Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/14

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 175-178).


CHAPITRE XIV

DE LA PAUVRETÉ D’ESPRIT OBSERVÉE
ENTRE LES RICHESSES


« Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car le royaume des deux est à eux ; malheureux donc sont les riches d’esprit, car la misère d’enfer est pour eux. Celui lest riche d’esprit lequel a ses richesses dedans son esprit, ou son esprit dedans les richesses ; celui est pauvre d’esprit qui n’a nulles richesses dans son esprit, ni son esprit dedans les richesses. Les alcyons font leurs nids comme une paume[1], et ne laissent en iceux qu’une petite ouverture du côté d’en haut ; ils les mettent sur le bord de la mer, et au demeurant les font si fermes et impénétrables que les ondes les surprenant, jamais l’eau n’y peut entrer ; ains tenant toujours le dessus, ils demeurent emmi la mer, sur la mer et maîtres de la mer. Votre cœur, chère Philothée, doit être comme cela, ouvert seulement au ciel, et impénétrable aux richesses et choses caduques : si vous en avez, tenez votre cœur exempt de leurs affections ; qu’il tienne toujours le dessus et qu’emmi les richesses il soit sans richesses et maître des richesses. Non, ne mettez pas cet esprit céleste dedans les biens terrestres ; faites qu’il leur soit toujours supérieur, sur eux, non pas en eux.

Il y a différence entre avoir du poison et être empoisonné : les apothicaires ont presque tous des poisons pour s’en servir en diverses occurrences, mais ils ne sont pas pour cela empoisonnés, parce qu’ils n’ont pas le poison dedans le corps, mais dedans leurs boutiques ; ainsi pouvez-vous avoir des richesses sans être empoisonnée par icelles : ce sera si vous les avez en votre maison ou en votre bourse, et non pas en votre cœur. Être riche en effet et pauvre d’affection, c’est le grand bonheur du chrétien ; car il a par ce moyen les commodités des richesses pour ce monde et le mérite de la pauvreté pour l’autre.

Hélas ! Philothée, jamais nul ne confessera d’être avare ; chacun désavoue cette bassesse et vileté de cœur. On s’excuse sur la charge des enfants qui presse, sur la sagesse qui requiert qu’on s’établisse en moyens : jamais on n’en a trop, il se trouve toujours certaines nécessités d’en avoir davantage ; et même les plus avares, non seulement ne confessent pas de l’être, mais ils ne pensent pas en leur conscience de l’être ; non, car l’avarice est une fièvre prodigieuse, qui se rend d’autant plus insensible qu’elle est plus violente et ardente. Moïse vit le feu sacré qui brûlait un buisson et ne le consumait nullement, mais au contraire le feu profane de l’avarice consume et dévore l’avaricieux et ne le brûle aucunement ; au moins, emmi ses ardeurs et chaleurs plus excessives, il se vante de la plus douce fraîcheur du monde, et tient que son altération insatiable est une soif toute naturelle et suave.

Si vous désirez longuement, ardemment et avec inquiétude les biens que vous n’avez pas, vous avez beau dire que vous ne les voulez pas avoir injustement, car pour cela vous ne laisserez pas d’être vraiment avare. Celui qui désire ardemment, longuement et avec inquiétude de boire, quoiqu’il ne veuille pas boire que de l’eau, si témoigne-t-il d’avoir la fièvre.

O Philothée ! je ne sais si c’est un désir juste de désirer d’avoir justement, ce qu’un autre possède justement : îcar il semble que par ce désir nous nous voulons accommoder par l’incommodité d’autrui. Celui qui possède un bien justement, n’a-t-il pas plus de raison de le garder justement, que nous de le vouloir avoir justement ? et pourquoi donc étendons-nous notre désir sur sa commodité pour l’en priver ? Tout au plus si ce désir est juste, certes, il n’est pas pourtant charitable ; car nous ne voudrions nullement qu’aucun désirât, quoique justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le péché d’Achab qui voulut avoir justement la vigne de Naboth, qui la voulait encore plus justement garder : il la désira ardemment, longuement et avec inquiétude, et partant il offensa Dieu.

Attendez, chère Philothée, de désirer le bien du prochain quand il commencera à désirer de s’en défaire ; car lors son désir rendra le vôtre non seulement juste, mais charitable : oui, car je veux bien que vous ayez soin d’accroître vos moyens et facultés, pourvu que ce soit non seulement justement, mais doucement et charitablement.

Si vous affectionnez fort les biens que vous avez, si vous en êtes fort embesognée, mettant votre cœur en iceux, y attachant vos pensées et craignant d’une crainte vive et empressée de les perdre, croyez-moi, vous avez encore quelque sorte de fièvre ; car les fébricitants boivent l’eau qu’on leur donne avec un certain empressement, avec une sorte d’attention et d’aise que ceux qui sont sains n’ont point accoutumé d’avoir : il n’est pas possible de se plaire beaucoup en une chose, que l’on n’y mette beaucoup d affection. S’il vous arrive de perdre des biens, et vous sentez que votre cœur s’en désole et afflige beaucoup, croyez, Philothée, que vous y avez beaucoup d’affection ; car rien ne témoigne tant d’affection à la chose perdue que l’affliction de la perte.

Ne désirez donc point d’un désir entier et formé le bien que vous n’avez pas ; ne mettez point fort avant votre cœur en celui que vous avez ; ne vous désolez point des pertes qui vous arriveront, et vous aurez quelque sujet de croire qu’étant riche en effet vous ne l’êtes point d’affection, mais que vous êtes pauvre d’esprit et par conséquent bienheureuse, « car le Royaume des cieux vous appartient ».

  1. « Dans quelques provinces, on appelle paume la pelote ou balle avec laquelle on joue », (Littré).