Cyranette/05

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 40-50).

V

Le 7 juillet de ce tragique été 1917, les Daliot dînèrent au presbytère. Il faisait si beau que l’on avait dressé la table dans le jardinet curial, sous un pêcher taillé en tonnelle et dont les branches, alourdies de fruits presque mûrs, retombaient autour des convives sans trop voiler la douce lumière du jour finissant.

Tout en savourant les petits plats d’Agathe, gouvernante bougonne mais excellent cordon-bleu, on ne laissa pas de babiller beaucoup d’un bout à l’autre du repas. Liette plus que tout le monde, comme chaque fois qu’il n’était question ni d’histoire régionale ou locale, ni d’archéologie ou de géologie, thèmes ingrats qui l’inspiraient médiocrement et qu’elle écoutait sans aucune espèce d’indulgence. Que la catastrophe du Granier ait été causée, comme y tient son père, par des infiltrations souterraines, consécutives aux fontes des neiges ou par une forte secousse sismique, comme l’assure avec autant de conviction M. le curé, qu’est-ce que cela peut bien lui faire en vérité ? Et il lui est non moins indifférent que le crochet de fer de l’antique rue du Sénat soit ou ne soit pas le même où le guet, au bon vieux temps, fixait la chaîne qui barrait chaque soir la rue Juiverie. Parlez-nous d’une excursion à Aiguebelette ! Cela, oui, à la bonne heure ! Surtout si le programme comporte une heure de canotage sur le lac, avant d’aborder l’escalade du Crucifix, par la vieille voie romaine — Via romana, comme dit l’archiviste — qui serpente jusqu’au col si haut perché. M. le curé sait ramer, père aussi, et leur prudence répond de la sécurité générale. Avec eux pas d’inquiétude à avoir ; nul danger de prendre un bain intempestif.

Ainsi discourt la bavarde, à bâtons rompus. En revanche, Denise se montre si rêveuse, si distraite, que l’abbé Divoire ne serait pas l’abbé Divoire s’il n’en profitait pas pour la taquiner un tantinet.

— Eh bien, mademoiselle Uranie ? Toujours dans la lune ?

Liette saisit la balle au bond.

— Dans la lune ? Je vous crois, monsieur le curé ! Elle n’en redescend plus. Voilà un mois qu’elle y plane comme une âme essorée !

— Oh ! alors, tâchons de la ramener sur notre pauvre planète… Réponds, Nise, peut-on compter sur toi pour l’excursion de demain ?

— Oui… pardon… quelle excursion, monsieur le curé ?

— Là ! Elle n’y est pas, mais pas du tout ! triomphe Liette en battant des mains.

L’abbé, patiemment, s’explique :

— Nous allons à Aiguebelette. Train de 6 h. 32. Juste le temps de dire ma messe avant de l’attraper. J’ai mis la main sur un prêtre séculier, un brave garçon, convalescent de Salonique, et qui se dévoue à l’une de nos fondations sanitaires en attendant de retourner au front. Il se charge de la grand’messe.

— C’est que j’aimerais autant rester à la maison, bégaie Denise. Je… je ne me sens pas très dispose en ce moment.

Le saint homme ne cache pas sa déception.

— Allez donc arranger une partie !

— Mais, monsieur le curé, mon abstention ne doit pas vous empêcher ! Il ne faut pas s’occuper de moi.

Est-ce bien l’avis de M. et Mme Daliot ? L’abbé les consulte :

— Qu’en dites-vous ? Ce serait dommage de ne pas emmener cette petite.

— Baste ! répond le père, si elle préfère rester, qu’elle reste ! Elle ne s’ennuiera pas chez nous. Elle aime tant lire !

— Et écrire ! ajoute perfidement Liette. Imaginez, monsieur le curé, que mon filleul et elle entretiennent une correspondance en règle.

Denise rougit comme une coupable et baisse les yeux. Heureusement, M. le curé se retourne vers Liette.

— Ton filleul ?… Qu’est-ce à dire ? Tu es donc marraine aussi, toi ?

