Cowper et lady Austen

La bibliothèque libre.


Traduction par Jeanne Fournier-Pargoire.
Le Figaro des 22 et 23 septembre 1929 (p. 4-24).


Cowper et lady Austen[1]



Bien entendu, cette rencontre eut lieu voici nombre d’années, mais elle a dû avoir quelque chose de remarquable, puisque les gens aiment encore à la remettre sous leurs yeux. Un monsieur d’un certain âge regardait par sa fenêtre une rue de village, pendant l’été de 1781, quand il vit deux dames entrer dans le magasin de nouveautés en face. L’aspect de l’une d’elles l’intéressa beaucoup et sans doute il le dit, car bientôt une rencontre fut arrangée.

Ce devait être une vie tranquille et solitaire que menait le monsieur qui, ce matin-là, regardait par la fenêtre ; une vie dans laquelle la vue d’un visage séduisant était un événement un peu parce que ce spectacle faisait revivre des souvenirs à demi effacés, mais encore poignants. Car Cowper n’avait pas toujours regardé le monde par les fenêtres d’une maison située dans une rue de village. Un temps avait existé où la vue des dames du beau monde lui était assez familière. Dans sa jeunesse, il faisait beaucoup de bêtises. Il flirtait et riait. Élégamment vêtu, il allait à Vauxhall ou aux jardins de Marylebone. Il considérait son travail des Law Court avec une légèreté qui alarmait ses amis. — car il n’avait pas de ressources pour vivre. Il était amoureux de sa cousine Theodora Cowper. Vraiment, c’était un jeune homme insouciant et fantasque. Mais tout à coup, dans la fougue de sa jeunesse, une chose terrible était arrivée. Une morbidité provenant de quelque défaut physique se cachait sous cette légèreté et peut-être l’inspirait, une crainte qui lui rendait l’action insupportable et lui interdisait de se montrer en public. Si on le poussait à la vie active, et on lui avait confié une carrière publique à la chambre des lords, il devait s’enfuir, fût-ce dans les bras de la mort. Plutôt que d’accepter son poste, il se noierait ; mais quand il arrivait au bord de l’eau, un homme était assis sur le quai ; une main invisible éloignait mystérieusement de ses lèvres le laudanum qu’il essayait de boire ; le couteau qu’il pressait contre son cœur se rompait et la jarretière avec laquelle il essayait de se pendre à son lit le laissait tomber. Cowper était condamné à vivre.

Mais, lorsque ce matin de juillet, il regarda par la fenêtre les dames qui faisaient leurs achats, il avait atteint, après avoir traversé des gouffres de désespoirs, non seulement la paisible retraite d’une ville de campagne, mais encore la tranquillité d’esprit et une vie tranquille. Il avait créé un intérieur avec Mrs  Unwun, veuve de six ans son aînée. Très sagement, comme une mère, en le laissant parler, en l’écoutant décrire ses terreurs et en les comprenant, elle l’avait amené à un état proche de la paix du cœur. Ils vivaient côte à côte depuis des années dans une monotonie méthodique. Ils commençaient la journée en lisant ensemble les Écritures ; ils allaient ensuite à l’église ; ils se séparaient pour lire ou se promener ; ils se retrouvaient après dîner et conversaient sur des sujets religieux ou chantaient ensemble des hymnes ; puis, de nouveau, ils se promenaient si le temps était beau, ou lisaient et causaient s’il pleuvait ; enfin, le jour finissait par d’autres hymnes et d’autres prières. Telle avait été pendant de nombreuses années la routine de la vie de Cowper avec Mary Unwun. Quand ses doigts d’aventure, saisissant une plume, ils traçaient les vers d’un hymne ou s’ils écrivaient une lettre, c’était pour pousser quelque mortel égaré, par exemple son frère John à Cambridge, à chercher le salut avant qu’il fût trop tard. Cependant ces instances étaient peut-être de même nature que l’ancienne légèreté ; c’était une tentative pour écarter quelque terreur, pour amadouer quelque inquiétude profonde tapie au fond de son âme. Brusquement, la paix fut rompue. Une nuit, en février 1773, l’ennemi se leva ; il frappa une fois et pour toujours. Une voix redoutable appela Cowper en rêve. Elle proclama qu’il était damné, qu’il était rejeté. Il se sentit accablé par cette révélation. À partir de ce moment, il ne put plus prier. Quand les autres disaient le bénédicité à table, il prenait son couteau et sa fourchette pour montrer qu’il n’avait pas le droit de s’unir à leurs prières. Personne, pas même Mrs  Unwun, ne comprit l’importance terrible de ce rêve. Personne ne se rendit compte en quel sens Cowper pouvait se dire unique ; comment il était séparé de toute l’humanité et restait seul dans sa damnation. Mais cette solitude eut un effet étrange. — puisqu’il n’était plus capable de donner une aide ou une direction — il était libre. Le Rev. John Newton, ne pouvait plus guider sa plume ou inspirer sa muse. Puisque la sentence était prononcée et la damnation inévitable, il pouvait jouer avec les lièvres, cultiver les concombres, écouter les commérages du village, tisser des filets, faire des tables, car qu’espérer, sinon passer les années terribles sans pouvoir éclairer les autres ou être aisé lui-même. Jamais Cowper n’avait écrit plus délicieusement, plus gaiement à ses amis que depuis qu’il se savait condamné. Ce n’était que par moments, surtout lorsqu’il écrivait à Newton ou à Unwun, que la terreur levait sa tête horrible au-dessus de ce calme superficiel et qu’il s’écriait : « Mes jours se sont écoulés dans la vanité… La nature revit, mais lorsqu’une âme est tuée elle ne ressuscite jamais. » En général, il occupait sa vie oisive à d’agréables divertissements, s’amusait à regarder ce qui se passait en bas dans la rue et on aurait pu le prendre pour le plus heureux des hommes. Tantôt c’était Geary Ball qui allait boire la goutte au Chêne-Royal — cela arrivait aussi régulièrement que Cowper se brossait les dents ; tantôt c’était deux dames entrant dans le magasin d’étoffes en face. C’était un événement.

