Cyropédie (Trad. Talbot)/Livre III

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Cyropédie. Livre III
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 253-276).
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LIVRE III.


CHAPITRE PREMIER.


Le roi d’Arménie est pris avec les siens. — Son fils le fait recevoir à discrétion et à des conditions équitables. — Alliance étroite avec les Arméniens.


Cyrus en était là. L’Arménien, en entendant le message de Cyrus, est saisi de peur, quand il songe au grief de n’avoir pas payé de tribut, ni envoyé d’armée ; mais ce qui l’effraye surtout, c’est qu’on va voir qu’il commence à fortifier sa capitale, pour la mettre en état de défense. Tout cela le faisant trembler, il envoie de côté et d’autre rassembler ses troupes, et fait passer dans les montagnes le plus jeune de ses fils, Sabaris, sa femme et celle de son fils, ses filles, ses joyaux, ses meubles les plus précieux, le tout gardé par une nombreuse escorte. Il envoie en même temps épier ce que fait Cyrus, et il arme tous les Arméniens qu’il a autour de lui. Au même instant, on vient lui annoncer que Cyrus arrive en personne. Alors, loin d’oser en venir aux mains, il s’éloigne. En le voyant faire ainsi, les Arméniens regagnent en hâte chacun leur demeure, pour mettre leur avoir en sûreté. Cyrus, voyant la plaine remplie de gens courant et se sauvant avec leurs bêtes, leur envoie dire qu’il ne fera la guerre à aucun de ceux qui demeureront, mais que tous ceux qui seront pris à fuir, seront traités en ennemis. Le plus grand nombre reste : il y en a qui se sauvent avec le roi. Cependant l’escorte des femmes tombe au milieu de la troupe qui garde la montagne : ils jettent un grand cri et sont presque tous pris dans leur fuite. Enfin, on prend le fils du roi ses femmes et ses filles, avec tous les trésors qui sont avec eux. Le roi apprenant ce qui est arrivé, et ne sachant que faire, se sauve sur une hauteur. Cyrus, qui avait vu le mouvement, investit la hauteur avec les troupes qu’il a sous la main, puis, envoyant vers Chrysantas, il lui ordonne de laisser la garde de la montagne et de venir. Pendant que Cyrus rassemble son armée, il envoie à l’Arménien un héraut, chargé de lui faire cette question : « Dis-moi, Arménien, préfères-tu rester là-haut, à lutter contre la faim et la soif, ou bien descendre dans la plaine pour combattre avec nous ? » L’Arménien répond qu’il aimerait mieux n’avoir à lutter ni contre l’un ni contre l’autre. Cyrus envoie une seconde fois lui demander : « Pourquoi restes-tu là-haut et ne descends tu pas ? — Parce que je ne sais pas ce que je dois faire. — Mais, répond Cyrus, il n’y a pas d’hésitation. Il ne tient qu’à toi de descendre pour te disculper. — Et qui sera mon juge ? — Ce sera naturellement celui auquel la Divinité a donné de disposer de toi à son gré, et sans autre forme de procès. » Alors, l’Arménien, contraint par la nécessité, descend de la colline. Cyrus le reçoit, avec toute sa suite, au milieu de son armée, complétée par l’arrivée du reste de ses troupes.