— Mais oui ! Vous vous rappelez bien. Cet officier anglais que j’ai présenté à papa et à maman, sous le hall de la gare, le soir des Tommies. Un gentleman, Mr. Robert Wellstone du Royal Artillery. Il m’a envoyé des cartes d’Italie. Je n’avais pas le temps de lui répondre à cause de notre fête de charité. Nise m’a servi de secrétaire, n’est-ce pas, Nise ?

L’interpellée demeure lèvres closes. De nouveau, elle se sent rougir jusqu’à la racine des cheveux.

— Tiens ! tiens ! dit ironiquement l’abbé. Et ça continue ?

— Il faut bien.

— Tu m’en diras tant ! Si l’on joue aux Sévigné, à Dieu ne plaise que j’insiste.

Et au soulagement de Denise, qui est sur les épines, on change de conversation.

Le lendemain matin, dès l’aube, grand branle-bas, rue Nézin. Debout la première, Liette s’empresse de jeter un coup d’œil par la fenêtre et laisse échapper un petit cri désenchanté. Le ciel, si pur la veille, est nuageux ; l’air, frais ; la montagne, nimbée de vapeurs.

— Flûte ! Le Nivolet a son bonnet !

En saut-de-lit, ses deux longues nattes ramenées sur sa gorge comme un « tour de cou », la jeune fille va frapper à la porte de ses parents qui couchent dans une chambre contiguë à la chambre des deux sœurs.

— Père ! Mère ! On se lève ?

— Voilà ! Quel temps fait-il ? interroge M. Daliot.

— Comme ci, comme ça.

— En ce cas, il n’y a plus qu’à y renoncer.

Mais Liette n’a pas dit son dernier mot.

— Et M. le curé ?

— C’est ce qui m’ennuie. Je vais courir lui donner contre-ordre.

— Dérangement pour dérangement, si on essayait de partir tout de même ? insinue Liette.

— Il ne pleut pas ? demande Mme Daliot.

— Non, mère, et ça paraît se remettre.

— Soit ! Essayons, on verra bien.

M. Daliot n’a plus qu’à s’incliner. Folle de joie, Liette bat des mains, gambade, valse, fait le diable à quatre et entreprend le siège de Nise, qui ne se rend pas d’ailleurs et sourit à la dérobée. Être un peu seule, ne pas avoir cette folle de Juliette sur le dos toute la journée, quel bonheur ! Elle a besoin de se recueillir, de se consulter, Denise, et non moins que sa sœur elle appréhendait une anicroche au dernier moment.

Le départ même des excursionnistes ne la rassure qu’à moitié. Anxieusement, elle scrute l’horizon. Quoi qu’en ait pu assurer Liette, il ne se dégage guère. Le soleil ne perce que pour repasser derrière de lourds nuages qui dérivent lentement du sud-ouest et qui menacent de crever. Denise allonge le bras par-dessus la rampe du balcon. Une goutte d’eau s’écrase dans le creux de sa main. Elle gémit :

— Ils sont capables de faire demi-tour !

Une sonnerie en ville la rassure : les sept coups de l’heure. Il y a longtemps que le train doit être parti. Allons, bon voyage !

Sa toilette faite, la jeune fille va entendre une messe basse à la cathédrale et revient s’installer devant la fenêtre, à sa table à écrire. Il n’y a pas à dire, pour elle, c’est une détente qui l’allège physiquement et moralement. Des bouffées de brise lui apportent la fraîcheur exquise d’une ondée bienfaisante, les parfums de la campagne et de la montagne, et les cris joyeux d’une troupe d’enfants qui, l’averse passée, vont s’ébattre au parc. Un long moment, elle demeure immobile, regardant vers le pont du chemin de fer ou, plus haut, plus loin, vers les pentes ensoleillées du Nivolet, encore empanaché de nuages à sa cime. Puis, sa pensée vagabonde se calme et se précise : elle ouvre un tiroir et en tire une liasse de cartes et de lettres.