Il connaissait déjà une des dames, Mrs  Jones, la femme d’un clergyman du voisinage. Mais l’autre était étrangère. Elle était espiègle et vive, avec des cheveux sombres et des yeux ronds et sombres. Quoique veuve — elle avait été la femme de sir Robert Austen — elle était loin d’être vieille et n’était pas du tout solennelle. Quand elle parlait, et Cowper et elle prenaient bientôt le thé ensemble, « elle riait et faisait rire, et entretenait la conversation sans paraître se donner du mal ». C’était une femme vivante et bien élevée, qui avait beaucoup vécu en France et ayant beaucoup vu le monde, « le tenait pour un grand nigaud, ce qu’il est en réalité ». Telle fut la première impression qu’Ann Austen fit à Cowper. La première impression d’Ann sur le couple bizarre qui habitait une grande maison dans la rue du village fut encore plus enthousiaste. Mais cela était naturel — elle était enthousiaste par caractère. De plus, quoiqu’elle eût vu beaucoup le monde et eût une maison en ville dans Queen Anne Street, elle n’avait en Angleterre ni amis ni parents de son goût. Clifton Reynes, où habitait sa sœur, était un village anglais, rude et grossier, où les habitants faisaient irruption dans la maison, si une femme s’y trouvait sans protection. Elle était mécontente. Elle désirait de la société, mais elle désirait aussi s’établir, être sérieuse. Ni Clifton Reynes, ni Queen Anne Street ne lui donnaient entièrement ce qu’elle demandait. Et alors, de la façon la plus opportune — tout à fait par hasard — elle rencontra deux personnes raffinées et bien élevées, prêtes à apprécier ce qu’elle pouvait donner et prêtes à l’inviter à partager les plaisirs particuliers de la campagne. Ann Austen était juste la femme qu’il fallait pour rehausser délicieusement ces plaisirs. Elle faisait paraître les journées pleines de mouvement et de rire. Elle organisait des pique-niques ; ils allaient à la « Spinnie » et dînaient dans le hangar et buvaient leur thé sur une brouette. Et quand vint l’automne et que les soirées se firent longues, Ann Austen les rendit aussi joyeuses ; c’est elle qui poussa William à écrire un poème sur un canapé et lui raconta, au moment où il s’enfonçait dans un de ses accès de mélancolie, l’histoire de John Gilpin, de telle sorte qu’il sauta du lit tout tremblant de rire. Mais Cowper et Mrs  Unwun furent contents de découvrir que sous sa vivacité, Ann avait des goûts sérieux. Elle désirait ardemment la paix et la quiétude, « car malgré cette gaieté, écrivait Cowper elle réfléchit beaucoup ».

