Curumilla/07

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Amyot (p. 89-101).
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VII

Guetzalli.

Si nous faisions un roman, il y a bien des détails que nous laisserions dans l’ombre, bien des faits que nous passerions sous silence. Malheureusement, nous ne sommes qu’historien, et comme tel astreint à la plus scrupuleuse exactitude.

Dans le premier épisode de cette histoire, nous avons rapporté comment le comte de Lhorailles, à la tête de cent cinquante Français choisis dans la colonie de Guetzalli, qu’il avait fondée, s’était laissé emporter dans le grand désert del Norte à la poursuite des Indiens apaches, et comment, après s’être égaré avec sa troupe au milieu de cet océan de sables mouvants, et avoir vu tomber autour de lui ses plus braves compagnons, s’était, dans un accès de calentura, fait sauter la cervelle, et comment, une heure à peine après sa mort, les quelques Français qui avaient survécu à ce grand désastre étaient enfin parvenus à sortir du désert et à reprendre la route de la colonie[1].

Les Français laissés à Guetzalli virent avec stupeur arriver les débris de l’expédition.

La nouvelle de la mort du comte de Lhorailles acheva de les démoraliser. Abandonnés sans chefs, si loin de leur pays, au milieu d’une contrée ennemie, exposés à chaque instant aux attaques des Apaches, ils se laissèrent aller au désespoir et agitèrent sérieusement la question de quitter la colonie pour regagner les bords de la mer et s’embarquer.

En effet, le comte de Lhorailles avait fondé la colonie, il en était l’âme ; lui mort, ses compagnons ne se sentaient ni la force ni l’énergie nécessaires pour continuer son œuvre, œuvre que, du reste, ils ne connaissaient que fort imparfaitement, car le comte n’avait pas de confidents parmi les hommes qu’il s’était associés ; jaloux de son pouvoir, d’un caractère peu expansif, jamais il n’avait confié à personne ni ses plans ni ses projets.

Les Français qui l’avaient suivi, aventuriers avides pour la plupart et dévorés de cette soif inextinguible de l’or qui leur avait fait tout quitter pour venir en Amérique, avaient été cruellement déçus dans leurs espérances, lorsqu’en débarquant au Mexique, cette terre classique de la richesse, le comte, au lieu de les guider vers les mines d’or ou d’argent qu’ils auraient exploitées et dans lesquelles ils auraient puisé à pleines mains, les avait conduits sur la frontière mexicaine, et là, les avait contraints à labourer la terre, en un mot, avait fondé une colonie agricole.

Aussi le premier moment de stupeur passé, chaque colon agissant sous l’impression de sa propre volonté, commença-t-il ses préparatifs de départ, intérieurement satisfait de voir se terminer un exil hérissé de dangers sans avoir aucun des bénéfices de la situation.

C’en était fait de la colonie ; mais heureusement partout où se trouve une réunion quelconque de Français, lorsque l’homme indispensable disparaît, il en surgit immédiatement un autre qui, poussé par les circonstances, se révèle tout à coup au grand étonnement de ses compagnons et souvent au sien propre.

Cette faculté précieuse, notre nation seule la possède, c’est elle qui nous a sans cesse sauvés dans les positions les plus critiques de notre histoire, et nous a maintenus malgré les plus terribles péripéties au premier rang des peuples modernes ; là est tout le secret de notre force et de notre influence.

Parmi les colons de Guetzalli, se trouvait un jeune homme âgé de trente ans à peine, doué d’une imagination ardente et d’une intelligence peu commune ; ce jeune homme, nommé Charles de Laville, avait quitté l’Europe, emporté plutôt par une certaine inquiétude de caractère et une secrète curiosité, que par le désir d’acquérir les richesses si prônées de San-Francisco.

Dans cette ville, où il était arrivé avec son frère, homme plus âgé et d’un caractère plus sérieux que le sien, le hasard l’avait rapproché du comte de Lhorailles. Le comte exerçait, peut-être à son insu, une influence irrésistible sur ceux qui le connaissaient même superficiellement. Lorsqu’il organisa son expédition, il n’eut pas de peine à emmener avec lui Charles de Laville, qui le suivit malgré les sages représentations de son frère.

Le comte, connaisseur en homme, avait apprécié à sa juste valeur le caractère probe, loyal et désintéressé de Charles de Laville. Aussi était-il le seul de tous ses compagnons avec lequel il se laissât parfois aller à causer presque librement et à confier quelques-uns de ses projets.

