Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S9/I.

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I


Solution de l’idée cosmologique de la totalité de la réunion des phénomènes en un univers


Ici, comme dans les autres questions cosmologiques, le fondement du principe régulateur de la raison est cette proposition, que, dans la régression empirique, on ne peut trouver aucune expérience d’une limite absolue, par conséquent d’aucune condition qui, comme telle soit au point de vue empirique absolument inconditionnelle. La raison en est qu’une semblable expérience devrait renfermer une limite assignée aux phénomènes par rien, ou par le vide, auquel aboutirait, au moyen d’une perception, la régression poussée jusque-là, ce qui est impossible.

Or cette proposition, qui revient à dire que, dans la régression empirique, je n’arrive jamais qu’à une condition qui elle-même à son tour doit être considérée comme empiriquement conditionnelle, cette proposition contient in terminis cette règle, que, si loin que je sois ainsi parvenu dans la série ascendante, de fait je dois toujours m’enquérir d’un membre plus élevé de la série, que ce membre puisse ou non m’être connu par l’expérience.

Pour résoudre le premier problème cosmologique, il n’est donc besoin que de décider si, dans la régression vers la grandeur inconditionnelle de l’univers (au point de vue du temps et de l’espace), cette ascension qui ne trouve jamais de limite peut être appelée une régression à l’infini ou seulement une régression indéfiniment poursuivie (in indefinitum).

La simple représentation générale de la série de tous les états passés du monde, ainsi que des choses qui sont simultanément dans l’espace du monde, n’est pas elle-même autre chose qu’une régression empirique possible, que je conçois, bien que d’une manière encore indéterminée, et qui seule peut donner lieu au concept d’une telle série de conditions pour une perception donnée *[1]· Or l’univers n’est toujours pour moi que l’objet d’un concept, mais jamais d’une intuition (comme tout). Je ne puis donc conclure de sa grandeur à celle de la régression, et déterminer celle-ci d’après celle-là ; je ne puis au contraire me faire un concept de la grandeur du monde que par la grandeur de la régression empirique. Mais de celle-ci je ne sais rien de plus sinon que, de chaque membre donné de la série des conditions, je dois toujours m’avancer empiriquement vers un membre plus élevé (plus éloigné). La grandeur de l’ensemble des phénomènes n’est donc pas absolument déterminée par là, et par conséquent on ne peut pas dire non plus que cette régression aille à l’infini, puisqu’on anticiperait ainsi sur les membres auxquels la régression n’est pas encore parvenue, qu’on s’en représenterait une telle quantité qu’aucune synthèse empirique n’y pourrait atteindre, et que par conséquent on déterminerait (bien que d’une manière purement négative) la grandeur du monde avant la régression, ce qui est impossible. Le monde en effet ne m’est donné par aucune intuition (dans sa totalité), et par conséquent sa grandeur ne m’est pas donnée non plus avant la régression. Nous ne pouvons donc rien dire du tout de la grandeur du monde, pas même qu’il y a en lui un regressus in infinitum, mais c’est seulement d’après la· règle qui détermine en lui la régression empirique qu’il faut chercher le concept de sa grandeur. Or cette règle ne dit rien de plus sinon que, quelque loin que nous soyons arrivés dans la série des conditions empiriques, nous ne devons admettre nulle part une limite absolue, mais que nous devons subordonner tout phénomène, comme conditionnel, à un autre phénomène, comme à sa condition, et par conséquent après l’un continuer de marcher vers l’autre, ce qui est le regressus in indefinitum, lequel, ne déterminant aucune grandeur dans l’objet, se distingue assez clairement du regressus in infinitum.

Je ne puis donc pas dire que le monde est infini quant au passé, ou quant à l’espace. En effet un tel concept de la grandeur, comme d’une infinité donnée, est impossible empiriquement, et par conséquent absolument impossible par rapport au monde, comme objet des sens. Je ne dirai pas non plus que la régression d’une perception donnée à tout ce qui la limite dans une série, soit dans l’espace, soit dans le temps passé, s’étend à l’infini, car cela suppose la grandeur infinie du monde ; ni qu’elle est finie, car une limite absolue est tout aussi impossible empiriquement. Je ne pourrai donc rien dire de tout l’objet de l’expérience (du monde sensible), mais seulement de la règle d’après laquelle l’expérience doit être appropriée à son objet, instituée et continuée. La première réponse à la question cosmologique touchant la grandeur du monde, est donc cette solution négative : le monde n’a pas de premier commencement dans le temps, ni de limite extrême dans l’espace.

