Cyranette/01

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 5-14).

CYRANETTE


À ma femme
N. S.


PREMIÈRE PARTIE

I


Dans la salle à manger, où vient de l’introduire tout à trac cette petite folle de Juliette — « Liette », comme on dit familièrement — l’abbé Divoire ne peut réprimer un léger mouvement à la vue de la table desservie et sur laquelle il n’y a que quatre tasses fumantes.

— Déjà au café ? s’effare-t-il, avec sa rondeur de vieux commensal de la maison.

M. et Mme Daliot, et leur autre fille, l’aînée, Denise — qu’on appelle « Nise » tout court — se sont levés avec le plus aimable empressement, et c’est à qui le débarrassera de son chapeau, qu’il a oublié d’accrocher dans le vestibule et que Liette n’a pas songé davantage à lui prendre des mains, quand elle est allée lui ouvrir la porte du palier.

— Excusez-nous, monsieur le curé, répond Mme Daliot. Nous n’osions pas compter sur vous ce soir…

— Je m’en aperçois !

— Puis il va être l’heure d’aller à la gare, ajoute ingénument Liette, pendant que M. Daliot échange une vigoureuse poignée de main avec le prêtre et que Denise, retenue par une discrétion naturelle bien différente de la spontanéité plutôt exubérante de sa cadette, attend la petite tape sur la joue dont M. le curé, en pareille occurrence, ne manque jamais de la gratifier affectueusement.

Mais celui-ci, une fois de plus, paraît penaud.

— À la gare ?

— Mais oui ! dit Liette. Devinez ce qui nous y attire, monsieur le curé ?… Je vous le donne en mille.

Mme Daliot, d’un signe, fait comprendre à la bavarde qu’elle aussi voudrait bien pouvoir placer un mot.

— Ne cherchez pas, monsieur le curé. Il s’agit d’un passage de soldats anglais. Un détachement d’artillerie lourde à destination de l’Italie.

— Première nouvelle ! concède l’abbé Divoire… Eh bien, mes coquines, dit-il aux jeunes filles, en voilà une affaire !… Et moi qui n’avais pas l’air de m’en douter ! Allons, bonsoir ! Je me sauve ! Je m’en voudrais trop de vous faire manquer une si belle occasion.

— Permettez ! intervient M. Daliot. Rien ne presse et je ne sais où ma femme avait la tête de nous faire mettre à table si tôt.

— Mais, papa, murmure Juliette, leur train arrive à dix heures !

— Il n’en est que neuf, huit au soleil, et je parie que M. le curé n’a pas dîné.

— Je vous demande pardon, mon ami.

— Bien vrai, monsieur le curé ? insiste Mme Daliot.

— Puisque je vous l’assure… J’ai dîné sur le pouce dans l’idée de vous surprendre au dessert. Erreur n’est pas compte et j’arrive comme les carabiniers… Ai-je droit à une tasse ?

— Oui, monsieur le curé, acquiesce Liette. Parce que c’est vous…

Et elle court à la cuisine chercher la verseuse qui n’a guère dû refroidir, tant il fait chaud en cette belle soirée de juin 1917.

Soufflant, s’épongeant, M. le curé boude le fauteuil que lui propose M. Daliot.

— Pas de fauteuil, non, merci. Une chaise cannée, comme tout le monde.

Et ce n’est pas humilité chrétienne, mais bien plutôt point d’honneur de chanoine honoraire et… quinquagénaire, qui n’entend faire aucune concession à son léger embonpoint. Plus maigre ou plus douillet, il ne se gênerait pas pour occuper ce siège de sybarite. Chez les Daliot, n’est-il pas chez lui ? Mieux que chez lui où, de propre aveu, il doit compter avec le despotisme ancillaire d’une vieille gouvernante quinteuse et tatillonne.

L’abbé Divoire, curé de Saint-Pierre de Maché, à Chambéry, cousine avec Mme Daliot. À les voir, l’un déjà grisonnant, l’autre si fraîche encore, on ne dirait pas qu’ils sont du même âge, à quelques années près. Quand ils étaient jeunes, leurs parents logeaient porte à porte, rue de Derrière-les-Murs, une antique venelle, tout ce qu’il y a de plus honnête, mais d’assez pauvre aspect, étranglée entre de maussades bâtisses archiséculaires et les lourds contreforts du château. Leur amitié a pu évoluer ; elle n’est pas moins cordiale et sûre qu’en ce bon temps-là. Et, si Mme Daliot marque aujourd’hui tant de déférence à l’abbé, si elle lui dit « monsieur le curé » comme son mari et ses filles, c’est par respect pour l’habit qu’il porte et qui évoque nécessairement son ministère. Lui, au contraire, ne continue à voir en elle que la cousine et il l’appelle par son prénom comme autrefois. M. Daliot n’a garde de s’en formaliser. Se formaliser, mon Dieu, et pourquoi ? Le prêtre qui a béni son mariage, puis qui a baptisé et fait communier ses enfants, ce bon prêtre-là n’est-il pas doublement de la famille ? Qu’on l’accueille à bras ouverts, c’est tout naturel. On est d’ailleurs dans l’hospitalière tradition des Savoisiens, pour qui tout visiteur est comme un invité.