Il savait que le jeune homme ne se ferait jamais une arme de ces confidences, et qu’au contraire, en toutes circonstances, il l’aiderait de tout son pouvoir.

Lorsque Monsieur le comte de Lhorailles fut sur le point de partir pour la désastreuse expédition dont il ne devait pas revenir, expédition, entre parenthèses, à laquelle Charles de Laville s’opposait opiniâtrement, ce fut à lui que le comte remit le gouvernement et confia la direction de la colonie en son absence, persuadé qu’entre ses mains les affaires de Guetzalli ne pouvaient que prospérer.

De Laville accepta à contre-cœur la mission de confiance que lui donnait son chef ; c’était une lourde charge pour lui, jeune et inexpérimenté, que cette surveillance active de tous les instants qu’il allait être obligé d’exercer sur des hommes pour lesquels tout frein, quelque léger qu’il fût, était insupportable, et qui ne se courbaient qu’en frémissant sous la volonté du comte, pour lequel ils éprouvaient un respect mélangé de crainte.

Cependant, contre ses espérances et peut-être contre ses prévisions, Charles de Laville parvint en peu de temps, avec une extrême facilité, non-seulement à se faire obéir sans murmurer par ses compagnons, mais encore à s’en faire aimer.

Ce fut grâce à cette influence, qu’il avait su prendre sur les colons, que, lorsque les débris de l’expédition arrivèrent à Guetzalli, il parvint à rétablir un peu d’ordre dans la colonie, à relever le courage de ses compagnons et à prendre des mesures de défense pour le cas probable d’une attaque des Apaches.

Il donna à la première effervescence de la douleur le temps de se calmer ; il laissa tomber la colère exagérée des uns et les craintes non moins exagérées des autres ; puis, lorsqu’il reconnut que, à part le profond découragement qui s’était emparé de tous et leur faisait désirer une prompte retraite, les esprits commençaient cependant à reprendre leur lucidité ordinaire, il convoqua les colons en assemblée générale.

Ceux-ci obéirent avec empressement et se réunirent dans la vaste cour qui précédait le corps de logis principal de l’ancienne habitation du comte.

Lorsque de Laville se fut assuré que tous les colons étaient rassemblés et attendaient avec anxiété les communications qu’il avait à leur faire, il réclama quelques minutes d’attention et prit la parole :

— Messieurs, leur dit-il, avec cette facilité sympathique d’élocution qu’il possédait si bien, je suis le plus jeune et certainement le plus inexpérimenté de nous tous ; ce ne serait donc pas à moi à parler en ce moment, où des intérêts si graves et d’une si grande importance nous occupent, cependant peut-être la confiance que le comte de Lhorailles avait bien voulu placer en moi m’autorise-t-elle à tenter la démarche que je fais en ce moment auprès de vous.

— Parlez ! parlez ! cette confiance, vous en êtes digne ! répondirent tumultueusement les colons.

Ainsi encouragé, le jeune homme sourit doucement et continua :.

— Certes, un grand malheur est venu fondre sur nous, beaucoup de nos compagnons sont morts misérablement dans le grand désert del Norte ; le comte de Lhorailles, notre chef, celui qui nous avait amenés ici, est mort aussi. Je le répète, c’est pour nous tous en général, et pour l’avenir de la colonie, une perte immense, un affreux malheur que la mort de cet homme, à la vaste intelligence et au courage de lion, à la fortune duquel nous nous étions attachés ; mais ce malheur, tout terrible qu’il soit, est-il irréparable ? Devons-nous devant cette mort perdre tout courage et abandonner lâchement l’œuvre à peine commencée ? Je ne le pense pas, vous ne le pensez pas vous-mêmes !

À ces paroles, quelques légers murmures se firent entendre ; le jeune homme promena son calme et limpide regard sur l’assistance ; le silence se rétablit comme par enchantement.

— Non, reprit-il avec force, vous ne le pensez pas vous-mêmes ! Vous subissez eu ce moment, à votre insu, l’influence de la catastrophe qui nous accable ; le découragement s’est emparé de vous ! Cela devait être ainsi ; mais bientôt vous réfléchirez aux conséquences de l’acte que vous méditez et à la honte qui pour vous en sera la suite. Quoi ! deux cents Français, c’est-à-dire les hommes les plus braves qui existent, auront abandonné leur poste, auront fui, en un mot, par crainte des flèches et des lances des Apaches qu’ils ont mission de contenir et de vaincre ? Que penseront les Mexicains, dans l’opinion desquels vous avez été si haut placés jusqu’à ce jour ? Que diront vos frères de l’émigration californienne ? Vous serez dans l’opinion de tous perdus d’honneur et de réputation ; car vous aurez trahi vos devoirs et vous n’aurez pas su faire respecter, dans ces contrées sauvages, ce nom et ce titre de Français dont cependant vous êtes si fiers !

