Curumilla/10

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Amyot (p. 126-137).
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X

Les Ambassadeurs.

Le papier remis par le peon — domestique indien — au capitaine de Laville et qui avait causé une si grande émotion à celui-ci, ne contenait rien autre chose qu’un nom ; mais ce nom était bien connu à Guetzalli, c’était celui du conte Maxime-Édouard-Louis de Prébois-Crancé.

Les Guetzalliens avaient vaguement entendu parler de l’expédition française formée à-San-Francisco dans le but d’exploiter les mines inépuisables de la Plancha de Plata ; ils savaient l’arrivée de la compagnie à Guaymas, mais depuis ils n’en avaient reçu aucune nouvelle et ignoraient complétement les événements qui s’étaient passés.

Le capitaine ne se doutait nullement que le comte de Prébois-Crancé fût le chef de cette expédition ; seulement, par quelques mots qu’il avait à plusieurs reprises laissés échapper devant lui lors de son séjour à l’hacienda, il soupçonnait le comte de nourrir certains projets contre le gouvernement mexicain ; voilà pourquoi, lorsqu’il avait reçu le papier, des mains du peon, soa premier mouvement en y jetant les yeux avait été de s’écrier :

— Lui ici ! que se passe-t-il donc ?

Il se rendait donc auprès du comte, persuadé que celui-ci, mis hors la loi pour une cause quelconque par le gouvernement mexicain, venait lui demander asile et protection.

La visite inattendue du colonel Suarez coïncidait d’une manière étrange avec l’arrivée du comte et l’affermissait encore dans cette pensée ; car il supposait, avec quelque apparence de vérité, que le colonel était chargé de lui enjoindre de ne pas recevoir le proscrit, ou, s’il le recevait à la colonie, de le livrer aux autorités mexicaines.

Craignant de commettre quelque erreur préjudiciable au comte, il avait brusquement laissé le colonel seul afin de venir se concerter avec son compatriote, que dès le premier moment il était résolu, non-seulement à ne pas livrer, mais encore à ne pas abandonner s’il se réclamait de lui.

Le lecteur voit que, bien que l’hypothèse du capitaine de Laville fût fausse, cependant, par bien des points, elle touchait à la vérité.

Don Luis et Valentin, assis sur des butaccas, fumaient et causaient entre eux en buvant à petites gorgées pour se rafraîchir, une décoction de tamarindos placée devant eux sur une table, lorsque la porte s’ouvrit et le capitaine parut.

Les trois hommes se saluèrent et se tendirent affectueusement la main ; puis, après les premiers compliments, de Laville, leur faisant signe de reprendre leurs places, entama la conversation :

— Quel bon vent vous amène à Guetzalli, monsieur le comte ? dit-il.

— Hum ! répondit celui-ci, si vous disiez quel cordonnazo, vous seriez plus dans le vrai, cher monsieur de Laville, car jamais plus effroyable bourrasque ne m’a assailli que celle qui me menace en ce moment.

— Oh ! oh ! contez-moi donc cela. Je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas, que je vous suis tout acquis.

— Je vous remercie ; mais, avant tout, un mot : qui a remplacé le comte de Lhorailles dans la direction de la colonie ?

— C’est moi, répondit modestement le jeune homme.

— Pardieu ! j’en suis heureux, dit franchement le comte, car nul n’était plus digne que vous de lui succéder.

— Monsieur ! fit-il d’un air confus.

— Ma foi, capitaine, je vous dis franchement ma façon de penser, tant pis si elle vous blesse.

— Loin de là ! dit en souriant le jeune homme.

— Alors, tout est pour le mieux, je vois que mes intérêts ne péricliteront pas entre vos mains.

— Soyez-en convaincu.

— Permettez-moi de vous présenter mon ami le plus intime, mon frère de lait, dont vous avez sans doute entendu parler et avec lequel je serais heureux que vous fissiez plus ample connaissance ; en un mot, le chasseur français que les Indiens et les Mexicains ont surnommé le Chercheur de pistes.

Le capitaine se leva vivement et tendant la main au chasseur :

— Eh quoi ! dit-il avec émotion, vous seriez Valentin Guillois ?