Sans être douillet, l’abbé Divoire n’en aime pas moins ses aises. Pasteur d’une populeuse paroisse, toute en vieilles échoppes, en vieilles croix, en vieilles fontaines, il ne lui déplaît pas de nicher sur l’éminence qui la domine. Le clocher de son église s’y perd dans les magnifiques frondaisons du Grand-Jardin, et l’ancien presbytère, lamentablement délabré, y menace ruine. Mais l’abbé s’y est fait construire, dans un petit terrain à lui, un logis agréable et commode. N’empêche qu’il est bien seul là-haut et, quand sa gouvernante se montre trop acariâtre ou qu’il désire passer une bonne soirée, il descend chez les Daliot, qui habitent rue Nézin, à l’autre bout de la ville, dans une maison moderne, dont leur appartement n’occupe que le second étage. Le site est joli, moins retiré, plus vivant, quoique presque aussi agreste que les hauts et superbes parages de Saint-Pierre. Et l’abbé, en leur compagnie, savoure cette douce intimité de famille que l’ecclésiastique ne peut qu’envier aux laïques.

Ils sont si simples, les Daliot ! Ils sont si charmants, si affables ! La bonhomie du père, l’égalité d’humeur de la mère et de Denise, la gaîté amusante de Liette composent une atmosphère où l’abbé Divoire peut redevenir lui-même et s’épanouir avec délices, après ses exercices religieux, ses visites aux indigents, toutes les charges d’un sacerdoce rendu nécessairement plus lourd par la mobilisation de ses vicaires. Il aime tant cet intérieur coquet et très suffisamment confortable de provinciaux ayant du goût.

Car les Daliot ont du goût, témoin cette spacieuse salle à manger, dont les fenêtres, larges ouvertes sur le parc Lémenc, en aspirent tout l’air, toute la lumière, et que décorent, sans prétention, mais non sans un certain cachet, quelques toiles plaisantes à l’œil, quelques beaux grès flammés comme on en fait à Chambéry et quelques-unes de ces vieilleries de bon aloi que l’on dénichait jadis dans les rustiques chalets des montagnards.

La guerre, jusqu’ici, n’a rien changé aux petites habitudes des Daliot. Ils n’en ont tiré aucun profit, mais ils n’en ont point souffert. L’orage les a épouvantés d’abord. Leur émotion peu à peu s’est calmée, parce qu’ils n’ont personne au front et que, Dieu merci, le front est loin, très loin de leur chère Savoie, vrai pays de cocagne où, en 1917, on peut encore vivre de la même vie qu’avant 1914, sans trop se ressentir de la raréfaction ni de la cherté croissante de toutes choses. Bref, ces heureuses gens sont si bien à l’abri de la tourmente que Mme Daliot — qui fut gentiment dotée en son temps : de quoi doubler les revenus de son mari, appointé comme archiviste municipal — n’a guère que le souci d’établir ses filles. Encore n’est-ce pas là un souci particulièrement pressant. Denise n’a pas vingt ans ; Juliette n’en aura dix-neuf qu’à l’automne ; ces chères petites peuvent donc attendre, Juliette surtout. Car, pour Denise, à vrai dire, peut-être ne la mariera-t-on pas facilement.

Non qu’elle soit disgraciée de quelque manière, Denise. Loin de là, et elle a de qui tenir, gracieuse et svelte comme un lys, jolie comme on l’est en Savoie, comme l’était et l’est encore sa mère. Intelligente avec cela, très observatrice et très fine, capable de se faire une opinion et de s’y tenir en son for, inexpugnable citadelle de cette faible. Mais, par où elle pécherait peut-être, c’est par un excès de douceur, de bonté et de modestie. Elle aimerait mieux souffrir mille morts que de peiner autrui et elle s’enfoncerait sous terre plutôt que de chercher à se faire valoir. Et c’est bien par là aussi qu’elle diffère tant de Liette — que l’une est à l’autre ce que le jour est à la nuit.

Denise est l’effacement même ! Depuis qu’elle a terminé ses études, qui ne l’ont pas conduite très loin, arrêtées avant le baccalauréat, son adolescence s’écoule, calme et discrète, entre de menus travaux d’intérieur et les furtifs, presque craintifs regards qu’elle risque par-dessus cet étroit horizon, vers les magiques, mais un peu troublantes perspectives du mariage. Au lieu que Juliette ne doute de rien. Enfant gâtée de la maison, elle en est aussi l’enfant terrible et elle ne cache pas son intention de s’y « morfondre » le moins longtemps possible.

