquaires se querellaient sur l’origine et la destination d’objets découverts dans les fouilles de Pompeïa. La petite pièce n’Antiquario e na Modista représenta le vieux Pancrace rapportant de Pompeïa des écumoires et des pots cassés. Une grisette qui le dupait en flattant son goût pour les antiquités, ajoutait assez à la donnée première pour en faire une intrigue de comédie.

Un des ouvrages où l’on reconnaît que la littérature italienne bat la campagne, faute de pouvoir dire ce qu’elle voudrait, vint encore fournir une idée comique à Altavilla. C’était, je crois, un livre de commentaires sur la mythologie, dans lequel on dissertait à fond sur les Champs-Élysées. Le samedi soir arrivé, don Pancrace et sa vieille épouse se demandèrent si ce paradis des anciens n’était pas sur la terre, et promirent leur fille en mariage à qui les y conduirait. Il va sans dire qu’une conspiration se brasse aussitôt entre l’amoureux, la demoiselle et le Polichinelle, pour tromper les vieux parents. L’un se déguise en Jupiter, l’autre en Mercure, et Pancrace est introduit dans un jardin les yeux bandés. Cependant la servante, qui a écouté aux portes, s’habille en Diane et se présente à l’improviste, accompagnée de marmitons costumés en demi-dieux et qui font un sabbat infernal autour de son char. Les autres divinités, surprises et effrayées, sont mises en déroute ; le puissant Jupiter tremble et saute à bas de son trône ; Junon tombe la face contre terre, et Mercure s’enfuit au galop, jetant son caducée aux orties. Cela n’avait pas le sens commun et c’était à mourir de rire.

Beaucoup de ces sujets reposent sur une fumée que le vent emporte. Le charme consiste dans la naïveté du travail, l’absence de prétention, et le talent des acteurs. Lorsque Altavilla veut amener un quiproquo, il n’est jamais embarrassé : l’étourderie de Polichinelle, ou la bêtise de Pancrace, lui fournissent à l’instant la méprise désirée. Avec sa volubilité comique, Polichinelle, interrogé par son maître, répond avant d’avoir entendu la question. Il dira oui trois fois de suite, et à la dernière ce sera non qu’il aura voulu dire. Don Pangrazio a la langue épaisse ; on est habitué à lui voir prendre un mot pour un autre. Il lui arrivera de dire à sa fille qu’il veut lui donner un carrosse quand il pense lui promettre une caresse , et voilà un imbroglio qui s’emmanche sur-le-champ.

Ces personnages dont les caractères sont connus du public ont l’avantage de seconder merveilleusement les intentions satiriques de l’auteur. Par cela seul qu’une classe de la société, un vice, une passion, sont représentés sous le masque du Polichinelle ou la perruque du Pancrace, le ridicule les atteint déjà. Il n’y a plus qu’à parler pour amuser à leurs dépens. Altavilla excelle surtout dans les reproductions de types populaires. Il sait le langage des pêcheurs, des lazzaroni, des femmes du vieux Naples et des gens de la campagne. Leurs faiblesses, leurs superstitions, leurs fureurs, lui fournissent ses meilleures scènes , et le parterre peut en tirer quelque fruit. J’ai entendu un soir des femmes du peuple qui, en se voyant jouées au naturel, un peu étonnées de la fidèle ressemblance, se disaient à l’oreille : « Voilà bien comme nous sommes. » C’était à la première représentation d’une pièce appelée les Trois don Limon (don Limon est le nom qu’on donne aux incroyables de bas étage). La scène se passe dans une locanda de Portici. La servante et une blanchisseuse sont toutes deux amoureuses du garçon de ce cabaret ; toutes deux se croient aimées ; elles se disputent le cœur du cameriere avec l’ardeur et la vivacité napolitaines. Les propos s’enveniment, on se dit des injures et on se menace de coups de couteau. Les deux mégères, nez contre nez, les mains sur leurs genoux, crient de toutes leurs forces : « Je te tuerai si tu me pousses à bout. — Tu seras cause que je ferai un malheur ! » Sur ces entrefaites arrivent les trois don Limon, qui demandent à déjeuner, mangent et boivent, chacun d’eux comptant sur ses camarades pour payer la carte. Au moment de fouiller à la poche, il se trouve que personne n’a d’argent. Le cabaretier n’entend pas raillerie et appelle le commissaire. Alors interviennent la servante et la blanchisseuse, qui demandent grâce au patron pour ces pauvres jeunes gens.

— Vous retiendrez le prix de leur déjeuner sur mes gages.

— Je vous blanchirai votre linge pour rien.