À ces rudes paroles prononcées avec cet accent qui vient du cœur, si propre à émouvoir les masses, les colons commencèrent malgré eux à envisager la question sous un jour différent et à avoir honte intérieurement de l’abandon qu’ils méditaient. Cependant ils n’étaient pas encore convaincus, d’autant plus que la position restait toujours la même, c’est-à-dire excessivement critique. Aussi les cris, les murmures et les interpellations se croisaient avec une extrême rapidité, chacun voulant émettre son avis et faire prévaloir son opinion, ainsi que cela arrive la plupart du temps dans les assemblées populaires.

Un des colons parvint à grand’peine à obtenir enfin un instant de silence, et s’adressant au jeune homme :

— Il y a du vrai dans ce que vous nous dites, monsieur Charles, fit-il ; cependant, nous ne pouvons pas demeurer dans la situation où nous nous trouvons, situation qui s’aggrave à chaque instant et qui menace de devenir bientôt intolérable. Quel est le remède au mal ?

— Le remède est facile à trouver, reprit vivement le jeune homme, est-ce donc à moi à vous le montrer ?

— Oui, oui ! s’écrièrent-ils tous.

— Eh bien, soit, j’y consens. Écoutez-moi donc.

Il se fit immédiatement un silence de plomb.

— Nous sommes deux cents hommes forts, résolus, intelligents ; ne pouvons-nous donc pas trouver parmi nous un chef digne de nous commander ? Nous avons perdu l’homme qui jusqu’ici nous a guidés, est-ce à dire pour cela que, lui mort, nul ne pourra le remplacer ? Cette supposition serait absurde. Le comte de Lhorailles n’était pas immortel, tôt ou tard nous devions nous attendre à le perdre, malheureusement cette catastrophe prévue est arrivée plus tôt que nous le croyions. Est-ce une raison pour nous laisser démoraliser et nous laisser abattre ? Non, redressons-nous, au contraire, relevons la tête, reprenons courage et élisons pour chef l’homme qui nous offrira le plus de garanties d’intelligence et de loyauté. Un tel homme est facile à trouver parmi nous. Voyons, compagnons, plus de délais, de tergiversations, votons, séance tenante ; lorsque notre chef sera nommé et reconnu par tous, nous ne craindrons plus ni périls ni souffrances, car nous aurons une tête pour nous guider et un bras pour nous soutenir.

Ces dernières paroles portèrent au comble la joie et l’enthousiasme des colons.

Le caractère des Français est ainsi : un rien leur rend le courage et dissipe les nuages amoncelés à l’horizon, pour leur faire subitement entrevoir un avenir pur et exempt de soucis.

Les colons commencèrent à se fractionner en groupes de trois ou quatre individus, où s’agita vivement la question de savoir quel chef on choisirait.

Pendant ce temps, de Laville, indifférent en apparence à ce qui se passait, était rentré dans l’intérieur des bâtiments, laissant à ses compagnons liberté pleine et entière d’agir à leur guise.

Nous ferons observer que le conseil donné par le jeune homme était désintéressé de sa part ; il n’avait aucunement l’intention de prendre sur lui la lourde responsabilité du commandement dont il se souciait fort peu ; son but, en engageant les Français à élire un chef, avait été d’empêcher la ruine de la colonie, fondée à peine depuis une année, qui, grâce à des efforts et des travaux bien entendus, commençait à donner de bons résultats, et qui, si les colons ne se dispersaient pas, entrerait bientôt, selon toutes probabilités, dans une ère de prospérité et à les indemniser au centuple de leurs peines et de leurs fatigues.

La discussion fut assez longue entre les colons ; dans tous les groupes des orateurs péroraient avec feu ; bref, on semblait ne pouvoir pas s’entendre.

Cependant, peu à peu l’effervescence se calma, les groupes se rapprochèrent, et sous l’influence de quelques hommes plus intelligents ou mieux disposés que les autres, la discussion prit une marche plus régulière et surtout plus sérieuse.

Enfin, après bien des pourparlers, les colons tombèrent d’accord et chargèrent un des leurs de faire connaître à Charles de Laville le résultat de la délibération.

L’individu choisi par ses camarades entra dans la maison pendant que les colons se rangeaient dans un certain ordre devant la porte.