Ce tiroir est sa cachette ; cette liasse, son trésor, car toutes ces lettres sont de Robert. Progressivement, il s’y est départi de sa réserve. Dans les deux dernières en date, ce n’est plus le gentleman qui parle, mais l’homme. Ce sont celles-là surtout que Denise tient à relire, celles-là qui l’eut incitée hier à décliner l’invite de M. le curé et, ce matin, à se dérober aux suprêmes instances de son petit tyran de sœur. L’une est arrivée il y a trois jours. Elle n’est pas très longue, mais contient un aveu qui est très net. Elle dit :

« Chère Liette,

« Permettez, je vous prie, que je vous appelle, moi aussi, de ce délicieux diminutif. De filleul à marraine, la familiarité pourrait vous choquer. Mais moi, elle m’enhardit à vous ouvrir un cœur qu’il ne m’appartient plus de vous fermer davantage.

« Chère Liette, dès notre première et unique entrevue, si courte, hélas, j’ai éprouvé une joie qui était comme une crainte, une crainte qui était comme une joie. Comment vous dire ? Vous m’attiriez et vous me faisiez peur tout ensemble. Ne voyais-je pas en vous je ne sais quelle jolie petite chose frivole et fantasque ? Excusez ma franchise. Je ne devrais pas appuyer et je serais au désespoir de vous causer une peine même rétrospective, mais il est de fait qu’à ce moment-là je doutais un peu que vous puissiez être l’âme tendre et sûre à qui je rêvais déjà obscurément.

« Combien ce doute était injuste ! Et combien eussé-je perdu de m’en tenir à cette sotte impression ! Vos lettres sont venues, toutes imprégnées de votre esprit, de votre âme et de votre cœur. Au travers d’elles, vous m’êtes apparue très différente du jugement que j’avais d’abord porté sur vous. Je vous ai devinée et je vous ai comprise en les lisant. Et le doute s’est dissipé, et l’impression est devenue si favorable qu’il n’y a plus eu que de la joie et de l’amour en moi. Et maintenant, ô Liette, vous ne me faites plus peur du tout. Je vous connais, je vous apprécie et je suis heureux et fier de vous aimer comme je vous aime, ardemment, passionnément, de toutes mes forces, pour la vie.

« Robert. »

« P. S. — Voulez-vous mettre le comble à ma félicité ? De grâce, faites-moi l’envoi de votre photographie en échange de celle qu’au risque de passer pour un fat je prends la liberté de vous dédier ci-inclus. Je ne sais, mais j’ai idée qu’elle me porterait bonheur. »

Le post-scriptum fait pousser un gros soupir à Denise, qui déplie la dernière lettre. Arrivée de la veille seulement, celle-ci confirme la précédente et n’est pas moins touchante, avec son pur parfum de spiritualité et de nostalgie.

« Avant hier, Liette, je vous ai fait, en toute simplicité, l’aveu de mon amour. Aujourd’hui, dans l’attente de votre réponse, voulez-vous souffrir les réflexions que me suggère notre cas ? Voulez-vous me laisser philosopher un peu à mon aise ? J’y suis enclin parfois. D’un Anglo-Saxon cette prédisposition vous étonne peut-être. Raison de plus pour m’expliquer. Je vous connais. Connaissez-moi à votre tour, chère petite âme.

« Ce à quoi je pense est grave. Je pense à la guerre ou plutôt à ses conséquences et à ses répercussions possibles. Féconde en biens comme en maux, je pense qu’elle ne tiendrait pas toutes ses promesses comme elle a tenu malheureusement ses pires menaces, si, entre autres compensations, elle ne vous valait pas, à vous Français, et à nous, Anglais, une plus subtile et plus saine compréhension de nos natures respectives. Une glorieuse « Entente », trempée dans le sang et au feu de tant de batailles, fait déjà communier les deux peuples par le cœur. Mais il en est des nations comme des ménages : pour que leurs alliances soient viables, il faut que le sentiment qui les a inspirées s’appuie sur une estime réciproque. Et comment s’estimer, même en s’aimant, si l’on ne se connaît pas ? Et comment se connaître, si l’on ne se voit pas, non comme nous montrent les apparences, mais comme nous sommes au fond ? Et comment aller au delà des apparences sans dissiper d’abord les nuées qui s’interposent entre l’œil et l’objectif ? Ces nuées, amoncelées comme à plaisir entre deux grands et nobles peuples, la tempête qui souffle sur l’Europe les déchire sans doute un peu plus chaque jour et les emporte lambeau par lambeau. Aux clartés crues du grand drame, les figures se silhouettent autrement qu’aux douteuses lumières d’écrivains sophistiques ou sarcastiques. Voyez Stendhal ! Qu’a-t-il voulu retenir de la joyeuse et loyale Angleterre étudiée objectivement ? Cant et bashfulness ! Hypocrisie de moralité ; timidité orgueilleuse et souffrante, voilà tout ! Notre pudeur ? Un vice ! Et une fausse honte notre discrétion ! J’espère que les Français ont une meilleure opinion de nous maintenant et que de telles billevesées ne suffisent plus à leur édification comme du temps de Stendhal. Mais leurs yeux se sont-ils ouverts tout à fait ? En sont-ils venus à nous bien voir et à nous bien comprendre ? Nous-mêmes, est-ce que nous vous comprenons bien ?