Les deux tigresses, que la jalousie et la rage rendaient si affreuses tout à l’heure, sont au fond de bonnes personnes quand la passion ne les tourmente plus, et Altavilla leur devait cette justice. La leçon était d’autant meilleure que le contraste frappait davantage entre la fureur et le mouvement de générosité. La pièce des tre Don Limone n’aura pas été inutile.

Souvent les petits théâtres empruntent des idées à leurs supérieurs, et il peut arriver qu’un sujet froid et sans intérêt devienne amusant quand il change de scène. La troupe des Fiorentini aavait représenté une comédie intitulée Après vingt-sept ans. Altavilla s’empara de la donnée, qu’il transforma en bouffonnerie. Pangrazio a été pris par des corsaires, et retourne à Naples après vingt-sept ans d’absence. Tout est bouleversé dans sa famille. Il y rapporte les habitudes et le langage de son temps, et on se moque de lui. On feint de ne plus comprendre le dialecte napolitain. Dona Pangrazia parle français. Les enfants ne savent qu’à moitié l’italien. Le service de la maison se fait à l’anglaise. Lorsque le bonhomme demande le plat national de macaroni , on lui présente une tasse de thé. Sa bru le critique et le reprend à tout propos. Il découvre un complot de femmes de chambre pour lui voler son argenterie. Un aventurier a séduit sa petite-fille et doit l’enlever pendant la nuit. Pancrace est réduit à demander une audience à ses enfants, tandis que sa femme et sa bru sont sorties, et il leur expose ses griefs en termes risibles et touchants. J’ai cru un moment que cette scène allait devenir sublime. Entre les mains de Molière elle n’y eût pas manqué. Malheureusement Altavilla, toujours pressé par le temps, ne fait que des ébauches et passe aussi légèrement sur une belle situation que sur une farce de tréteaux. Le désespoir paternel du pauvre Pangrazio, quoique trop bref, me causa une émotion très-vive, car il n’y a rien de plus doux que le mélange du comique et de la sensibilité. Les Italiens n’usent pas assez de cet alliage précieux qui est une des particularités de leur esprit les plus favorables à la bonne comédie. L’humour anglaise, que Shakspeare manie avec tant de force, n’a pas le même charme, à cause du levain amer que i’ironie apporte toujours dans la combinaison. Dans la bouche d’Hamlet elle serre le cœur péniblement ; dans celle de Falstaff elle amuse l’imagination et provoque ce gros rire qui fait trembler les larges pectoraux des marchands de la Cité de Londres. Le bonhomme Pancrace vous procure une émotion plus agréable lorsqu’il excite à la fois le rire et l’attendrissement. Parmi les sérénades qu’on fait chanter au Polichinelle sous les fenêtres de sa maîtresse, une phrase sentimentale et imprévue, mêlée aux lazzis, vous touche souvent plus que si elle venait d’un personnage plus sérieux.

De rares éclairs tragiques se font jour par moment, au milieu des farces napolitaines. Ils partent ordinairement de la jalousie ; cette passion aveugle étant l’endroit sensible du public, on tremble et on s’apitoie aussitôt qu’elle entre en scène. Dans la petite pièce du Marito geloso, l’exposition montre la femme d’un pêcheur attendant le retour de son mari. Le macaroni fume sur la table, et la fiasque est emplie de vin. La jeune femme s’ennuie de la solitude, mais elle n’ose aller chez ses voisines, car le mari est si jaloux qu’il pourrait la tuer sur un soupçon. Un orage gronde, et l’inquiétude la chasse enfin du logis. Elle court au rivage pour regarder si la barque revient. Pendant ce temps-là , un soldat suisse complètement ivre passe devant la maison, et, trouvant la porte ouverte, il entre , se croit dans une osteria, et appelle le garçon. Le souper est servi à point nommé. Il mange le macaroni, vide le flacon de vin, se couche sur le lit et s’endort. Cependant le mari arrive sans avoir rencontré sa femme. Le désordre qu’il voit chez lui est bien fait pour l’étonner. Aussitôt la jalousie le prend aux cheveux. Il jure de se venger sur les deux coupables, et attend le retour de sa femme le couteau à la main. À Paris, nous aurions ri de sa colère ; à Naples, l’auditoire frissonna de terreur, car on savait de quoi le pêcheur jaloux était capable. Heureusement un dialogue comique vint dissiper cette velléité de tragédie. L’énergie toute napolitaine de la jeune femme la tire d’embarras d’une façon inattendue.