Sur ces entrefaites, le fils aîné du roi d’Arménie revient d’un voyage : il avait été souvent compagnon de chasse de Cyrus. Informé de ce qui se passe, il se rend, en équipage de voyage, auprès de Cyrus. Quand il voit prisonniers son père, sa mère, ses sœurs et sa propre femme, il se prend à pleurer, comme de juste. Cyrus, en le voyant, ne lui fait pas d’autre accueil amical que de lui dire : « Tu arrives à temps pour assister au jugement de ton père. » Bientôt il assemble les chefs des Perses et ceux des Mèdes ; il fait mander également tout ce qu’il y a de grands d’Arménie, il ne fait point retirer les femmes, placées sur les chariots, mais il leur permet d’écouter et commence ainsi : « Arménien, je te conseille, avant tout, de ne rien dire que de vrai dans ta défense, afin d’éloigner de toi le plus odieux des crimes. Car le mensonge, sache-le bien, est le plus grand obstacle chez les hommes à obtenir un pardon. Et puis, tes enfants, ces femmes, savent tout ce que tu as fait, ainsi que les Arméniens ici présents. S’ils t’entendent dire autre chose que ce qui s’est fait, ils jugeront que tu te condamnes toi-même aux derniers supplices, quand je viendrai à savoir la vérité. — Demande-moi, Cyrus, ce qu’il te plaira, je dirai la vérité, advienne que pourra. — Réponds donc. As-tu jamais fait la guerre à Astyage, père de ma mère, et aux autres Mèdes ? — Je l’ai faite. — Vaincu par lui, n’es-tu pas convenu de lui payer un tribut, de te mettre en campagne avec lui partout où il te le dirait, et de ne point avoir de fortifications ? — C’est vrai. — Pourquoi donc n’as-tu envoyé ni tribut, ni soldats ? pourquoi as-tu fait construire des fortifications ? — Je désirais la liberté ; car il me semblait beau d’être libre et de léguer la liberté à mes enfants. — Il est beau, sans doute, dit Cyrus, de combattre pour échapper à l’esclavage ; mais si un homme, vaincu dans une guerre ou asservi de toute autre manière, essayait ouvertement de se dérober à ses maîtres, dis-moi toi-même, le récompenserais-tu comme un homme loyal et agissant bien, ou bien, si tu le prenais, le châtierais-tu comme un coupable ? — Je le punirais, puisque tu ne veux pas que je mente. — Réponds nettement, dit Cyrus, à chacune de mes paroles. Si tu avais quelque homme en dignité qui fît une faute, lui laisserais-tu ses fonctions ou en mettrais-tu un autre à sa place ? — J’y mettrais un autre. — Ensuite, s’il avait de grande biens, le laisserais-tu riche ou le ferais-tu pauvre ? — Je lui ôterais ce qu’il posséderait. — Et si tu découvrais qu’il est d’intelligence avec tes ennemis, que ferais-tu ? — Je le tuerais : eh ! ne vaut-il pas mieux que je meure, disant la vérité que convaincu de mensonge ? »

À ces mots, son fils arrache sa tiare de dessus sa tête et déchire ses vêtements : les femmes poussent de grands cris et se meurtrissent le visage, comme si leur père n’était déjà plus et qu’eux tous fussent déjà perdus. Cyrus ordonne le silence et continue : « Bien, dit-il ; voilà donc, Arménien, ta règle de justice. D’après cela, que nous conseilles-tu de faire ? » L’Arménien, réduit à se taire, ne sait s’il doit conseiller à Cyrus de le condamner à mort ou lui conseiller le contraire de ce qu’il a dit lui-même. Alors son fils Tigrane s’adressant à Cyrus : « Dis-moi, Cyrus, demande-t-il, puisque mon père a l’air d’hésiter, puis-je te conseiller ce que je crois être le meilleur ? » Cyrus se rappelant que, quand Tigrane chassait avec luit il avait près de lui un certain sophiste que Tigrane admirait beaucoup, désira beaucoup savoir ce qu’il dirait en cette rencontre ; il l’engage donc volontiers à dire ce qu’il pense.