« Considérez, chère Liette, en quelle lourde méprise m’induisaient naguère, à votre endroit, mes préventions britanniques ! La jeune fille française, que savais-je d’elle avant notre rencontre ? Qu’était-elle pour moi, quelle falote petite chose, quelle poupée mécanique ! Et de nous, Anglais, si positifs en affaires, si égoïstes même quand sont en jeu nos intérêts privés ou notre grandeur nationale, quelle singulière idée se font probablement encore la moyenne de vos compatriotes ? Parce que vous aimez à rire en France, que vous êtes liants et empressés, voilà nos puritains en émoi et qui vous tournent en marionnettes ! Parce que, au rebours de vous, nous sommes fort peu communicatifs, et toujours sur nos gardes avec l’étranger, c’est tout juste si l’on ne nous ignorait pas autant que des Indiens ou des Chinois. L’Anglais du home, combien de profanes pénètrent jusqu’à lui ? Et, après tout, si nous avons trop le respect de notre vie privée pour y introduire d’emblée tous venants, est-il bien sûr que les vôtres ne défendent pas aussi jalousement leur vraie intimité ?

« Ne vous lassez donc pas de m’entretenir de vous et de vos proches, petite sweetheart. Je vous en prie, parlez-moi longuement de votre bien-aimée famille, de vos amis, de votre bon M. le curé, en un mot de tout ce qui vous entoure et qui vous tient au cœur et dont je ne sais rien encore. Expliquez-moi comment on peut chez vous être à la fois si versatile et si constant, si timide et si audacieux, si faible et si fort. Dites-moi bien tout, ô mon âme, que je comprenne tout et mieux ! Je n’ai presque rien vu de votre Savoie, traversée de nuit, à toute vapeur. À peine en sais-je qu’elle a de belles montagnes et de beaux bois que Lamartine chanta. Dites ! Avez-vous de verts pacages, avec des saules qui baignent dans une eau claire, et de grands bœufs indolents, et d’agiles et hennissants poneys ? Voit-on luire, entre les longues herbes de vos ruisseaux, l’arc-en-ciel furtif des truites ? Vos arbres fleurent-ils la résine, et vos landes le thym et la bruyère ? Les soirs d’hiver, quand le vent pleure et hurle, ou que la pluie bat les tuiles sonores du toit, avez-vous de ces douces réunions qui rassemblent tour à tour le voisin chez le voisin, dans le sitting-room, où le thé fume sur la grande table nappée de frais, avant que la veillée ne commence aux chants et aux jeux des jeunes et aux soupirs attendris des vieux ? Et le dimanche, après le sermon, dans la détente bienfaisante des âmes et des corps, entend-on l’allègre carillon des cloches paroissiales ? Et, quand reviennent les beaux jours, à la brune, par les sentes discrètes, entre les haies de chèvrefeuilles et d’églantiers, les fiancés s’en vont-ils amoureusement vers le petit oratoire qui se cache sous la charmille comme un nid du bon Dieu ?