Et malgré cette mélancolie, pourrait-on dire en paraphrasant ses paroles, Cowper était un homme du monde. Comme il le disait lui-même, par nature, il n’était pas un reclus. Ce n’était pas un ermite maigre et solitaire. Au contraire, ses membres étaient robustes, ses joues étaient vermeilles ; il prenait de l’embonpoint. Dans sa jeunesse, lui aussi, avait connu le monde et, pourvu naturellement qu’on le juge, on gagne à le connaître. Cowper, en tout cas, tirait quelque fierté d’être de bonne naissance. Même à Olney, il gardait l’idéal du bon ton. Il lui fallait une boîte élégante pour son tabac à priser et des boucles d’argent pour ses souliers ; s’il avait besoin d’un chapeau, ce chapeau devait être « non pas rond et rabattu, ce que je déteste, mais coquet, à la mode et bien retroussé ». Ses lettres gardent cette sérénité, cette raison, cet humour délicieux et détourné, conservés dans une prose claire et belle. Comme le courrier ne partait que trois fois par semaine, il avait tout le temps de polir et de rendre parfait le récit des petits incidents de la vie quotidienne. Il avait le temps de raconter qu’un fermier était tombé de sa charrette ; un des lièvres favoris s’était échappé ; M. Greville était venu ; ils avaient été surpris par une averse, et Mrs  Throckmorton leur avait demandé d’entrer chez elle ; la maison verte avait été ornée de nattes. Des petites choses de ce genre arrivaient chaque semaine, très à propos pour lui. Ou si rien n’arrivait, et vraiment les jours passaient à Olney « chaussés de feutre », alors il pouvait laisser jouer son esprit avec les bruits qui lui arrivaient du monde extérieur. On parlait de voler dans les airs. Il écrivait quelques pages sur le vol et son impiété ; il exprimait son opinion sur le péché que commettaient les femmes anglaises en se fardant les joues. Il discourait sur Homère et Virgile et peut-être s’essayait-il lui-même à quelques traductions. Et lorsque les jours étaient sombres et qu’il ne pouvait plus marcher dans la boue, il ouvrait un de ses voyageurs favoris et rêvait qu’il voyageait avec Cook ou Anson, car il était grand voyageur en imagination, bien qu’il ne fît pas faire à son corps de déplacements plus grands que de Buckingham au Sussex.

Ses lettres gardent ce qui doit avoir fait le charme de sa compagnie. On voit facilement que son esprit, ses histoires, ses manières posées et discrètes doivent avoir rendu délicieuses ses visites du matin — et il avait pris l’habitude d’aller faire visite à Lady Austen tous les matins, à onze heures. Mais il y avait plus que cela dans sa société : il y avait un charme, une fascination particulière qui la rendaient indispensable. Sa cousine Theodora l’avait aimé ; elle l’aimait encore en secret ; Mrs  Unwun l’aimait, et maintenant Ann Austen commençait à sentir naître en elle un sentiment plus fort que l’amitié. Cette intensité d’une passion ardente et presque inhumaine qui se posait sur un arbre, sur une colline, avec l’extase tremblante d’un sphynx au sein d’une fleur, ne rompait-elle pas le calme de la matinée de campagne et ne donnait-elle pas aux rapports avec Cowper un intérêt plus aigu que celui qu’en éprouve dans la société des autres hommes ? « Je connais intimement jusqu’aux pierres des murs des jardins, écrivait-il. Tout ce que je vois dans les champs est pour moi un objet d’amour et je peux regarder le même ruisselet ou un bel arbre chaque jour de ma vie avec un nouveau plaisir ». C’était ce don de voir avec tant d’intensité qui donnait à sa poésie, malgré son ton moralisateur et didactique, ses qualités inoubliables. C’était cela qui rendait certains passages de son poème La Tâche semblables à de claires fenêtres lumineuses dans l’édifice prosaïque du reste. C’était ce qui donnait tant de piquant et de saveur à sa conversation. Tout à coup, un spectacle plus beau le frappait et prenait possession de lui. Cela doit avoir donné aux longues soirées d’hiver, aux visites matinales un indescriptible mélange de pathétique et de charme. Seulement, comme Theodora aurait pu en avertir Ann Austen, sa passion ne s’adressait ni aux hommes ni aux femmes ; c’était une ardeur abstraite ; Cowper était un homme singulièrement dépourvu de sens