« Pour moi donc, dit Tigrane, si tu approuves tous les desseins de mon père, toutes ses actions, je te conseille sincèrement de l’imiter ; mais, si tu crois qu’il est de tout point en faute, je te conseille de ne pas l’imiter. — Eh bien, dit Cyrus, en pratiquant la justice, je n’imiterai point un coupable. — C’est vrai. — Ainsi, de ton propre aveu, il faut punir ton père, puisqu’il est juste de punir un coupable. — Mais lequel vaut mieux Cyrus, selon toi, de punir à ton avantage ou bien à ton désavantage ? — Dans le dernier cas, je me punirais moi-même. — Et cependant, dit Tigrane, ce sera un grand désavantage pour toi, si tu fais mourir des gens qui t’appartiennent, au moment où il t’importe le plus de les conserver. — Et comment, dit Cyrus, peut-on compter sur des gens convaincus d’infidélité ? — S’ils deviennent sages, je crois ; car, selon moi, Cyrus, il en va de la sorte ; sans la sagesse, les autres vertus sont inutiles. À quoi sert à un homme d’être fort et courageux, s’il n’est sage ? à quoi lui sert d’être bon écuyer, riche, puissant dans sa patrie ? Mais avec la sagesse, tout ami est utile, tout serviteur est bon. — Tu dis donc que, dans un même jour, ton père d’insensé est devenu sage ? — Assurément. — La sagesse, selon toi, est donc une affection de l’âme, comme la douleur, et non point une science acquise. Cependant, s’il faut être sensé pour devenir sage, jamais on ne peut dans un instant devenir sage d’insensé. — Comment, Cyrus ! N’as-tu donc jamais observé qu’un homme, qui ose se battre contre un plus fort, est aussitôt guéri de sa témérité par sa défaite ? N’as-tu jamais vu que de deux États en guerre, celui qui est vaincu cesse aussitôt de vouloir combattre contre l’autre ? — Quelle est donc cette défaite, dit Cyrus, que ton père a éprouvée, pour devenir aussi sage que tu le dis ? — C’est, par Jupiter, après avoir désiré sa liberté, de se voir plus esclave que jamais ; c’est, chaque fois qu’il a cru devoir ou tenir ses plans secrets ou attaquer de vive force, de voir échouer ses desseins. Il t’a vu toi, quand tu as voulu le tromper, le tromper aussi facilement qu’on trompe des aveugles, des sourds, des hommes dépourvus de sens. Quand tu as voulu rester impénétrable, il t’a vu demeurer si impénétrable pour lui, que les places qu’il croyait avoir fortifiées pour s’y défendre, tu en as fait, sans qu’il s’en aperçût, de vraies prisons : tu l’as si bien prévenu de vitesse, que tu es arrivé de loin avec une nombreuse armée, avant qu’il ait eu rassemblé ses troupes autour de lui. — Et tu penses, dit Cyrus, qu’un tel revers est capable de rendre un homme sage, ainsi que la conviction que les autres hommes valent mieux que lui ? — Beaucoup mieux, dit Tigrane, que s’il est vaincu dans un combat. Car il peut se faire que celui qui est vaincu par la force, croie qu’en s’exerçant le corps il pourra se représenter à la lutte : une ville subjuguée espère qu’en prenant des alliés, elle pourra renouveler le combat. Mais, quand on reconnaît la supériorité d’un homme, souvent on consent à lui obéir sans contrainte. — Tu me parais croire que les hommes violents n’admettent pas qu’on soit modéré, ni les voleurs qu’on ne vole point, ni les menteurs qu’on dise la vérité, ni les injustes qu’on pratique la justice. Ignores-tu que ton père, en nous trompant constamment, et en n’observant point nos traités, savait que nous, de notre côté, nous observions exactement ceux qui nous liaient avec Astyage ? — Aussi, je ne dis pas qu’il suffise, pour devenir sage, d’admettre qu’il y a des gens meilleurs, sans être sous le coup de la justice d’un plus fort, comme il arrive à mon père en ce moment. — Mais, dit Cyrus, ton père n’a point encore éprouvé le moindre mal : cependant il craint, je le sais bien, d’être condamné à tout souffrir. — Crois-tu, dit Tigrane, qu’il y ait rien qui rende une âme plus servile qu’une crainte violente ? Ne sais-tu pas que des hommes, frappés par le fer de la loi, ce qui est la punition la plus forte, veulent encore résister, tandis que, quand on éprouve une forte crainte, on n’ose pas regarder en face ceux que l’on craint, même lorsqu’ils parlent avec bonté ? — Tu dis donc que la crainte du châtiment punit plus les hommes que le châtiment réel ? — Et toi, tu sais par expérience que je dis vrai. Tu as remarqué que ceux qui craignent d’être exilés de leur patrie, qui, au moment de combattre, craignent d’être vaincus, manquent tout à fait de cœur : et de même pour ceux qui, en s’embarquant, redoutent le naufrage, pour ceux qui ont peur de l’esclavage et des chaînes ; tous ces gens-là ne peuvent prendre ni nourriture ni sommeil, à cause de leur crainte ; mais une fois exilés, une fois vaincus, une fois esclaves, on les voit manger et dormir mieux que des hommes heureux. Voici qui prouve plus clairement encore quel fardeau c’est que la peur. On a vu des gens qui, dans la crainte de mourir, s’ils étaient pris, se donnaient la mort par crainte, les uns en se précipitant, les autres en s’étranglant, d’autres en s’égorgeant : ainsi, de toutes les affections la crainte est celle qui frappe le plus fortement les âmes. Et mon père, te figures-tu l’état de son âme, quand il doit craindre l’esclavage, non-seulement pour lui, mais pour moi, mais pour sa femme, mais pour ses enfants ? — Je n’ai pas de peine à croire, dit Cyrus, à cet état de son âme. Seulement, je sais aussi que le même homme, insolent dans le bonheur, est promptement accablé par le revers, et qu’une fois relevé, il revient à sa première arrogance et à ses anciennes manœuvres. — Oui, par Jupiter, Cyrus, nos fautes sont des motifs pour que tu n’aies point de confiance en nous. Mais tu es libre de construire des forteresses, d’occuper nos places fortes, de faire tout ce qui peut t’assurer notre fidélité. Et cependant jamais tu ne nous entendras nous plaindre. Nous nous souviendrons que nous nous sommes attiré nos malheurs. Si, en donnant ce gouvernement à quelque homme irréprochable, tu as l’air de te défier de lui, prends garde que ce bienfait ne rompe en même temps votre amitié. D’un autre côté, si, pour éviter sa haine, tu n’imposes pas un frein à son insolence, prends garde qu’il n’ait bientôt plus besoin que nous d’être ramené à la raison. — J’en atteste les dieux, dit Cyrus, j’aurais de la répugnance à user de serviteurs dont je ne devrais les services qu’à la contrainte : il me semble que je supporterais plus facilement les fautes d’un homme qui, avec de bonnes intentions, avec de l’amitié, m’aiderait à accomplir mon office, que de me sentir haï par un homme remplissant ses devoirs exactement, mais par contrainte. — Mais cette amitié, dit Tigrane, de qui peux-tu mieux en ce moment l’obtenir crue de nous ? — De ceux, je crois, qui n’ont jamais été mes ennemis, si je veux leur faire le bien que tu me presses de vous faire. — Y a-t-il donc, Cyrus, en ce moment, quelqu’un au monde à qui tu puisses faire autant de bien qu’à mon père ? Et d’abord crois-tu donc qu’un homme, qui ne t’aura point offensé, te sache gré de lui laisser la vie ? Puis, si tu ne lui enlèves ni ses enfants ni sa femme, t’aimera-t-il plus pour ce bienfait que celui qui avoue que tu es en droit de les lui enlever ? Enfin, s’il ne doit plus avoir le royaume d’Arménie, sais-tu quelqu’un qui puisse en ce moment en être plus affligé que nous ? Il est donc évident que celui qui ressentirait le plus vif chagrin de ne plus être roi, celui-là, en reprenant le pouvoir, t’en aurait la plus vive reconnaissance. Si tu as à cœur de laisser tout ici dans le meilleur ordre à ton départ, vois si tu crois que tout sera plus tranquille en introduisant une nouvelle autorité, ou bien en laissant subsister l’ancienne. Si tu songes à emmener d’ici le plus de troupes possible, qui sera plus capable, selon toi, de te les choisir, que celui qui en a fait un long usage ? Si tu as besoin d’argent, qui penses-tu qui soit en état de te le mieux fournir que celui qui connaît et qui a en main toutes les ressources ? Ainsi, mon bon Cyrus, prends garde, en nous perdant, de te faire plus de tort à toi-même que mon père n’a pu t’en faire. » Ainsi parle Tigrane.