— Que tu es sot ! dit-elle à son mari : si j’avais un amoureux, est-ce que je lui donnerais ton souper ? est-ce que je le griserais pour le mettre sur ton lit à l’heure où tu dois rentrer ? Quand je voudrai te tromper, je te boucherai les yeux avec du mastic, car tu es un lourdaud, et je suis plus fine que toi. Allons, mets ton couteau dans ta poche, puisqu’il n’y a plus rien à manger. Je comprends pourquoi tu as été si maladroit quand tu as fait la cour à la voisine.

Le mari, étourdi par cette assurance et cette bonne logique, reste coi et indécis. Le Suisse s’éveille, fort surpris de se trouver chez des inconnus, et achève de disculper son hôtesse. Tout s’arrange pour le mieux ; le pêcheur demande humblement pardon à sa moitié, qui le gronde avec tant de vigueur, qu’on ne sait plus si la leçon est adressée à la jalousie des maris ou à la roideur de caractère des femmes.

Lorsqu’une idée fantastique se présente à l’esprit d’Altavilla, le public napolitain l’admet sans difficulté. Dans la pièce du Medico e la Morte, Polichinelle s’est fait médecin , et comme, dans ce métier, il rend à la Mort d’éclatants services, elle veut lui en témoigner sa reconnaissance en lui procurant de la réputation et de l’argent.

— Quand tu entreras dans la chambre d’un malade, lui dit-elle, regarde sous le lit, et si tu vois ma figure, c’est un signe que je veux emporter ma proie. Tu m’aideras de ton mieux, comme par le passé, en administrant des potions et des remèdes ; mais afin qu’on te prenne pour un habile homme, tu condamneras le sujet en assurant que son mal est mortel. Si au contraire tu ne me vois pas sous le lit , c’est que je ne me soucie pas encore du malade et que son heure n’est point sonnée. Alors ne t’avise pas de le médicamenter ni de lui envoyer le chirurgien, car tu m’obligerais peut-être malgré moi à le venir enlever. Donne-lui de l’eau claire, et prends tes remèdes à la locanda. Avec des mots latins et de grandes phrases, tu éblouiras les sots et tu feras des cures merveilleuses.

Polichinelle profite admirablement de ce traité d’association. On l’appelle pour un couvreur tombé du haut de la cathédrale. La mort ne se soucie guère de ce pauvre diable, et le docteur guérit son homme avec un plat de macaroni. Un grand seigneur légèrement indisposé est saisi de frayeur et a recours au célèbre médecin, qui aperçoit la Mort impatiente de charger le fardeau sur ses épaules. Quoique le mal ne semble pas grave, Polichinelle le déclare incurable. Il gorge son patient de drogues, et met en marche tout le corps d’armée de la pharmacie. L’homme expire accablé de soins et entouré de fioles infernales. Les héritiers payent généreusement l’habile docteur, la Mort saisit sa victime, et tout le monde est satisfait.

Pour donner à son associé un spectacle intéressant, la Mort le conduit dans un endroit où sont de petites flammes qui représentent les âmes des personnes vivantes. C’est par ce tableau des habitants de la terre qu’elle juge des gens dont la fin approche et des portes où il convient d’aller frapper.

— Quelle est, demande Polichinelle , cette belle flamme qui brille si fort ?

— C’est, répond la Mort, l’âme d’un facchino de Chiaja qui n’a pas de souliers ; le coquin se moque de moi.

— Et celle-ci, qui paraît prête à s’éteindre et vacille comme une bougie de Noël ?

— C’est l’âme d’un pauvre homme laborieux, qui s’épuise à un métier pénible et nourrit sa famille à force de se démener.

Aie ! s’écrie Polichinelle, d’ov’ esser un comico di San-Carlino. Ce doit être un comédien de San-Carlino.

Le public napolitain, beaucoup plus complaisant que celui de Paris , admet tout ce qu’on veut, pourvu que la pièce soit amusante ; il n’a point comme nous une horreur particulière du fantastique, et ne creuse pas par l’habitude ces ornières profondes où se traînent nos théâtres , et qui mènent tout droit à l’ennui. Nous nous prêterons à cent absurdités puisées dans la vie réelle, et nous opposerons à une idée originale et gaie un faux bon sens têtu et une indocilité misérable d’imagination, au lieu de faire à l’amiable une convention avec l’auteur. C’est que notre désir est bien moins de nous amuser que de nous donner de l’importance , d’exprimer une opinion et de lancer des arrêts, tandis que le seul but du spectateur italien est de jouir.