En effet, dans le cas contraire, il serait limité d’un côté par le temps vide, et de l’autre par l’espace vide. Or, comme, en tant que phénomène, il ne peut être ainsi limité en soi, puisque le phénomène n’est pas une chose, en soi, il faudrait admettre la possibilité d’une perception de la limite formée par un temps absolument vide ou par un espace vide, d’une perception par laquelle cette limite du monde serait donnée dans une expérience possible. Mais une telle expérience, étant absolument vide de contenu, est impossible. Une limite absolue du monde est donc impossible empiriquement et par conséquent absolument *[2].

De là résulte en même temps cette réponse affirmative, que la régression dans la série des phénomènes du monde, comme détermination de la grandeur du monde, va in indefinitum, ce qui revient à dire que le monde sensible n’a pas de grandeur absolue, mais que la régression (par laquelle seule il peut être donné du côté de ses conditions) a sa règle, laquelle consiste à marcher toujours, de chaque membre de la série, comme d’un conditionnel, à un membre encore plus éloigné (au moyen soit de l’expérience directe, soit du fil de l’histoire, soit de la chaîne des effets et des causes), et à ne jamais se dispenser d’étendre l’usage empirique possible de son entendement, ce qui est aussi la propre et unique affaire de la raison dans ses principes.

Une régression empirique déterminée, s’avançant sans cesse dans une certaine espèce de phénomènes, n’est point prescrite par là : il ne nous est pas enjoint, par exemple, en partant d’un homme vivant, de remonter toujours plus haut dans la série de ses ancêtres, sans jamais atteindre un premier couple, ou d’avancer toujours dans la série des corps du monde, sans admettre un soleil extrême ; seulement il nous est ordonné d’aller de phénomènes en phénomènes, dussent ceux-ci ne fournir aucune perception réelle (si la perception est d’un degré trop faible pour arriver à notre conscience et devenir une expérience), mais pourvu qu’ils appartiennent à l’expérience possible.

Tout commencement est dans le temps, et toute limite de ce qui est étendu, dans l’espace. Mais l’espace et le temps ne sont que dans le monde sensible. Les phénomènes ne sont donc dans le monde que d’une manière conditionnelle, mais le monde lui-même n’est ni conditionnel, ni limité d’une manière absolue.

C’est précisément pour cette raison et parce que le monde, non plus que la série même des conditions pour un conditionnel donné, ne peut jamais être, comme série cosmologique, entièrement donné, que le concept de la grandeur du monde n’est donné que par la régression, et non dans une intuition collective antérieure à cette régression. Mais celle-ci ne consiste jamais que dans la détermination de la grandeur, et par conséquent elle ne donne pas un concept déterminé, ni par conséquent un concept d’une grandeur qui serait infinie relativement à une certaine mesure ; elle ne va donc pas à l’infini (en quelque sorte donné), mais à l’indéfini, afin de donner (à l’expérience) une grandeur qui n’est réelle que par cette régression.

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Notes de Kant[modifier]

  1. * Cette série du monde ne peut donc être ni plus grande, ni plus petite que la régression empirique possible sur laquelle seule repose son concept. Mais, comme ce concept ne saurait donner un infini déterminé et pas davantage un fini déterminé (limité absolument), il est clair que nous ne pouvons admettre la grandeur du monde ni comme finie, ni comme infinie, puisque la régression (au moyen de laquelle elle nous est représentée) ne permet ni l’un ni l’autre.
  2. * On remarquera que la preuve est ici tout autrement administrée que ne l’était plus haut la preuve dogmatique dans l’antithèse de la première antinomie. Là nous avions présenté le monde sensible, suivant la représentation ordinaire et dogmatique, comme une chose qui était donnée en soi, quant à la totalité, antérieurement à toute régression, et nous lui avions refusé une place déterminée dans le temps et dans l’espace, s’il n’occupait pas tous les temps et tous les espaces. La conclusion était donc aussi tout autre qu’ici, c’est-à-dire qu’elle conduisait à l’infinité réelle du monde.


Notes du traducteur[modifier]