Cyrus l’avait écouté avec plaisir, en voyant s’accomplir tout ce qu’il avait promis à Cyaxare. Il se rappelait avoir dit à celui-ci qu’il pensait faire de l’Arménien un ami plus fidèle que par le passé. Il s’adresse donc de nouveau à l’Arménien : « Si je me laisse convaincre par toutes ces raisons, Arménien, lui dit-il, combien de troupes m’enverras-tu, combien d’argent me payeras-tu pour la guerre ? — Je ne pois, Cyrus, dit l’Arménien, te répondre avec plus de franchise et de vérité qu’en t’exposant l’état de nos forces actuelles, afin que, d’après ce que tu verras, tu emmènes ce qu’il te plaira de troupes, et que tu laisses le reste pour la garde du pays. Il me semble juste de t’exposer de la même manière l’état de nos finances ; quand tu le connaîtras, tu en prendras suivant ton bon plaisir, et tu nous en laisseras ce que tu jugeras à propos. — Eh bien, dit Cyrus, expose-moi l’état de vos forces, et dis-moi à quoi se montent vos finances. — La cavalerie des Arméniens, dit le roi d’Arménie, est forte de huit mille hommes, et leur infanterie de quarante mille. Nos richesses, en y comprenant les trésors laissés par mon père, peuvent être évaluées en argent à la somme de plus de trois mille talents. — De tes troupes, dit aussitôt Cyrus, sans hésiter, puisque vous êtes en guerre avec les Chaldéens, vos voisins, tu ne me donneras que la moitié ; et pour tes richesses, au lieu de cinquante talents que tu devais comme tribut à Cyaxare, tu lui en payeras cent, à cause de ton infidélité. Mais tu m’en prêteras cent autres, et je te promets, si le ciel me seconde, en retour de ce que tu m’auras prêté, de te rendre de plus grands services ou de te compter la somme, si je puis. Si je ne puis pas, on pourra m’accuser d’impuissance, mais d’injustice, ce ne serait pas juste. — Au nom des dieux, dit l’Arménien, Cyrus, ne parle pas ainsi : autrement, tu ne me donnerais pas confiance. Songe que ce que tu me laisses n’est pas moins à toi que ce que tu emporteras. — Soit, dit Cyrus ; mais, pour recouvrer ta femme, combien me donnes-tu ? — Tout ce que je possède. — Bien ! et pour tes enfants ? — Encore tout ce que je possède. — C’est, dit Cyrus, une fois de plus que ce que tu as réellement. Et toi, Tigrane, que donnerais-tu pour recouvrer ta femme ? » Tigrane était nouvellement marié et éperdument épris de sa femme. « Moi, Cyrus, je vendrais ma vie, pour empêcher ma femme d’être esclave. — Reprends-la donc, eue est à toi. Je ne la regarde point comme captive, puisque tu n’as jamais abandonné notre parti. Et toi, Arménien, reprends aussi ta femme et tes enfants sans rançon ; ils sauront par toi qu’ils n’ont pas cessé d’être libres. Maintenant vous allez souper avec nous ; puis, après le souper, vous irez où il vous plaira. » Ils restèrent.