Pour juger combien il y a de force et de vie dans les acteurs napolitains, il faudrait pouvoir, entre deux représentations de San-Carlino, revenir aux petits théâtres de Paris. Une troupe de comédiens français qui a Joué à Naples m’a permis d’apprécier la différence des deux genres. Au théâtre français, le public méridional était plus animé que la scène. L’esprit elliptique de nos plaisanteries passait inaperçu devant ce parterre, habitué à un comique largement taillé. Quand la musique de vaudeville arriva couper le dialogue à chaque instant, et qu’on entendit des voix grêles et fausses parler des simulacres de chansons, l’effet fut si déplorable, que je me serais volontiers caché sous la banquette. Je ne sais quel préjugé soutient l’usage fastidieux de ces couplets, pour lesquels l’art dramatique a une antipathie profonde. C’est un problème que les Napolitains ne comprennent pas, et je n’ai pu le leur expliquer. Si je leur avais dit qu’on emploie ce moyen pour échauffer la scène, ils se seraient moqués de moi. C’eût été leur avouer le refroidissement de notre comédie. La troupe française n’eut pas grand succès à Naples tant qu’elle joua des ouvrages de bon goût, dont on ne sent pas le mérite si on ne connaît pas très-bien la langue. On n’amuse point des Napolitains avec de la gaieté microscopique ni de l’esprit alambiqué. Il leur faut une pâture plus solide. Lorsque la troupe exécuta de bons gros mélodrames bien bêtes , elle répara son échec et obtint d’éclatants succès. D’ailleurs les actrices étaient jolies et coquettes ; elles possédaient cette science de l’ajustement et de la grâce étudiée, qui est un mystère pour les Italiens, et la jeunesse napolitaine se montra galante comme elle devait.

Pendant les quarante jours de carême, les masques étant absolument interdits sur les théâtres de Naples, le Polichinelle se change en Pascariello. C’est encore un valet fourbe, étourdi, poltron et gourmand, mais moins fantastique que l’autre. Il porte une livrée et ressemble à une espèce de Jocrisse rusé. Ses plaisanteries perdent un peu de leur force par l’absence du demi-masque. Les autres rôles restent les mêmes en toute saison.

L’habitude ancienne et naïve des discours au public s’est conservée à San-Carlino et à la Fenice. Au dernier entr’acte, l’orateur de la troupe se présente entre la rampe et la toile et annonce le spectacle du lendemain ou les représentations à bénéfice. Autrefois en France l’acteur le plus aimé du public se chargeait de ces discours ; à Naples, don Pancrace, qui est homme d’esprit et comique jusqu’au bout des ongles, invente chaque soir, de moitié avec Altavilla, une phrase amusante qu’on attend avec confiance. Le jour de la clôture du théâtre avant la semaine sainte, j’étais à San-Carlino dans la loge d’une dame napolitaine. Don Pangrazio fit son allocution en ces termes :

— Messieurs, j’ai beaucoup d’enfants, qui ont toutes leurs dents, et qui avalent un rotolo de macaroni comme si c’était une figue. Ils ont cassé tant de verres à la maison, que je suis forcé de les laisser boire dans le creux de leurs mains. La semaine procbaine, il faudra encore que je les régale avec des œufs de Pâques. Mes camarades et le signor imprésario veulent bien me secourir en donnant une représentation à mon bénéfice le jour de l’ouverture. Nous jouerons la pièce nouvelle des Guape, et je me recommande à votre générosité.

Après avoir prononcé ce discours, l’acteur parcourut la salle, afin de proposer aux personnes de qualité de conserver leurs loges pour la représentation à bénéfice. La famille que j’accompagnais venait de m’ avertir de cette visite lorsqu’on frappa doucement à la porte ; don Pancrace parut en costume, ses coupons à la main.

— Vous avez donc réellement beaucoup d’enfants ? lui demanda la dame napolitaine.

Ahi ! excellence, il ne m’en faudrait plus qu’un pour faire la demi-douzaine. Si je pouvais les nourrir en leur donnant le fouet , ils seraient gras comme les truites du château de Caserte.

— Sainte-Marie ! reprit la dame. Cinq enfants pour un pauvret comme vous ! et moi, qui en désirerais avoir, je n’en ai point.

— Est-il possible, s’écria l’acteur, que le ciel refuse à une belle dame ce qu’il accorde avec tant de prodigalité au pauvre Pancrace ! j’en suis pénétré de confusion. Que votre excellence me pardonne ; je ne veux pas avoir un sixième enfant, de peur de lui faire envie.

— Nous garderons notre loge, don Pangrazio. Cela me portera peut-être bonheur. Tenez, voici une piastre.

Pancrace prit l’argent, fit un salut respectueux et sortit.

Je serais revenu bien volontiers voir la pièce des Guape (c’est-à-dire des Fanfarons), mais avant le lundi de Pâques j’étais parti pour la Sicile, et à mon retour à Naples cette bluette avait disparu comme tant d’autres productions du laborieux Altavilla.