Une fois au début de leur amitié, Ann Austen avait été avertie. Enthousiaste comme elle l’était, elle adorait ses amis et elle exprima trop ouvertement son adoration. Immédiatement Cowper lui écrivit, la blâmant avec bonté, mais fermeté, de sa conduite inconsidérée. « Quand nous embellissons un être avec des couleurs empruntées à notre imagination, écrivait-il, nous en faisons une idole… et nous n’en tirerons que la pénible conviction de notre erreur. » Ann lut la lettre, s’emporta et quitta le pays dans un accès de colère. Mais cette querelle fut bientôt apaisée ; elle lui fit des manchettes ; il répondit en lui offrant son livre. Bientôt elle avait embrassé Mary Unwun, revenait et leur intimité se resserrait encore. Au bout d’un mois en effet, tant elle exécutait ses plans avec rapidité, elle avait vendu le bail de sa maison de Londres, pris une partie du presbytère qui touchait la maison de Cowper et elle déclara qu’elle n’aurait maintenant d’autre demeure qu’Olney et d’autres amis que Cowper et Mary Unwun. La porte entre les deux jardins était ouverte ; les deux familles dînaient ensemble, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre ; William appelait Ann sœur et Ann appelait William frère. Quelle vie aurait pu être plus idyllique ? « Lady Austen et nous, nous passons nos journées ensemble, tantôt dans notre château, tantôt dans le sien. Le matin, je me promène avec l’une de ces dames et, l’après-midi, je dévide des écheveaux », écrivait Cowper, se comparant en badinant à Hercule et à Samson. Et puis venaient les soirées, les soirées d’hiver qu’il aimait le mieux, et il rêvait à la clarté du feu, contemplant la danse bizarre des ombres et les nuages de fumée jouant sur les barreaux de la cheminée jusqu’à ce qu’on apportât la lampe et, à cette lumière égale, il prenait ses filets ou dévidait de la soie, et peut-être Ann chantait en s’accompagnant du clavecin, et Mary et William jouaient au volant, confiants, innocents, paisibles ; où était donc ce « chagrin épineux » qui croît inévitablement, disait Cowper, auprès du bonheur humain ? D’où viendrait la discorde, si elle devait venir ? Le danger dépendait peut-être des deux femmes. Peut-être, un soir, Mary remarquerait-elle qu’Ann portait une boucle des cheveux de William enrichie de diamants. Elle pourrait trouver un poème dédié à Ann et où Cowper exprimait un sentiment plus fort qu’une affection fraternelle. Elle deviendrait jalouse. Car ce n’était pas une campagnarde niaise, c’était une femme cultivée, qui avait les manières d’une duchesse ; elle soignait et consolait Cowper depuis des années, lorsque Ann vint troubler la vie tranquille que tous deux préféraient à tout. Ainsi les deux femmes seraient rivales ; la discorde naîtrait à ce moment. Cowper serait forcé de choisir entre elles.

Mais nous oublions une autre présence dans les divertissements innocents de ces soirées. Ann pouvait chanter ; Mary pouvait jouer ; le feu brillant pouvait brûler et au dehors le gel et le vent faire paraître d’autant plus doux le calme foyer. Mais il y avait une ombre parmi eux. Dans cette pièce tranquille, un gouffre s’ouvrait. Cowper marchait sur le bord d’un abîme. Une voix terrible l’entraînait à la perdition. Des chuchotements se mêlaient aux chants ; des voix l’avertissaient qu’il était damné. Et puis Ann Austen attendait de lui des déclarations d’amour ! Cette pensée était odieuse ; elle était indécente ; elle était intolérable. Il lui écrivit une autre lettre, une lettre à laquelle on ne pouvait répondre. Dans son amertume, Ann la brûla. Elle quitta Olney et ils n’échangèrent plus jamais un mot. Leur amitié était finie.

Et Cowper ne s’en chagrina pas beaucoup. Tout le monde était extrêmement bon pour lui. Les Throckmorton lui donnèrent la clé de leur jardin. Une amie anonyme — il ne devina jamais son nom — lui fit don de cinquante livres par an. Un bureau en bois de cèdre avec des poignées d’argent, lui fut envoyé par un autre ami, qui désira rester inconnu. Les braves gens d’Olney lui fournissaient presque trop de lièvres apprivoisés. Mais quand on est damné, quand on est solitaire, quand on est rejeté par Dieu et par l’homme, à quoi sert la bonté humaine ? « Tout est vanité… La nature revit ; mais lorsqu’une âme est tuée, elle ne ressuscite jamais ». Il s’enfonça dans une tristesse de plus en plus noire et mourut dans le désespoir.

Quand à lady Austen, elle épousa un Français. On dit qu’elle fut heureuse.


Virginia Woolf.


Traduit par Jeanne Fournier-Pargoire.

  1. On sait que William Cowper est un poète anglais du dix-huitième siècle, auteur des Propos de table, Ballade de John Gilpin, La Tâche et de lettres pleines de grâce et d’humour. Les œuvres de Cowper sont surtout remarquables par leur sentiment de la nature.