Après le souper achevé sous la tente, Cyrus reprenant la conversation : « Dis-moi, Tigrane, où est donc cet homme qui chassait avec nous et dont tu faisais tant de cas ? Eh ! mon père, ici présent, ne l’a-t-il pas fait mourir ? — Pour que crime ? — Il a dit qu’il me corrompait. Cependant, Cyrus, il avait l’âme si belle et si bonne, que, près d’expirer, il me fit appeler et me dit : « Je t’en prie, Tigrane, quoique ton père me fasse mourir, ne t’irrite pas contre lui : ce n’est point par malveillance, c’est par ignorance qu’il agit ainsi. Or, toutes les fautes que les hommes commettent par ignorance, je les estime « involontaires. » — Le pauvre homme ! s’écrie alors Cyrus. — Cyrus, dit l’Arménien, tous ceux qui, surprenant un autre homme en commerce criminel avec leur femme, lui donnent la mort, n’allèguent point pour raison que cet homme affolait leur femme, mais, convaincus qu’il leur ravissait l’affection qui leur est due, voilà pourquoi ils le traitent en ennemi. Moi, de même, j’avais conçu de la jalousie contre cet homme. — Oui, dit Cyrus, j’en atteste les dieux, Arménien, ta faute est un effet de la faiblesse humaine. Et toi, Tigrane, pardonne à ton père. »

Après cet entretien et les marques d’amitié, suites naturelles d’une réconciliation, ils montent sur leurs chariots avec leurs femmes et s’en retournent la joie dans le cœur. Arrivés à leur demeure, ils ne parlent que de Cyrus : l’un vante sa sagesse, l’autre sa valeur ; celui-ci sa douceur, celui-là sa beauté et sa taille. Là-dessus Tigrane dit à sa femme : « Et toi, Arménienne, Cyrus fa-t-il semblé beau ? — Mais, par Jupiter, je ne l’ai point regardé. — Et qui regardais-tu ? dit Tigrane. — Par Jupiter, celui qui disait qu’il vendrait sa vie pour m’empêcher d’être esclave. » Comme l’on doit croire, ils s’en allèrent tous se reposer les uns avec les autres.