— Oui, monsieur, répondit le chasseur en s’inclinant avec modestie.

— Oh ! monsieur, s’écria avec chaleur le jeune homme, je suis bien heureux de vous connaître personnellement ; tout le monde vous chérit et vous respecte ici, car vous portez haut ce titre de Français dont nous sommes si fiers ; merci, comte, merci. Et maintenant, vive Dieu ! demandez-moi ce que bon vous semblera, je ne saurais trop payer le plaisir que vous venez de me faire.

— Mon Dieu ! répondit le comte, quant à présent je ne vous demanderai qu’une chose bien simple : vous recevrez bientôt la visite, à moins qu’il ne soit arrivé déjà, d’un aide de camp du général Guerrero.

— Le colonel Suarez ?

— Oui.

— Il est ici.

— Déjà !

— Il y a à peine une heure qu’il est arrivé.

— Il ne vous a rien dit ?

— Pas encore ; nous n’avons pas causé.

— Tant mieux ! Cela vous gênerait-il de me placer dans un endroit d’où il me serait possible, sans être vu, d’entendre tout ce qui se dira entre vous ?

— Aucunement. À côté de la chambre où il m’attend se trouve un cabinet fermé par une portière ; mais faisons mieux…

— Quoi ?

— Vous connaît-il ?

— Moi ?

— Oui, vous connaît-il de vue ?

— Non.

— Vous en êtes sûr ?

— Parfaitement.

— Ni monsieur non plus ?

— Pas le moins du monde.

— Très-bien, laissez-moi faire, je vais arranger cela ; maintenant, parlons de vous.

— C’est inutile.

Pourquoi cela ?

— Parce qu’il est plus probable que le colonel vous en dira plus que moi-même je ne pourrais vous en apprendre.

— Ah ! ah ! vous croyez donc que c’est pour vous qu’il vient ?

— J’en suis sûr.

— Bon ! Maintenant, ne vous embarrassez de rien et laissez-moi faire.

— C’est convenu.

— À bientôt.

Et il sortit.

Le colonel était toujours dans la position où nous l’avons laissé ; il avait fumé un nombre considérable de pajillos — cigarettes en paille de maïs ; — seulement la nicotine commençait tout doucement à agir sur son cerveau, ses paupières s’alourdissaient, bref il était sur le point de s’endormir.

L’entrée subite du capitaine le tira brusquement de cet état de torpeur et il releva la tête.

— Pardonnez-moi de vous avoir aussi longtemps laissé seul, colonel, lui dit le jeune homme ; mais une affaire imprévue…

— Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit poliment le colonel ; seulement j’aurais été charmé que vous eussiez pensé à avertir le comte de Lhorailles de mon arrivée, car les affaires qui m’amènent ne veulent pas de retard.

Le capitaine regarda le Mexicain avec étonnement.

— Comment ! dit-il, le comte de Lhorailles ?

— Certainement, c’est à lui seul que je dois communiquer les dépêches dont je suis porteur.

— Mais le comte de Lhorailles est mort voilà plusieurs mois déjà, près d’un an : ne le saviez-vous pas ?

— Ma foi non, monsieur, je vous l’avoue.

— Voilà qui est extraordinaire. Cependant je me souviens d’avoir expédié un exprès au gouverneur de l’État de Sonora pour lui notifier cette mort, et lui annoncer en même temps que le choix de mes compatriotes était tombé sur moi pour le remplacer.

— Il est probable alors, ou que votre courrier n’aura pas rempli sa mission, ou bien qu’il aura été assassiné en route.

— Je le crains.

— Ainsi, monsieur, c’est vous qui êtes maintenant capitaine de la colonie de Guetzalli ?

— Oui, monsieur.

— Vous êtes bien jeune, monsieur, pour remplir un poste aussi difficile.

— Colonel, répondit de Laville avec un peu de hauteur, nous autres, Français, nous ne mesurons les hommes ni à l’âge ni à la taille.

— C’est souvent un tort ; mais peu importe, cela ne me regarde pas. À qui ai-je l’honneur de parler ?

— À don Carlos de Laville.

Le colonel s’inclina.