« Si vous saviez, ô Liette, si vous pouviez seulement savoir comme elle est pure et simple et belle, notre vie de gentlemen-farmers, là-bas, dans les « South-Hams » du Devonshire ! J’ai passé par le collège d’Exeter, notre chef-lieu de comté et qui est une très vieille ville, fameuse par le grand nombre et l’ancienneté de ses églises, quoique tout à fait « fashionable ». Mais ni Exeter, ni Devonport, ni Darmouth, ni Plymouth même, ni en vérité quelque autre ville que ce soit du comté, — qui est bien le plus pittoresque et le plus savoureux de tous les comtés anglais — ne vaut notre cher petit Sidmouth, et son ciel si clément, et ses environs si charmants, où le myrte pousse en pleine terre et où les champs rejoignent les grèves. C’est là que je me promets de vous conduire, ô mon âme ! Là que prient pour moi mon père, ma mère, mes sœurs, dont vous serez tout de suite aimée…

« À demain, Liette, je suis obligé de vous quitter. L’ennemi s’agite. On m’appelle à la batterie, où nous devons toujours être prêts pour la riposte comme pour l’attaque.

« N’oubliez pas que j’attends un accusé de réception à ma lettre d’avant-hier. Et surtout, surtout, par retour, votre chère photographie… »

Sa lecture achevée, Denise prend le portrait de l’officier et le contemple longuement. Et voici que deux larmes glissent le long de ses joues. Car il est dans son cœur comme devant ses yeux, et un remords lui vient du rôle qu’elle n’a pas craint d’assumer. À quel étrange, à quel fatal malentendu aboutit l’innocent subterfuge des deux sœurs, se substituant l’une à l’autre pour écrire à Robert et le laissant ensuite dans l’erreur ? Denise se voit prise à son piège. Quelqu’un l’aime, qu’elle aime aussi. Mais cet amour qu’elle a fait naître ou qui du moins, sans elle, ne se fut pas déclaré, ce grand amour si probe et si confiant, il ne va pas à elle, mais à Juliette. Et il demande réponse ! Cette réponse, peut-elle prendre sur elle de la faire, une fois de plus, au nom de sa cadette ! Le moment n’est-il pas venu de s’expliquer ? Mais, s’expliquer, est-ce possible ? N’est-il pas trop tard ? Quel effet une telle révélation produira-t-elle sur Robert ? Que pensera-t-il d’un tel expédient ? Et que lui dire, mon Dieu, que lui dire ? Ceci, peut-être, pour commencer :

« Comme vous, mon cher Robert, j’ai un gros aveu à faire, un aveu que je suis bien coupable de ne pas avoir fait plus tôt. Vous croyez correspondre avec ma sœur Juliette. Or, en réalité, c’est moi, Denise, qui vous ai toujours écrit. C’est donc moi également qui…

Mais non ! Elle ne voit pas de suite acceptable à cet exorde déjà baroque. Elle imagine la surprise, la douleur, le courroux de Robert, se croyant joué, renonçant à lire le reste et brisant là. Dame ! quel pourrait être l’état d’esprit d’un garçon qui se serait persuadé qu’il aime une jeune fille et à qui une autre jeune fille viendrait dire tout à trac : « Pardon, pardon, c’est moi qui vous ai écrit, c’est donc moi que vous connaissez et que vous aimez. »

L’imbroglio, si étourdiment noué, il ne dépend plus d’elle à présent de le dénouer. Il lui apparaît tel qu’il est, inextricable. Sous l’affligeante conviction de son impuissance, Denise songe à demander conseil aux maîtres de la littérature qui ont bien dû imaginer une situation analogue à la sienne et y apporter remède. La bibliothèque de M. Daliot hospitalise les meilleurs romanciers et les meilleurs dramaturges. C’est le moment de la mettre à contribution. Avidement, la jeune fille feuillette dix volumes, vingt volumes, tant de volumes qu’elle y gagne une violente migraine. Mais c’est tout ce qu’elle y gagne. Il y a bien une pièce de théâtre dont un des personnages se trouve à peu près dans son cas : Cyrano de Bergerac. Seulement Cyrano ne lui peut suggérer que l’héroïque et fatal recours du silence :

Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien…
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien.

Mélancoliquement, elle répète les vers sublimes et elle se demande avec désolation :

— Est-ce donc cela qui m’attend ? Devrai-je me sacrifier, moi aussi, et n’être qu’une malheureuse Cyranette ?