Il n’y a pas, du reste, l’ombre de méchanceté dans son cas, du moins de méchanceté foncière, et, si elle réfléchissait toujours avant d’agir, si elle n’agissait jamais qu’à bon escient, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Mais il y a chez elle un fond d’égoïsme qui s’ignore et un caractère à la fois mutin, fantasque et autoritaire qui lui composent une nature singulièrement complexe, où le romanesque et le frivole le disputent à un sens très positif et très pratique de la vie.

Cœur et cervelle de linotte corrigés par une sorte d’instinct qui lui tient lieu de bon sens et qui la rend assez forte pour vouloir ce qu’elle veut et assez clairvoyante pour discerner son intérêt : telle est cette étrange petite Liette, qui, nonobstant ses petits caprices, ses petits travers et ses petites infériorités morales, se charge de réussir là où Denise, si vertueuse et si bien douée soit-elle, risque d’échouer par trop de timidité ou de sentiment. Quand Liette se mariera, il y a gros à parier que son inclination s’accommodera de solides espérances. Nise, elle, sera toujours à la merci de son cœur. Et Mme Daliot, qui sans doute le comprend, ne respirera vraiment que le jour où Denise aura le bon époux qu’elle mérite…

Mais revenons à M. le curé. Épanoui, guilleret, il hume son moka par petites gorgées, puis fouille dans la poche de sa soutane et, tranquillement, en tire une pipe de bruyère, au court tuyau d’ambre et au foyer artistement « culotté ». De toute évidence, pris au charme du milieu, il ne pense plus à la promenade que ses hôtes doivent faire du côté de la gare. Liette s’en avise et, rieuse, le menace du doigt :

— Et nos tommies, monsieur le curé ?

— Aïe !

Comiquement, l’abbé rengaine sa pipe, ainsi qu’un collégien pris en défaut. Tout de même, la privation lui est pénible et il ajoute d’un ton piteux :

— Au moins, s’il me faut renoncer au tabac, laisse-moi souffler un peu, Liette !…

— Tant que vous voudrez, monsieur le curé, dit Mme Daliot. Et fumez, donc, je vous prie. Si vous écoutez Liette, maintenant…

— Dame, n’a-t-elle pas raison de me rappeler à l’ordre ? Mais je lui demande en grâce de ne pas me mettre à la porte avant que j’aie pu échanger un mot avec son père.

— Pourquoi ne nous accompagneriez-vous pas ? dit l’archiviste. Nous aurions tout le temps de causer chemin faisant.

— C’est ça ! Vive le plein air et tant pis pour la pipe ! s’écrie Liette.

— Permettez, mes enfants… À quelle heure dites-vous, ce train ?

— Vers dix heures, répond M. Daliot.

— Vers !… Heu ! Heu ! c’est bien élastique, ces vers-là. Et si je me laisse induire en tentation, que dira ma gouvernante ? Agathe me règle comme un chronomètre, vous savez. De plus, et ceci est tout à fait sérieux, quand je me couche tard, je m’éveille tard. Or, je n’ai personne pour dire la messe basse à ma place demain matin.

— Sept heures de sommeil ne vous suffisent plus ! persifle Liette.

— Tu peux te moquer, toi ! N’as-tu pas honte de me reprocher ma paresse ? Combien d’heures durent tes nuits ?

— Oh ! cela dépend, dit Mme Daliot.

— Oui, convient l’abbé. S’agit-il d’aller à la gare le soir ou de partir en excursion dès le matin, mademoiselle renonce volontiers au dodo. Mais pour le reste !…

— Au fait, dit l’archiviste en s’interposant, il y a bien longtemps que nous n’y sommes allés, en excursion, qu’en pensez-vous, monsieur le curé ?

— Mon Dieu, oui, bien longtemps.

— Et s’il nous faut attendre la fin de la guerre !…

— Ce serait désolant ! dit Liette. J’ai un tel désir de retourner à Aiguebelette ! Vous n’imagineriez pas comme je raffole d’Aiguebelette, monsieur le curé. Aller par chemin de fer, déjeuner sur l’herbe, retour à pied par le col du Crucifix, voilà mon programme. Qui m’aime me suive !

— Ça va ? fait M. Daliot.

— Ça va, dit l’abbé.

— Mais quand ? demande Mme Daliot, accoutumée à bien faire les choses et pour qui ces sortes de parties équivalent à de vraies expéditions.

— Oh ! pas demain, bien sûr, répond l’abbé. Un de ces dimanches et sous réserve que j’aie trouvé un remplaçant. Mes paroissiens d’abord, vous comprenez.