Le lendemain, l’Arménien envoie à Cyrus toutes ses troupes avec des présents hospitaliers, et ordre donné à tous ceux qui doivent entrer en campagne d’être prêts dans trois jours. En même temps il compte à Cyrus le double de ce que celui-ci avait dit. Cyrus prend ce qu’il a dit et renvoie le reste. Il demande qui conduira l’armée, le fils ou le roi en personne. Ils s’empressent de répondre tous deux, le père : « Celui des deux que tu voudras ; » le fils : « Et moi, Cyrus, je ne te quitterai point ; non, quand même il faudrait te suivre comme skeuophore. » Cyrus se prenant à sourire : « Et pour combien voudrais-tu, dit-il, que ta femme apprît que tu es skeuophore ? — Il ne sera pas nécessaire de le lui apprendre ; car je l’emmènerai, afin qu’elle voie tout ce que je pourrai faire. — Eh bien, alors, préparez-vous. — Compte que nous serons prêts et que nous aurons tout ce que mon père doit nous donner. » Les soldats, après une réception hospitalière, vont prendre du repos.


CHAPITRE II.


Soumission et alliance des Chaldéens. — Envoi d’une députation au roi des Indiens.


Le lendemain, Cyrus, prenant avec lui Tigrane, les meilleurs cavaliers des Mèdes, et ceux de ses amis qu’il juge convenable d’emmener, parcourt à cheval le pays, pour examiner où il peut construire un fort. Arrivé à une éminence, il demande à Tigrane où sont les montagnes d’où les Chaldéens descendent pour marauder. Tigrane les lui montre. Cyrus lui demande : « Et maintenant, sont-elles abandonnées ? — Non, par Jupiter ! il y a là leurs espions, qui donnent avis aux autres de tout ce qu’ils voient. — Et que font-ils, ainsi avertis ? — Ils arrivent à la défense des montagnes, chacun de son mieux. » Après cette réponse, Cyrus remarque qu’une grande partie du pays des Arméniens est abandonnée et inculte à cause de la guerre[1]. Ils retournent alors au camp, soupent et vont se reposer.

Le jour suivant, Tigrane arrive avec tout son équipage ; il avait rassemblé environ quatre mille cavaliers, près de dix mille archers et autant de peltastes. Pendant que ces troupes se réunissent, Cyrus offre un sacrifice. Les présages ayant été favorables, il rassemble les chefs des Perses, ainsi que ceux des Mèdes, et leur tient ce discours : « Mes amis, ces montagnes que nous voyons sont aux Chaldéens : mais, si nous en devenons maîtres, et si nous construisons un fort sur le sommet, il faudra bien que les Arméniens et les Chaldéens soient sages avec nous. Les présages sont favorables, Et d’ailleurs, dans une entreprise qui dépend de l’activité humaine, il n’y a pas de meilleur auxiliaire que la promptitude. Si nous atteignons le haut de la montagne avant que les Chaldéens s’y assemblent, ou nous nous y établirons sans coup férir, ou du moins nous n’aurons affaire qu’à des ennemis faibles et peu nombreux, Il n’y a pas d’entreprise plus facile ni moins périlleuse, si nous nous hâtons d’un zèle soutenu. Courez donc aux armes. Vous, Mèdes, avancez par la gauche ; et vous, Arméniens, marchez moitié à droite, moitié à notre avant-garde ; et vous, cavaliers, suivez pour nous pousser et pour hâter la marche : s’il y a des traînards, pressentes. » Cela dit, Cyrus se met à la tête de sa troupe formée en colonnes.

