Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Intro/9

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Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 55-60).


IX

Du lien formé par le Jugement entre la législation de l’entendement et celle de la raison.


L’entendement est législatif a priori pour la nature considérée comme objet des sens, dont il sert à former une connaissance théorique dans une expérience possible. La raison est législative a priori pour la liberté et pour sa propre causalité, considérée comme l’élément supra-sensible du sujet, et elle fournit une connaissance pratique inconditionnelle. Le domaine du concept de la nature, soumis à la première de ces deux législations, et celui du concept de la liberté, soumis à la seconde, sont entièrement mis à l’abri de toute influence réciproque (que chacun pourrait exercer suivant ses lois fondamentales) par l’abîme qui sépare des phénomènes le supra-sensible. Le concept de la liberté ne détermine rien relativement à la connaissance théorique de la nature ; de même, le concept de la nature ne détermine rien relativement aux lois pratiques de la liberté, et il est par conséquent impossible de jeter un pont entre l’un et l’autre domaine. — Mais si les principes qui déterminent la causalité d’après le concept de la liberté (et d’après la règle pratique qu’il contient) ne résident pas dans la nature, et que le sensible ne puisse déterminer le supra-sensible dans le sujet, le contraire cependant est possible ( non pas relativement à la connaissance de la nature, mais relativement aux conséquences que celui-ci peut avoir sur celui-là). C’est ce que suppose déjà le concept d’une causalité de la liberté dont l’effet doit avoir lieu dans le monde, conformément aux lois formelles de la liberté. Le mot cause d’ailleurs, appliqué au supra-sensible, exprime simplement la raison qui détermine la causalité des choses de la nature à produire un effet conforme à ses propres lois particulières mais d’accord en même temps avec le principe formel des lois de la raison, c’est-à-dire avec un principe dont la possibilité ne peut être, il est vrai, aperçue, mais suffisamment justifiée contre le reproche d’une prétendue contradiction (1)[1]. — L’effet qui a lieu d’après le concept de la liberté est le but final, qui doit exister (ou dont le phénomène doit exister dans le monde sensible) et qui par conséquent doit être regardé comme possible dans la nature (du sujet en tant qu’être sensible, c’est-à-dire en tant qu’homme). Le Jugement, qui suppose une semblable possibilité a priori et sans égard à la pratique, fournit le concept intermédiaire entre les concepts de la nature et celui de la liberté, le concept de la finalité de la nature, et par là il rend possible le passage de la raison pure théorique à la raison pure pratique, des lois de la première au but final de la seconde ; car par là il nous fait connaître la possibilité du but final qui ne peut être réalisé que dans la nature et conformément à ses lois.

Par la possibilité de ses lois a priori pour la nature, l’entendement nous prouve que celle-ci ne nous est connue que comme phénomène, et par là aussi il nous indique l’existence d’un ' substratum supra-sensible de la nature, mais il le laisse entièrement indéterminé. Par le principe a priori qui nous sert à juger la nature dans ses lois particulières possibles, le Jugement donne à ce substratum supra-sensible (considéré en nous ou hors de nous) la possibilité d’être déterminé par notre faculté intellectuelle. La raison, par la loi pratique a priori 9 lui donne la détermination, et le Jugement rend possible le passage du domaine du concept de la nature à celui du concept de la liberté.

Si nous considérons les facultés de l’âme en général comme facultés supérieures, c’est-à-dire comme contenant une autonomie, l’entendement est pour la faculté de connaître (la connaissance théorique de la nature) la source des principes constitutifs a priori ; pour le sentiment du plaisir ou de la peine, c’est le Jugement qui les fournit, indépendamment des concepts et des sensations qui peuvent se rapporter à la détermination de la faculté de désirer, et être par là immédiatement pratiques ; pour la faculté de désirer, c’est la raison, laquelle est pratique sans le concours d’aucun plaisir et fournit à cette faculté, considérée comme faculté supérieure, un but final, qui entraîne avec lui une satisfaction pure et intellectuelle. Le concept que le Jugement se forme d’une finalité de la nature appartient aussi aux concepts de la nature, mais seulement comme principe régulateur de la faculté de connaître, quoique le jugement esthétique que nous portons sur certains objets (de la nature ou de l’art), et qui occasionne ce concept, soit un principe constitutif relativement au sentiment du plaisir ou de la peine. La spontanéité dans le jeu des facultés de connaître, qui produisent ce plaisir par leur accord, fait que ce concept peut servir de lien entre le domaine du concept de la nature et le concept de la liberté considérée dans ses effets, car elle prépare l’esprit à recevoir le sentiment moral.

— Le tableau suivant permettra d’embrasser plus aisément dans son unité systématique l’ensemble de toutes les facultés supérieures (1)[2].

FACULTÉS DE L’ESPRIT. FACULTÉS DE CONNAITRE. PRINCIPES A PRIORI. APPLICATION.
Faculté de connaître. Entendement. Conformité à des lois. Nature.
Sentiment de plaisir ou de peine. Jugement. Conformité à des lois (finalité). Art.
Faculté de désirer. Raison. But final. Liberté.





Notes de Kant[modifier]

  1. (1) Une de ces contradictions qu’on prétend trouver dans toute cette distinction de la causalité naturelle et de la causalité de la liberté, est celle qu’on m’objecte en me disant que parler des obstacles que la nature oppose à la causalité fondée sur les lois de la liberté (les lois morales) ou du concours qu’elle lui prèle, c’est accorder à la première une influence sur la seconde. Mais, si on veut bien comprendre ce qui a été dit, l’objection tombera aisément. L’obstacle ou le concours n’est pas entre la nature et la liberté, mais entre la première considérée comme phénomène et les effets de la seconde considérés comme phénomènes dans le monde sensible ; et même la causalité de la liberté (la raison pure pratique) est la causalité d’une cause naturelle soumise à la liberté (la causalité du sujet en tant qu’homme, par conséquent en tant que phénomène), c’est-a-dire d’une cause dont la détermination a son principe dans l’intelligible, lequel est conçu sous le concept de la liberté, d’une manière d’ailleurs inexplicable (comme nous concevons ce qui constitue le substratum supra-sensible de la nature).
  2. (1) On a trouvé singulier que mes divisions dans la philosophie pure fussent toujours en trois parties. Mais cela a son fondement dans la nature des choses. Si une division doit être établie a priori, ou elle est analytique, fondée sur le principe de contradiction, et alors elle est toujours à deux parties (quod libet ens est aut A aut non A) ou elle est synthétique, et si, dans ce cas, elle doit être tirée de concepts a priori (et non, comme en mathématiques, de l’intuition correspondant a priori au concept), alors, selon ce qu’exige l’unité synthétique en général, savoir 1° la condition, 2° le conditionnel, 3° le concept de l’union du conditionnel avec la condition, la division doit être nécessairement une trichotomie.


Notes du traducteur[modifier]