Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Intro/3

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Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 21-26).


III

De la critique du Jugement considérée comme un lien qui réunit les deux parties de la philosophie.


La critique des facultés de connaître, considérées dans ce qu’elles peuvent fournir a priori, n’a pas proprement de domaine relativement aux objets, parce qu’elle n’est pas une doctrine, mais qu’elle a seulement à rechercher si et quand, suivant la condition de nos facultés, une doctrine peut être fournie par ces facultés. Son champ s’étend aussi loin que toutes leurs prétentions, afin de les renfermer dans les limites de leur légitimité. Mais ce qui n’entre pas dans la division de la philosophie peut cependant tomber, comme partie principale, sous la critique de la faculté pure de connaître en général, si cette faculté contient des principes qui n’ont de valeur, ni pour son usage théorique, ni pour son usage pratique,

Les concepts de la nature, qui contenaient le principe de toute connaissance théorique a priori, reposaient sur la législation de l’entendement. — Le concept de la liberté qui contenait le principe de tous les préceptes pratiques a priori et indépendants des conditions sensibles, reposait sur la législation de la raison. Ainsi, outre que ces deux facultés peuvent être appliquées logiquement à des principes, de quelque origine qu’ils soient, chacune d’elles a encore, quant à son contenu, sa législation propre, au-dessus de laquelle il n’y en a point d’autre (a priori), et c’est ce qui justifie la division de la philosophie en théorique et pratique.

Mais dans la famille des facultés de connaître supérieures, il y a encore un moyen terme entre l’entendement et la raison : c’est le Jugement. On peut présumer, par analogie, qu’il contient aussi, sinon une législation particulière, du moins un principe qui lui est propre et qu’on doit chercher suivant des lois ; un principe qui est certainement un principe a priori purement subjectif, et qui, sans avoir pour domaine aucun champ des objets, peut cependant avoir un territoire pour lequel seulement il ait de la valeur.

Il y a d’ailleurs (à au juger par analogie) une raison de lier le Jugement avec un autre ordre de nos facultés représentatives, qui paraît plus importante encore que celle de sa parenté avec la famille des facultés de connaître. En effet, toutes les facultés ou capacités de l’âme peuvent être ramenées à ces trois qui ne peuvent plus être dérivées d’un principe commun : la faculté de connaître, le sentiment du plaisir et de la peine et la faculté de désirer[1]. Dans le ressort de la faculté de connaître, l’entendement seul est législatif, puisque cette faculté (comme cela doit être quand on la considère en elle-même, indépendamment de la faculté de désirer), se rapporte comme faculté de connaissance théorique à la nature, et que c’est seulement relativement à la nature (considérée comme phénomène) qu’il nous est possible de trouver des lois dans les concepts a priori de la nature, c’est-à-dire dans les concepts purs de l’entendement. – La faculté de désirer, considérée comme faculté supérieure déterminée par le concept de la liberté, n’admet pas d’autre législation a priori que celle de la raison (dans laquelle seule réside ce concept).– Or le sentiment du plaisir se place entre la faculté de connaître et la faculté de désirer, de même qu’entre l’entendement et la raison se place le Jugement. On peut donc supposer, du moins provisoirement, que le Jugement contient aussi par lui-même un principe a priori, et que, comme le sentiment du plaisir ou de la peine est nécessairement lié avec la faculté de désirer (soit que, comme dans la faculté de désirer inférieure, il soit antérieur au principe de cette faculté, soit que, comme dans la faculté de désirer supérieure, il dérive seulement de la détermination produite dans cette faculté par la loi morale), il opère aussi un passage entre la pure faculté de connaître, c’est-à·dire le domaine des concepts de la nature et le domaine de la liberté, de même qu’au point de vue logique, il rend possible le passage de l’entendement à la raison.