— Je vais donc avec votre permission, caballero, vous donner communication de mes dépêches.

— Un instant, monsieur, dit vivement le capitaine ; je ne puis vous écouter sans avoir auprès de moi deux des principaux colons de la colonie.

— À quoi bon ?

— C’est la loi.

— Faites donc.

Le capitaine frappa sur un timbre, un peon entra.

— Priez les deux personnes qui attendent dans le salon vert de venir ici, dit-il.

Le peon sortit.

— Comment ! les deux personnes qui attendent ? observa le colonel avec défiance.

— Oui ; comme je présumais, colonel, que vous étiez porteur de dépêches, j’avais fait prévenir ces deux personnes afin de vous retarder le moins possible.

— Ah ! alors permettez-moi de vous offrir mes remercîments, car je suis réellement on ne peut plus pressé.

En ce moment la porte s’ouvrit, le comte et Valentin entrèrent.

Le colonel leur lança un regard perçant afin de tâcher de savoir à qui il allait avoir à faire.

Mais il ne put rien lire sur ces deux visages froids et impassibles, qui semblaient deux figures de marbre.

— Messieurs, dit le capitaine, le colonel don Vicente Suarez, aide de camp du général don Sébastian Guerrero, gouverneur militaire de l’État de Sonora ; colonel Suarez, deux de mes compatriotes.

Les trois hommes se saluèrent d’un air guindé.

— Maintenant, messieurs, continua le capitaine, veuillez, je vous prie, vous asseoir. Le colonel est porteur de dépêches qu’il désire nous communiquer ; ces dépêches sont probablement importantes, puisque du Pitic ici le colonel ne s’est pas arrêté un instant. Maintenant, colonel, nous vous écoutons.

De même que tous les hommes habitués aux menées sourdes et ténébreuses, le colonel Suarez avait un instinct infaillible pour flairer une trahison ; dans la circonstance actuelle, bien qu’en apparence tout se passât avec la plus grande franchise et qu’il fût à mille lieues de soupçonner la vérité, cependant il devinait qu’on le trompait, sans pourtant qu’il lui fût possible d’apercevoir le but caché qu’on voulait atteindre.

Cependant, il n’y avait pas de faux-fuyants à employer ; il lui fallait, bon gré, mal gré, s’exécuter, et il s’y décida à contre-cœur, après avoir jeté sur les deux inconnus un second regard qui semblait vouloir lire jusqu’au fond de leur pensée, mais qui n’eut pas un meilleur résultat que le premier.

— Messieurs, dit-il, vous n’avez sans doute pas oublié les bontés sans nombre dont le gouvernement mexicain vous a accablés.

— Accablés est le mot, interrompit en souriant de Laville ; continuez, colonel.

Celui-ci, un peu interdit de cette raillerie, se décida cependant à poursuivre.

— Le gouvernement est prêt à faire encore, s’il en est besoin, de plus grands sacrifices pour vous.

— Caspita ! interrompit encore le jeune homme, nous l’en dispensons ; les bienfaits du gouvernement mexicain nous coûtent généralement très-cher.

Une discussion entamée sur ce ton de raillerie n’avait guère de chance d’aboutir à un arrangement amiable : cependant le colonel ne se rebuta pas, son parti était pris ; peu lui importait le résultat, sachant fort bien que ceux qui l’avaient envoyé ne se gêneraient nullement pour le désavouer selon les circonstances.

— Donc, dit-il, voilà ce qu’on vous propose.

— Permettez, colonel ; mais avant de nous dire ce qu’on nous propose, peut-être serait-il plus convenable de nous expliquer les raisons qui engagent le gouvernement à nous faire ces propositions, observa de Laville.

— Mon Dieu, monsieur, ces raisons, vous les connaissez sans doute aussi bien que moi.

— Pardonnez-moi, monsieur, nous les ignorons complétement, et nous vous serons fort obligés de nous les dire.

Le comte et Valentin étaient immobiles comme des statues ; ces deux figures sombres inquiétaient extraordinairement le colonel.

— Ces raisons sont bien simples, dit-il.

— Je n’en doute pas ; veuillez les exposer.