Les Chaldéens, voyant la marche se diriger vers la montagne, se donnent le signal, jettent des cris et se rassemblent. Cyrus, encourageant les siens : « Perses, dit-il, ils nous font signe de nous hâter. Si nous arrivons là-haut avant eux, les ennemis n’y pourront rien. » Les Chaldéens avaient un bouclier d’osier et deux javelots. Ils passent pour les plus belliqueux de cette contrée : ils se mettent à la solde de qui les demande, vu leur humeur guerrière et leur pauvreté, leur pays étant montagneux, stérile, et la partie qui offre des ressources, fort restreinte.

Lorsque les troupes de Cyrus se sont rapprochées de la montagne, Tigrane, qui marchait à côté de Cyrus, lui dit : « Cyrus, sais-tu qu’il nous faudra bientôt combattre ? Les Arméniens ne pourront pas tenir contre les ennemis. » Cyrus lui répond qu’il le sait, et il encourage les Perses à poursuivre l’ennemi, « dès que les Arméniens, en fuyant, dit-il, l’auront attiré près de nous. » Les Arméniens continuent d’avancer. Ceux des Chaldéens qui sont présents à rapproche des Arméniens, poussent le cri de guerre et fondent sur eux, suivant leur coutume. Les Arméniens, suivant leur coutume, ne peuvent tenir bon. Les Chaldéens les poursuivent ; mais, quand ils aperçoivent le reste des troupes qui monte le sabre au poing, quelques-uns de ceux qui s’étaient trop avancés sont tués ou pris, les autres s’enfuient ; et l’on est maître des hauteurs. Dès que les troupes de Cyrus se sont emparées des hauteurs, ils découvrent les habitations des Chaldéens et voient ceux qui étaient le plus près d’eux abandonner leurs habitations. Cyrus, quand tous ses soldats sort réunis, leur ordonne de dîner. Le repas fini, Cyrus ayant observé que le lieu d’observation des Chaldéens était fortifié et fourni d’eau, il veut y faire construire un fort. Il ordonne à Tigrane de mander à son père de venir joindre promptement l’armée avec tout ce qu’il pourra réunir de charpentiers et de maçons. Le messager se rend auprès de l’Arménien, et Cyrus se met à l’œuvre avec ceux qui sont présents.

Sur ces entrefaites, on lui amène plusieurs prisonniers, les uns enchaînés, les autres libres ; il les voit, fait ôter les chaînes aux premiers, et met les blessés entre les mains des médecins, avec ordre de les soigner. Il dit ensuite aux Chaldéens qu’il n’est venu ni pour les détruire, ni par envie de guerroyer, mais pour établir la paix entre les Arméniens et les Chaldéens. « Avant que je fusse maître de ces montagnes, ajoute-t-il, je sais que vous pouviez vous passer de la paix : votre avoir était en sûreté, et vous emportiez celui des Arméniens. Mais voyez maintenant où vous en êtes. Je vous laisse, vous prisonniers, retourner librement chez vous, et je vous permets à vous, ainsi qu’aux autres Chaldéens, de délibérer si vous voulez nous faire la guerre ou être nos amis. Si vous choisissez la guerre, ne venez pas ici sans armes, si vous n’avez pas perdu le sens ; si vous optez pour la paix, venez sans armes ; le bon état de vos affaires, si vous devenez nos amis, sera l’objet de mes soins. » À ces mots, les Chaldéens, applaudissant vivement Cyrus, lui serrent mille-fois la main en retournant chez eux.

Quand l’Arménien a entendu l’appel de Cyrus et appris ce qu’il a fait, il prend avec lui des ouvriers et tout ce qui lui est nécessaire, et se rend auprès de Cyrus le plus vite possible. Dès qu’il est en sa présence, il lui dit : « Cyrus, j’admire comment, avec si peu de connaissance de l’avenir, nous osons, faibles mortels, former tant de projets. Ainsi, moi, quand je m’ingéniais des moyens de conquérir ma liberté, je suis devenu esclave comme jamais je ne l’avais été. Depuis que nous avons été pris et que nous croyions évidemment tout perdu, nous nous sommes trouvés plus en sûreté que jamais. Car jamais ces ennemis n’avaient cessé de nous faire du mal, et maintenant je vois qu’ils ont ce que je souhaitais. Sache bien, Cyrus, que, pour obtenir qu’ils fussent chassés de ces montagnes, j’aurais donné beaucoup plus que tu n’as exigé de moi. Ce que tu as promis de nous faire de bien, en recevant notre argent, tu l’as déjà payé ; nous avons même de nouvelles obligations envers toi, que nous ne pourrons oublier sans rougir, à moins d’être des lâches ; et d’ailleurs, quoi que nous fassions, notre gratitude ne nous acquittera jamais envers un tel bienfaiteur. » Ainsi parle l’Arménien.

