Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/S1/LXVI

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§. LXVI.


Du principe du jugement téléologique sur la nature considérée en général comme un système de fins.


Nous avons dit précédemment que la finalité extérieure des choses de la nature ne nous autorisait pas suffisamment à les regarder comme des fins de la nature pour expliquer par là leur existence, et qu’il ne fallait pas prendre des effets que nous trouvons accidentellement conformes à des fins pour des applications réelles du principe des causes finales. Ainsi, parce que les fleuves facilitent le commerce des peuples dans l’intérieur des terres, parce que les montagnes contiennent des sources qui forment ces fleuves et des provisions de neige qui les entretiennent dans les temps où il n’y a pas de pluie, parce que les terrains sont inclinés de manière à conduire les eaux et à ne pas inonder le pays, on ne peut pourtant pas prendre ces choses pour des fins de la nature ; car, bien que cette forme de la surface de la terre soit très nécessaire à la production et à la conservation du règne végétal et du règne animal, elle n’a cependant rien en soi dont la possibilité nous oblige à admettre une causalité déterminée par des fins. Cela s’applique aussi aux plantes que l’homme emploie pour son besoin ou pour son plaisir, aux animaux, au chameau, au bœuf, au cheval, au chien, etc., dont l’homme fait usage de tant de manières, soit pour sa nourriture, soit pour son service, et dont en grande partie il ne peut se passer. Dans les choses que nous n’avons aucune raison de considérer par elles-mêmes comme des fins, on ne peut attribuer une finalité à leur rapport extérieur que d’une manière hypothétique.

Il y a une grande différence entre juger une chose, à cause de sa forme intérieure, comme une fin de la nature, et prendre pour une fin de la nature l’existence de cette chose. Dans ce dernier cas, nous n’avons pas seulement besoin du concept d’une fin possible, mais de la connaissance du but final (scopus) de la nature, lequel implique une relation de la nature à quelque chose de supra-sensible, qui dépasse de beaucoup toute notre connaissance téléologique de la nature ; car le but de l’existence de la nature même doit être cherché en dehors de la nature. La forme intérieure d'un simple brin d’herbe prouve, suffisamment pour notre humaine faculté de juger, qu’il n’a pu être produit que d’après la règle des fins. Mais si l’on s’écarte de là, si on ne voit que l’usage qu’en font d’autres êtres de la nature, et si, abandonnant ainsi la considération de l’organisation intérieure , on ne considère que les relations extérieures de finalité, comme la nécessité de l’herbe pour les bestiaux, celle des bestiaux pour l’homme, et qu’on ne voie pas pourquoi il est nécessaire qu’il y ait des hommes (question qui surtout quand on songe aux habitants de la Nouvelle Hollande ou à ceux du Tropique, ne serait pas si facile à résoudre), on n’arrive point alors à une fin catégorique, mais toute cette relation de finalité repose sur une condition qu’on recule toujours et qui, en tant qu’inconditionnelle (existence d’une chose comme but final), repose tout à fait en de- hors de la considération physico-téléologique du monde. Mais alors aussi une telle chose n’est pas une fin-de la nature, car on ne peut la considérer (ou considérer son espèce) comme une production de la nature.

Il n’y a donc que la matière organisée qui implique nécessairement le concept d’une fin de la nature, parce que cette forme spécifique est en même temps une production de la nature. Or ce concept conduit nécessairement à concevoir l’ensemble de la nature comme un système fondé sur la règle des fins ; et il faut subordonner à cette idée, d’après des principes de la raison, tout le mécanisme de la nature (du moins pour s’en servir comme d’un moyen dans l’étude des phénomènes). Tout dans le monde est bon à quelque chose, rien n’y existe en vain, c’est là un principe de la raison qui n’existe en elle que subjectivement, c’est-à-dire comme une maxime, et l'exemple que la nature nous donne dans ses productions organisées nous autorise et même nous invite à ne rien attendre d’elle et de ses lois qui ne soit en général conforme à des fins.