Charles, comme nous l’avons dit, ne s’occupait nullement de ce qui se passait au dehors ; la mort du comte de Lhorailles, auquel, malgré le caractère excentrique de celui-ci, il s’était réellement attaché, l’avait non-seulement attristé, mais encore avait brisé les seuls liens qui le retenaient sur ce coin de terre ignoré, où il croyait qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui ; il n’attendait donc que l’élection du nouveau chef pour adresser ses adieux aux membres de la compagnie et se séparer d’eux ensuite.

Lorsque l’homme délégué par les colons entra dans la chambre où il se trouvait, il leva la tête, et après l’avoir interrogé du regard :

— Eh bien, lui demanda-t-il, avons-nous enfin un nouveau chef ?

— Oui, répondit laconiquement l’autre,

— Quel est-il ? fit curieusement le jeune homme.

— Nos compagnons vous le diront, monsieur Charles, répondit-il ; ils m’ont chargé de vous prier de vouloir bien assister à l’élection et la sanctionner par votre présence.

— C’est juste, fit-il en souriant, j’oublie que, jusqu’à présent, c’est moi qui étais votre chef, et que je dois remettre à celui que vous avez choisi le pouvoir que le comte m’avait délégué. Je vous suis.

L’autre s’inclina sans répondre, et tous deux sortirent de la maison.

Lorsqu’ils parurent au bas du perron qui donnait accès dans l’intérieur des bâtiments, les colons, silencieux jusqu’alors, poussèrent une formidable acclamation en agitant leurs chapeaux et leurs mouchoirs en signe de joie.

Le jeune homme se tourna tout étonné vers l’individu qui l’accompagnait ; celui-ci souriait.

Après cette explosion de cris de bienvenue, le silence se rétablit comme par enchantement.

Alors, le délégué ôta son chapeau, et après avoir respectueusement salué le jeune homme, confus, et qui ne savait quelle contenance tenir :

— Charles de Laville, lui dit-il d’une voix haute et parfaitement accentuée, nous tous, les colons de Guetzalli, après nous être, d’après votre conseil, réunis afin de procéder à l’élection d’un nouveau chef, nous avons reconnu que vous seul réunissiez toutes les conditions nécessaires pour bien remplir le poste où la confiance du chef que nous avons perdu vous avait appelé ; en conséquence, voulant honorer en vous le souvenir de notre chef mort, en même temps que nous voulons vous prouver notre reconnaissance pour la façon dont vous nous avez gouvernés depuis que vous êtes à notre tête, nous vous nommons à l’unanimité capitaine de Guetzalli, persuadés que vous continuerez à nous commander avec autant de noblesse, d’intelligence et de justice que vous l’avez fait jusqu’à présent.

Prenant alors des mains d’un colon la charte-partie qui liait entre eux tous les membres de la colonie, charte-partie que le comte avait fait consentir à ses compagnons lorsqu’il les avait enrôlés, il la déplia.

— Capitaine, dit-il, cette charte-partie, lue à haute voix par moi, sera immédiatement jurée par tous ; jurez-vous de votre côté de nous protéger, de nous défendre et de nous donner bonne et loyale justice envers et contre tous ?

Le jeune homme se découvrit, étendit le bras vers la foule, et d’une voix ferme :

— Je le jure ! dit-il.

— Vive le capitaine ! s’écrièrent les colons avec enthousiasme ; la charte-partie ! la charte-partie !

La lecture commença.

Après chaque article, les colons répondaient d’une seule voix :

— Je le jure !

Il y avait quelque chose d’imposant dans l’aspect de cette scène ; ces hommes aux traits énergiques, aux visages bronzés, réunis ainsi au milieu de ce désert, entourés de cette nature grandiose, jurant à la face du ciel dévoûment et obéissance sans bornes, rappelaient à s’y méprendre les fameux flibustiers du seizième siècle, se préparant à tenter une de leurs audacieuses expéditions et jurant la charte-partie entre les mains de Montbars l’exterminateur, ou tout autre chef renommé de l’île de la Tortue.

Après que la lecture fut achevée, une nouvelle explosion de cris vint clore cette cérémonie si simple de l’élection d’un chef d’aventuriers dans les déserts du nouveau monde.

Cette fois, par hasard peut-être, le choix de tous était tombé sur le plus digne.

Charles de Laville était bien réellement le seul homme capable de réparer les désastres de la dernière expédition et de faire rentrer la colonie dans la voie prospère ou elle marchait avant la mort du comte de Lhorailles.

  1. Voir la Grande Flibuste. 1 vol. Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix.