Cyranette/11

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 81-89).

II

À quelque temps de là, l’occasion que cherchait l’abbé Divoire lui est enfin offerte d’avoir un tête-à-tête avec Liette. L’autre jour, déjà, chez ses parents, il a pu lui glisser en sourdine :

— Je voudrais te dire quelque chose, mon enfant. Tâche de monter une de ces après-midi à Maché.

— C’est personnel ?

— Et confidentiel.

— Il y a urgence ?

— Mon Dieu oui.

— Vous ne pouvez me parler ici ?

— Non.

— Entendu ! a dit Liette, considérablement intriguée.

Elle eût bien insisté pour savoir au moins de quoi il serait question, mais M. Daliot s’est mis à interpeller les conspirateurs :

— Hep là ! qu’est-ce que vous complotez, vous deux, dans votre coin ?

— Oh ! rien, a répondu Liette avec son aplomb ordinaire, pendant que M. le curé, gêné, cramoisi, toussait, se mouchait, pour éluder toute question indiscrète.

Elle comptait grimper au presbytère dès le lendemain. Seulement, depuis que Mr. Robert Wellstone est ressuscité, elle ne fait plus tout ce qu’elle veut.

L’histoire, d’abord, a fait le tour de la ville. Il est incroyable comme ces sortes de nouvelles se propagent rapidement lorsqu’on n’a aucun intérêt à les garder pour soi. Le feu, au long d’une traînée de poudre, ne court pas plus vite. En un clin d’œil chacun en est informé et tout le monde en parle comme d’un événement sensationnel.

Dans l’infortune, Liette goûtait une sorte de plaisir amer aux condoléances des uns et des autres ; il lui paraissait presque doux d’être considérée elle-même comme une victime, d’être plainte en conséquence, de deviner que l’on disait entre soi :

— Juliette Daliot n’a vraiment pas de chance.

— Croyez-vous, ma chère ? Au moment d’épouser un gentleman, le perdre à la guerre, elle doit en avoir le cœur fendu.

Mais si toute cette mélancolie avait son charme, ce charme même n’était qu’une compensation négative et que l’on ne saurait comparer aux avantages substantiels d’une situation rétablie comme par enchantement, à la suite d’une aventure romanesque.

Or, quoi de plus romanesque que l’aventure de Liette ?

Pleurer à chaudes larmes un fiancé que tout le monde croyait trépassé ; puis, un beau matin, alors que l’on commence à réagir contre sa douleur — pour ne pas faire comme Nise, en train de tourner au bonnet de nuit, — apprendre de but en blanc qu’il y a maldonne, que le prétendu mort se porte sinon comme un charme, du moins assez bien pour que son entourage réponde de lui, assurément voilà qui sort de l’ordinaire !

Que dis-je ! Rien de tel pour vous mettre en vedette et vous donner de l’importance à un degré que le plus franc succès, au mieux réussi des concerts de charité, ne pouvait suffire à vous conférer.

Ce n’est plus seulement de la sympathie que les amies et connaissances de Liette lui témoignent. Elle est partout l’objet d’un accueil suprêmement flatteur. On s’engoue positivement d’elle dans les salons chambériens où l’on ne conçoit plus de réception possible sans sa présence. Pour un peu on se l’arracherait. Il lui faut répondre à d’innombrables invitations, se prodiguer, redire mille et mille fois les fabuleuses circonstances du drame qui la pose en héroïne. Et le plus curieux, c’est qu’en dépit du surmenage qui en résulte pour elle, elle ne se fatigue pas de cette vogue extraordinaire. Sa maman, qui la chaperonne, en a les jambes rompues et la tête cassée. Et Nise, tout en ne se réjouissant pas peu de l’heureuse nouvelle, s’arrange pour rester à la maison où il y a beaucoup à faire. Mais Liette, elle, n’a qu’un regret : c’est d’être en peine de trouver le temps d’aller voir M. le curé. Dieu sait pourtant quelle curiosité il a éveillée chez elle avec tout son mystère !

— Que peut-il bien avoir à me dire en particulier ? ne cesse-t-elle de se demander.

Enfin, n’y tenant plus, elle décide de prélever une heure sur ses obligations purement mondaines. Il lui reste de nombreuses visites à faire en effet et Mme Daliot, complètement fourbue, doit renoncer à l’accompagner. C’est le moment de s’échapper. Rose, excitée, elle escalade la butte de Maché et sonne à la grille du jardinet curial.

Agathe, plus revêche et bougonne que jamais, la reçoit sans aménité. Impavide, la future Mrs Wellstone ne se laisse pas désarçonner pour si peu.

— Oui ou non, M. le curé est-il là ? insiste-t-elle.

— Je ne sais pas.

— Vous devriez savoir, ma bonne, réplique Liette, et avec tant d’assurance et de netteté que la vieille se le tient pour dit,

Perdant pied, Agathe patauge piteusement :

— Je vas voir, ma petite demoiselle. Entrez toujours et prenez la peine de vous asseoir en attendant.

Liette se mord les lèvres pour ne pas rire aux éclats de la déconfiture de sa redoutable adversaire. Plus tard, quand elle sera maîtresse de maison, si elle a le malheur d’avoir des domestiques aussi mal éduqués, elle se chargera de les mettre au pas.

M. le curé, qui étudiait dans son cabinet, évite à dessein de descendre.

— Vous pouvez monter, ma petite demoiselle, redescend dire Agathe de son ton le plus aimable.

Magnanimement, la jeune fille remercie d’un petit mouvement de tête. Enfin, elle va donc savoir ? Cette pensée achève de la rasséréner et c’est gaîment, en lui secouant très fort la main, à l’anglaise, qu’elle s’écrie d’emblée :

— Ah ! monsieur le curé, quelles cachotteries vous me faites faire !

— Je me le reprocherais vivement, s’il n’y allait de ton bonheur comme de celui de Nise, mon enfant.

Liette ouvre ses grands yeux candides, qui reflètent une vague inquiétude.

— Comme vous dites cela, monsieur le curé ! Savez-vous que vous me faites peur ?

— J’ai tort en ce cas. Mais ce que j’ai à te dire est si délicat que je ne sais trop comment m’y prendre, ni par quel bout commencer.

Voyant que la chose est d’importance et très flattée que M. le curé en vienne à traiter avec elle de puissance à puissance, la jeune fille prend un air grave et se dégante avec componction.

— Puis-je vous venir en aide ? interroge-t-elle ingénument. De quoi s’agit-il ?

— De ton projet de mariage.

Un émoi s’empare de Liette, qui a saisi la nuance. M. le curé n’a pas dit : « de ton mariage ». Il a dit : « de ton projet de mariage ». Et ce n’est pas précisément la même chose.

— Mon mariage ?… Auriez-vous changé d’avis ? Le désapprouveriez-vous ?

Le silence du prêtre achève de la rendre nerveuse. Il est mal à l’aise aussi et ne tient pas en place. L’affaire, il en a convenu, est délicate et il a l’impression qu’elle n’est pas bien engagée. Faut-il rompre le fer ou l’engager à fond ? Il lanterne, tergiverse et tâtonne, sans se décider. Liette est comme lui, sur des charbons ardents, mais elle réagit. Elle s’était levée. Elle se rassied. Elle était sérieuse. Elle se fait câline et persuasive.

— Non, n’est-ce pas, ce n’est pas possible ? Votre petite Liette, vous ne voudriez pas lui causer un tel chagrin.

— Entendons-nous, mon enfant, dit le prêtre. Et d’abord es-tu sûre que ce parti te convienne ?

Liette évite de répondre directement.

— Alors, c’est vrai ? fait-elle d’un doux ton de reproche. Mr. Wellstone a cessé de vous plaire ?

— Qui te parle de ça ?

— Mais vous, je suppose, monsieur le curé. Si Robert gardait toute votre estime, est-ce que vous m’infligeriez une question pareille ?… Et qu’a-t-il fait pour encourir cette disgrâce ? soupire-t-elle sans s’arrêter au geste de protestation du prêtre. Que lui reprochez-vous ? Ce n’est pas, j’espère, de ne pas être mort pour de bon ?

L’abbé a tiré son sempiternel mouchoir à carreaux, dont il s’éponge frénétiquement. Il ouvre la bouche, mais Liette ne le laisse pas parler.

— Non, poursuit-elle, et je ne devrais pas dire ça, ce n’est pas bien. N’avez-vous pas été le premier à faire son éloge quand nous pensions ne jamais le revoir ? Vous le considériez comme une nature d’élite, un noble cœur, un excellent garçon. Je vous avais fait lire ses lettres, rappelez-vous. Son âme, à chaque ligne, y transpirait ; le mot n’est pas de moi, mais de vous.

— Et je ne me dédis pas, Liette.

— Vous voyez bien !… Ah ! monsieur le curé, s’écrie pathétiquement la jeune fille, quand on est juste comme vous l’êtes, comment ne lui rendrait-on pas justice ?

— N’ayant pas changé d’opinion sur son compte, mon jugement lui est toujours aussi favorable. Je dirai même que le danger qu’il a couru et son espèce de résurrection me le rendent encore plus sympathique.

— Eh bien ! mais, pourquoi douter d’un tel parti ?

M. le curé se résout à démasquer ses batteries.

— Écoute-moi bien, mon enfant. Tu m’as fait lire ses lettres ? Précisément et c’est pourquoi, à ta place, il me viendrait un scrupule. Je voudrais faire mon examen de conscience avant de prendre une décision irrévocable et me demander, en toute sincérité, si mon cœur vibre bien à l’unisson du sien.

— Je n’y suis plus, balbutie Liette. Il m’aime…

— En es-tu sûre ?

— Dame !

— Qui lui écrivait ?

— Mais, monsieur le curé…

— Qui lui écrivait ? répète gravement le prêtre. Si je ne m’abuse, ce n’était pas toi.

À ce coup droit, Liette se dresse presque agressivement.

— Pardon, monsieur le curé. Est-ce ma sœur qui vous a prié de me faire la leçon ?

— Ni elle, ni qui que ce soit.

— Alors ?

— Tu te demandes de quoi je me mêle, hein ?

— Une telle impertinence, non, je ne me permettrais pas, affirme Liette.

— Sans le dire, on peut le penser. Eh bien ! laisse-moi te répéter que je n’ai en vue que ton bonheur et celui de Nise. Je t’ai prévenue que ce que j’avais à te dire était délicat. Ce n’est pas très agréable non plus, j’en conviens, et encore moins peut-être pour moi que pour toi. Mais je veux ton bien, mon enfant. Mon âge, mon caractère, l’affection que je te porte et qui ne se démentira jamais, quoi qu’il arrive, me donnent le droit et même me font un devoir de te parler comme je le parle. Je t’en supplie, Liette, dit le prêtre avec émotion, rentre en toi-même. De Nise ou de toi, qui a su gagner le cœur de Mr. Wellstone ? Tel est le cas de conscience que tu dois résoudre.

Émue aussi, mais pas assez profondément pour faire bon marché de son dépit, Liette ne cède pas au généreux élan qu’espérait le prêtre.

— Mais il est tout résolu, monsieur le curé, répond-elle d’une voix qui s’altère insuffisamment à son gré et en versant des larmes un peu rétives. Robert nous a vues toutes les deux. Il a fait son choix. Ce n’est pas ma faute, à moi, s’il m’a donné la préférence sur Nise.

Elle a tiré son mouchoir, elle aussi, et elle s’y enfouit la figure. Paternellement, l’abbé Divoire lui tapote la joue.

— Allons, allons, remets-toi, mon enfant. Il t’a préférée, dis-tu ?

— Mais oui. N’est-ce pas moi qu’il a agréée comme marraine dès le premier jour ?

— C’est Nise qui lui en a servi effectivement.

— En mon nom. Et quel portrait lui a-t-on envoyé ? Le mien !

— Oui, tout cela est bien compliqué, concède le prêtre. Vous avez, Nise et toi, contribué toutes deux au sentiment de votre cher Robert. Toi, par ta jolie frimousse espiègle et ta grâce primesautière — suis-je assez franc, hein ? je ne te l’envoie pas dire, — elle, par la tendresse qu’elle a su mettre dans ses rapports épistolaires avec lui. S’il s’agissait d’un coup de foudre, je n’hésiterais pas à t’en attribuer tout le mérite. Mais, mon enfant, c’est peu à peu que l’amour a éclos, puis grandi dans ce cœur d’homme, et seulement dans la mesure où Mr. Wellstone se pénétrait de ces pages que la sœur pensait intensément avant de les écrire. Car, s’il ne lui avait rien inspiré à elle-même, aurait-elle pu lui faire de si belles lettres ?

— Permettez, monsieur le curé, objecte Liette, sans trop se soucier d’être tout à fait sincère et véridique. Ces belles lettres-là, je les lui dictais quelquefois. Et, en tout cas, si Nise aime Robert — ce qui me surprend, entre nous, — je ne lui reconnais pas le droit de prétendre qu’elle l’aime mieux que moi.

— Ne la mettons pas en cause, la pauvre petite. Elle souffre déjà assez, sans que nous lui fassions encore du chagrin.

— On m’en fait bien, à moi ! gémit désespérément Liette. Et croyez-vous que je n’ai pas souffert aussi quand vous m’avez montré la première lettre de Mme Bellovici ?

— Nise a failli en mourir.

— Et moi donc ? sanglote Liette. J’ai eu une migraine atroce qui m’a torturée toute la nuit et, le lendemain matin, il a fallu faire venir le docteur.

M. le curé, en d’autres circonstances, ne pourrait réprimer un sourire légèrement sceptique. Mais l’échec de sa tentative lui coûte trop pour qu’il se laisse dérider aux enfantillages de Liette.

— N’en parlons plus, répond-il tristement. Je t’ai dit ce que je croyais avoir à te dire. Si je me suis trompé et si je t’ai fait de la peine, je t’en demande pardon. Si, par contre, c’est toi qui, comme je le crains, es dans l’erreur, Dieu t’assiste, mon enfant, comme nous t’assisterons tous, au besoin.

— Et vous prierez pour moi ? demande Liette qui cesse enfin de sangloter.

— Peux-tu en douter ?

— Et vous bénirez mon mariage ?

— Je ferai tous mes vœux pour qu’il réalise les tiens.

— Sans arrière-pensée ?

Le bon prêtre, spontanément, la serre contre sa poitrine.

— Chère petite, nul plus que moi ne désire que la vie te soit toujours facile et douce. Puisse aucun regret, aucun remords n’assombrir cet avenir inconnu vers lequel tu t’élances avec une si belle insouciance. Je plains Nise. Plains-la aussi, mais puisqu’elle doit boire le calice jusqu’à la lie, ne lui parle de rien. Et surtout promets-moi d’être bonne pour elle comme elle l’est pour toi.

— Je vous le jure, dit Liette, réellement attendrie cette fois.

Pendant qu’elle s’éponge soigneusement les yeux, puis regarde dans son miroir de sac s’ils ne sont pas trop rouges, M. le curé, levant les siens au ciel, en invoque la protection pour cette jeune âme qui manque de sagesse. Liette surprend le mouvement et plaint ce pauvre M. le curé de se mettre ainsi martel en tête. Mais elle ne veut pas laisser voir cette dernière faiblesse qui, si elle y succombait, risquerait de la mener trop loin. Et afin de reprendre du cran et d’en rendre aussi au saint homme qui semble n’être plus lui-même depuis quelques jours, elle lui confie d’un ton enjoué :

— J’oubliais de vous dire, monsieur le curé. Vous savez, Agathe ? Eh bien, je l’ai remise à sa place. Ça lui apprendra à vouloir brûler vos lettres d’Italie. Un beau coup qu’elle aurait fait là, ma foi !