On comprend que-ce n’est point là un principe pour le Jugement déterminant, mais seulement pour le Jugement réfléchissant, qu’il est régulateur et non constitutif, et qu’il ne nous donne qu’un fil conducteur pour considérer les choses de la nature, dans leur relation à un principe déjà donné, d’après un nouvel ordre de lois, et la science de la nature d’après un autre principe, à savoir le principe des causes finales, sans préjudice cependant à celui du mécanisme de sa causalité. D’ailleurs on ne décide nullement par là si une chose que nous jugeons d’après ce principe est réellement une fin dans l’intention de la nature, si l’herbe existe pour le bœuf ou la brebis, et si ces animaux et les autres choses de la nature existent pour les hommes. Il est bon de considérer aussi par côté les choses qui nous sont désagréables, et même contraires sous certains rapports. Ainsi, par exemple, on pourrait dire que les insectes, qui infestent nos habits, nos cheveux ou nos lits, sont, d’après une sage disposition de la nature, un aiguillon à la propreté, qui est déjà par elle-même une condition importante de la conservation de la santé. Ainsi encore on dira que les moustiques et d’autres insectes piquants, qui incommodent si fort les sauvages dans les déserts de l’Amérique, sont autant d’aiguillons qui excitent ces hommes inexpérimentés à dessécher les marais, à éclaircir les épaisses forêts qui arrêtent le passage de l’air, et à rendre par là, ainsi que par la culture du sol, leur séjour plus sain. Les choses-mêmes qui paraissent contraires à l’homme dans son organisation intérieure, envisagées de cette manière, nous ouvrent une vue agréable et quelquefois aussi instructive, sur une ordonnance téléologique, que, sans un tel principe, une étude purement physique de la nature ne nous aurait pas fait soupçonner. De même que, suivant quelques-uns, le ver solitaire a été donné à l’homme ou à l’animal, en qui il habite, comme pour remédier à un certain défaut de ses organes vitaux, je demanderai à mon tour si les songes (qui accompagnent toujours le sommeil, quoiqu’on ne s’en souvienne que rarement) ne seraient pas l’effet d’une sage ordonnance de la nature. Ne servent-ils pas en effet, dans le relâchement de toutes les forces motrices, à mouvoir intérieurement les organes de la vie, par le moyen de l’imagination à laquelle ils donnent une grande activité (et qui dans cet état s’élève presque toujours jusqu’à l’affection) ? Et l’imagination, dans le sommeil, ne montre-t-elle pas ordinairement d’autant plus de vivacité que son mouvement est plus nécessaire, comme, par exemple, quand l’estomac est trop chargé ? Par conséquent, sans cette force qui nous meut intérieurement et sans cette inquiétude fatigante, dont nous accusons les songes (qui pourtant sont peut-être en réalité des remèdes), le sommeil, même dans l’état de santé, ne serait-il pas une complète extinction de la vie ?

La beauté même de la nature, c’est-à-dire son accord avec le libre jeu de nos facultés de connaître, dans l’appréhension et dans le jugement de son apparence, peut être prise aussi pour une finalité objective de la nature, considérée, dans son ensemble, comme on système dont l’homme est un membre, dès qu’une fois le jugement téléologique que nous en portons, grâce aux fins que nous y découvrent et que nous fournissent les êtres organisés, nous a autorisés à nous élever à l’idée d’un grand système des fins de la nature. Nous pouvons regarder comme une faveur[1] de la nature de ne s’être pas bornée à l’utile, mais d’avoir répandu la beauté et les attraits avec tant de profusion, et l’aimer à cause de cela, de même que nous la considérons avec respect pour son immensité, et nous sentons ennoblis par cette considération, précisément comme si la nature avait établi et orné dans ce but son magnifique théâtre.

Nous ne voulons pas dire autre chose dans ce paragraphe sinon que, dès que nous avons découvert dans la nature une puissance de former des productions que nous ne pouvons concevoir qu’au moyen du concept des causes finales, nous allons plus loin, et nous rattachons encore à un système de fins les objets qui (par eux-mêmes ou par leur concordance avec d’autres êtres) n’exigent pas que, pour expliquer leur possibilité, nous allions chercher un autre principe au delà du mécanisme des causes aveugles. Car la première idée nous conduit déjà, par principe, au delà du monde sensible, puisque l’unité du principe supra-sensible ne doit pas être considérée comme s’appliquant de cette manière à une certaine espèce seulement d’êtres de la nature, mais à l’ensemble même de la nature, en tant que système.


§. LXVII.


Du principe de la téléologie comme principe interne de la science de la nature.


Les principes d’une science sont inhérents à cette science (principia domestica), ou bien, étant fondés sur des concepts qui ne peuvent trouver place qu’en dehors d’elle, ils sont étrangers (peregrina). Les sciences qui contiennent cette dernière espèce de principes prennent pour fondement de leurs doctrines des lemnes (lemmata), c’est-à-dire qu’elles empruntent d’une autre science quelque concept et par ce concept le principe de toute leur ordonnance.


Notes de Kant[modifier]

  1. Il a été dit dans la partie esthétique que nous regardions la beauté dans la nature avec faveur, en attachant à sa forme une satisfaction tout-à-fait libre. En effet, dans ce simple jugement du goût, nous ne considérons pas pour quelle fin existent ces beautés de la nature, si c’est pour exciter en nous un plaisir ou s’il n’y a entre elles et nous aucune relation de ce genre. Mais dans un jugement téléologique nous considérons ces sortes de relations ; et nous pouvons regarder comme une faveur de la nature de s’être montrée favorable à la culture de notre esprit, en exposant devant nous tant de belles formes.


Notes du traducteur[modifier]