Liette déchante à ces mots et ne peut s’empêcher de faire la moue. Faire la moue lui réussit très bien, d’ailleurs. La moue peut n’être qu’une grimace, mais elle peut être aussi une séduction.

— Bien la peine de prétendre que ça va, quand ça va si peu qu’autant dire pas du tout ! Vous nous mettez l’eau à la bouche, monsieur le curé. Et puis après, c’est la poire d’angoisse. Vraiment, ce n’est pas très charitable.

— Liette ! murmure Mme Daliot… Ne répondez pas, monsieur le curé. Votre café va refroidir.

— Par cette chaleur !… Anormale, cette chaleur, insiste l’abbé à dessein ; et, jetant un coup d’ail par la grande baie qui lui fait face : M’est avis que nous pourrions bien avoir de l’orage avant la nuit.

Tout alarmée de cette innocente taquinerie, Liette ne fait qu’un bond jusqu’à la fenêtre.

Un peu de vent souffle du sud, par intermittences, et n’apporte que des bouffées de chaleur, car il est brûlant et chargé de poussière comme le sirocco. Dans le parc, les ramures jouent languissamment de l’éventail, puis s’immobilisent complètement, comme accablées par la lourdeur de l’air. Symptôme plus inquiétant encore : de grosses nuées basses et sombres roulent sur la campagne, vers le Nivolet, dont le cône semble si proche qu’on croirait y atteindre en allongeant la main. Mais le ciel n’est qu’une opale et la cime du mont s’y détache nettement, avec sa croix lilliputienne.

— Eh bien ? interroge l’abbé. Ce vieux Nivolet a-t-il son bonnet ?

Liette se retourne en battant des mains.

— Nenni, monsieur le curé, et c’est un excellent signe, ne vous en déplaise.

— Oui, convient-il. Je me trompais, allons ! L’orage n’est pas encore pour ce soir.

Lentement, comme à regret, il achève son café, en discutant de choses et d’autres avec l’archiviste qui a la manie du paradoxe et qu’il prend plaisir à taquiner.

Les deux hommes sont aussi érudits et aussi bons causeurs l’un que l’autre et l’on a fort à faire pour mettre fin à leurs controverses politiques, scientifiques ou historiques. Mais leur marotte, c’est le Granier et son cataclysme légendaire.

Cette célèbre montagne des environs de Chambéry se fendit en deux vers le milieu du douzième siècle, pour des causes encore mal définies, et il en résulta un énorme glissement de terres. Il y avait, au pied du colosse, une vallée profonde et vaste, peuplée de gros bourgs et de nombreux hameaux. Tous furent engloutis par la prodigieuse avalanche. Et, depuis vingt ans, M. le curé et M. Daliot, aux prises sur ce problème, font les recherches et les études les plus savantes sans que ni l’un ni l’autre ait réussi à découvrir l’argument décisif qui lui permettrait de persuader enfin le contradicteur. Pour l’abbé, la catastrophe serait attribuable à une fonte brusque des neiges, succédant à un hiver particulièrement rigoureux. Tandis que M. Daliot soutient mordicus qu’elle n’a pu résulter que d’une secousse sismique. Désagrégation des roches ? Tremblement de terre ? Le Granier garde son secret.

À la faveur d’une reprise de cette docte discussion entre les deux hommes, Mme Daliot s’est arrangée pour suivre Liette et Nise qui sont allées mettre leurs chapeaux. Elles reparaissent bientôt, ravissantes toutes trois dans leurs robes claires. Ainsi « habillée », Mme Daliot fait l’effet d’une jeune femme, dont elle a encore la grâce et la fraîcheur. Quand on parle d’elle à M. le curé : « Germaine ? dit-il. Mais c’est le printemps perpétuel ! » Et c’est mieux qu’un compliment. Les quarante et quelques années de Mme Daliot lui pèsent si peu qu’on ne lui en donnerait guère plus de trente.

— En route, papa ! articule Liette avec aplomb. Il est l’heure.

M. le curé se lève brusquement.

— Je t’en prie, ma fille ! dit Mme Daliot. Prenez votre temps, monsieur le curé, et ne vous occupez pas de nous… Liette est insupportable.

Néanmoins, l’abbé fait mine de se piquer.

— Du tout ! On me chasse, adieu !

— Restez, monsieur le curé ! s’écrie la coupable. Je ne recommencerai plus.

— Je file, mademoiselle.

Serait-ce sérieux ? Liette l’observe avec émoi, surprend un battement de paupières et se met à rire.

— Vous n’êtes pas fâché ?

— Moi ? Pas le moins du monde.

— Alors on sort ensemble ?

— Oui, dit Mme Daliot, mais de grâce, tais-toi. Tu nous fais mal à la tête.