Ainsi, quoique la philosophie ne puisse être partagée qu’en deux parties principales, la théorique et la pratique ; quoique tout ce que nous pourrions avoir à dire des principes propres du Jugement doive se rapporter à la partie théorique c’est-à dire à la connaissance rationnelle fondée sur des concepts de la nature, la critique de la raison pure, qui doit établir tout cela avant d’entreprendre l’exécution de son système, se compose de trois parties : la critique de l’entendement pur, celle du Jugement pur et celle de la raison pure, facultés qui sont appelées pures parce qu’elles sont législatives a priori.


Notes de Kant[modifier]

  1. Quand on a quelque raison de supposer que les concepts employés comme principes empiriques ont de l’affinité avec la faculté de connaître pure a priori, il est utile, à cause de cette relation même, de leur chercher une définition transcendentale, c’est-à-dire de les définir par des catégories pures, en tant qu’elles donnent seules, d’une manière suffisante, la différence du concept dont il s’agit d’avec d’autres. On suit en cela l’exemple du mathématicien qui laisse indéterminées les données empiriques de son problème, et qui ne soumet aux concepts de l’arithmétique pure que le rapport de ces données dans une synthese pure, généralisant par là la solution du problème. On m’a reproché d’avoir employé une méthode semblable (Voyez la préface de la critique de la raison pratique), et d’avoir défini la faculté de désirer, la faculté d’être, par ses représentations, cause de la réalité des objets de ces représentations ; car, dit-on, de simples souhaits sont aussi des désirs, et chacun pourtant reconnaît qu’ils ne suffisent pas pour que leur objet soit réalisé, Mais cela ne prouve rien autre chose, sinon qu’il y a dans l’homme des désirs dans lesquels il se trouve en contradiction avec lui-méme, puisqu’il tend, par sa représentation seule, à la réalisation de l’objet, quoiqu’il ne puisse y parvenir, ayant conscience que ses forces, mécaniques (pour appeler ainsi celles qui ne sont pas psyphologiques), qui devraient être déterminées par cette représentation à réaliser l’objet (par conséquent médiatement), ou ne sont pas suffisantes, ou même rencontrent quelque chose d’impossible, comme, par exemple, de changer le passé (0 mihi præteritos… etc.), ou d’anéantir, dans l’impatience de l’attente, l’intervalle qui nous sépare du moment désiré. ― Quoique, dans ces désirs fantastiques, nous ayons conscience de l’insuffisance (ou même de l’impuissance) de nos représentations à devenir causes de leur objet, cependant le rapport de ces représentations à la qualité de causes, par conséquent la représentation de leur causalité est contenue dans tout souhait, et elle apparaît surtout quand le souhait est une affection, c’est-à-dire un véritable désir (1) (1 Sehnsucht, proprement désir ardent. J. B.). En effet, ces sortes de mouvements, en dilatant et en amollissant le cœur, et par là en épuisant les forces, montrent que ces forces sont incessamment tendues par des représentations, mais qu’elles finissent toujours par laisser tomber dans l’inaction l’esprit convaincu de l’impossibilité de la chose désirée. Les prières mêmes, adressées au ciel pour écarter des malheurs affreux, et qu’on regarde comme inévitables, et certains moyens qu’emploie la superstition pour arriver à des fins naturellement impossibles, démontrent la relation causale des représentations à leurs objets, puisque cette causalité ne peut pas même être arrêtée par la conscience de son impuissance à produire l’effet. — Mais pourquoi cette tendance à former des désirs que la conscience déclare vains, a-t-elle été mise dans notre nature ? C’est une question qui rentre dans la téléologie anthropologique. Il semble que si nous ne devions nous déterminer à employer nos forces qu’après nous être assurés de leur aptitude à produire un objet, elles resteraient en grande partie sans emploi ; car nous n’apprenons ordinairement à les connaître qu’en les essayant. Cette illusion, qui produit les souhaits inutiles, n’est donc qu’une conséquence de la bienveillante ordonnance qui préside à notre nature (2) (2 Rosenkranz ne donne pas cette note. J. B.).


Notes du traducteur[modifier]