— La lettre que voici, dit-il en remettant au capitaine un pli cacheté, vous édifiera complétement à ce sujet.

De Laville prit le papier, le décacheta et le lut rapidement des yeux, puis le froissant avec colère dans ses mains :

— Colonel, lui dit-il d’une voix ferme, le gouverneur de la Sonora oublie que la colonie de Guetzalli ne renferme que des Français, c’est-à-dire pas un traître. Nous avons gardé notre nationalité bien qu’établis en ce pays, et si les lois mexicaines ne nous veulent pas protéger, nous nous réclamerons de notre ministre à Mexico, et au besoin nous saurons nous protéger nous-mêmes.

— Monsieur, ces menaces… interrompit le colonel.

— Ce ne sont pas des menaces, continua énergiquement le jeune homme. Le général Guerrero nous insulte, nous Français, en nous engageant non-seulement à abandonner un de nos compatriotes, digne en tout point de notre appui par sa loyauté, son courage et la noblesse de son caractère, mais encore en nous proposant de lui courir sus comme à une bête fauve et de le lui livrer. Le général nous menace de nous mettre hors la loi, si nous venons en aide au comte qu’il traite de pirate et de rebelle. Qu’il le fasse, si bon lui semble : cette lettre que vous venez de me remettre sera portée par un homme sûr à Mexico, et transmise à notre ministre en même temps que l’exposé des avanies dont, depuis notre séjour ici, nous avons été nous-mêmes abreuvés par les autorités mexicaines.

— Vous avez tort, monsieur, répondit le colonel, de prendre ainsi la proposition qui vous est faite ; le général est fort bien disposé à votre égard. Je ne doute pas qu’il vous accorde de grands avantages si vous consentez à lui obéir. Que vous importe à vous autres colons paisibles ce comte rebelle que vous ne connaissez sans doute pas ? Votre propre intérêt exige que vous vous tourniez contre lui. Cet homme est un scélérat pour lequel rien n’est sacré : depuis son arrivée dans notre malheureux pays, il s’est souillé des crimes les plus odieux. Croyez-moi, monsieur, ne vous obstinez pas à vous engager dans une voie mauvaise, prouvez au gouvernement votre reconnaissance pour toutes les grâces que vous en avez reçues en abandonnant ce misérable.

Le capitaine avait écouté calme et froid la longue diatribe du Mexicain, maintenant du regard le comte et son compagnon, qui avaient une peine extrême à ne pas éclater et traiter cet homme de la façon qu’il le méritait. Lorsque le colonel se tut enfin le jeune homme le toisa d’un regard chargé d’un souverain mépris.

— Avez vous fini ? lui dit-il sèchement.

— Oui, répondit l’autre avec confusion.

— Fort bien ; maintenant nous n’avons grâce à Dieu, plus rien à démêler ensemble ; veuillez remonter à cheval et quitter immédiatement la colonie. Quant au général Guerrero, vous lui direz que je me réserve de lui répondre moi-même.

— Je me retire, monsieur. Cette réponse comptez-vous la faire bientôt ?

— Avant vingt-quatre heures, allez.

— Je rapporterai textuellement notre conversation au général.

— Vous me ferez plaisir. Au revoir, monsieur.

— Comment au revoir ? Comptez-vous porter votre réponse en personne ?

— Peut-être, répondit de Laville d’un ton railleur.

Le colonel sortit tout penaud de cette réception suivi par les trois hommes, qui ne le perdaient pas de vue et marchaient à ses côtés, de façon à l’empêcher de communiquer avec personne.

Le cheval attendait dans la cour, tenu en bride par un des soldats d’escorte. Le colonel se mit en selle et s’éloigna rapidement.

Il avait hâte de sortir de la colonie. Enfin, arrivé à la porte de l’isthme, il se retourna, et jetant un long regard en arrière :

— Quels peuvent être ces deux hommes ? murmura-t-il.

Et il piqua des deux.

Lorsqu’il eut disparu dans les méandres de la route, le capitaine saisit la main de don Luis et la serrant affectueusement :

— Maintenant, mon cher comte, lui dit-il, parlez, que puis-je faire pour vous ?