Les Chaldéens reviennent supplier Cyrus de faire la paix avec eux. Cyrus leur adresse cette question : « Et quel autre désir, Chaldéens, avez-vous, en faisant la paix, que d’y trouver plus de sûreté que dans la guerre, maintenant que nous sommes maîtres des montagnes ? » Les Chaldéens en conviennent. Alors Cyrus : « Et si la paix vous procurait encore d’autres biens ? — Alors, disent-ils, nous en serions encore bien plus charmés. — Pour quelle autre raison, crue la stérilité de votre sol, vous regardez-vous comme pauvres ? — Pour mille autres. — Eh bien, dit Cyrus, voudriez-vous, à la charge de payer les mêmes redevances que les autres Arméniens, qu’il vous fût permis de cultiver autant de terrain en Arménie que vous en désireriez ? — Oui, dirent les Chaldéens, mais avec la certitude qu’on ne nous ferait point de tort. — Et toi, Arménien, consentirais-tu à ce qu’on leur donnât à cultiver chez toi les terres incultes, à condition que les cultivateurs payent l’impôt régulier ? — Je payerais beaucoup pour cela, dit l’Arménien, mon revenu s’en accroîtrait d’autant. — Et vous, Chaldéens, dit Cyrus, vous avez des montagnes excellentes. Voudriez-vous permettre aux Armé-niens d’y faire paître, en vous payant un droit équitable ? — Oui, disent les Chaldéens, nous gagnerions beaucoup sans peine.— Et toi, Arménien, voudrais-tu avoir la jouissance de ces pâturages, si, en accordant une légère indemnité aux Chaldéens, tu en retirais un grand profit ? — Certainement, si j’espérais en avoir la tranquille jouissance. — Est-ce que cette jouissance ne serait pas tranquille, si les hauteurs avaient une garnison alliée ? — Oui, dit l’Arménien. — Mais, par Jupiter, disent les Chaldéens, loin de pouvoir cultiver en sûreté les champs des Arméniens, nous ne pouvons pas même travailler aux nôtres, si ce sont eux qui occupent les hauteurs. — Mais si, vous aussi, vous y avez une garnison alliée ? — Alors nos affaires iront bien. — Par Jupiter, dit l’Arménien, les nôtres n’iront pas si bien si ce sont les Chaldéens qui gardent les hauteurs, et surtout les hauteurs fortifiées. — Voici donc, dit Cyrus, ce que je ferai : je ne confierai les hauteurs ni aux uns ni aux autres ; c’est nous qui les garderons ; et, si l’un de vous fait du tort à l’autre, nous serons avec les offensés. »

Quand on a des deux parts entendu ces mots, on applaudit, et l’on convient que c’est l’unique moyen de rendre la paix durable ; puis l’on reçoit et l’on donne des gages de foi, aux conditions d’être indépendant l’un de l’autre, de s’allier par des mariages, de labourer et de faire paître en commun, de se secourir réciproquement, si l’on attaquait l’une des deux parties contractantes. Ainsi fut conclu ce traité, et il dure encore aujourd’hui entre les Chaldéens et celui qui gouverne l’Arménie. L’alliance faite, les deux peuples travaillent de concert et de tout cœur à la construction de la forteresse, et y transportent les objets nécessaires.

Le soir venu, Cyrus invite les gens des deux pays à dîner avec lui, à titre déjà d’amis. Pendant le repas sous la tente, un des Chaldéens se met à dire que cette alliance comblerait les vœux de la majorité de la nation, mais qu’il y a des Chaldéens, vivant de maraude, qui ne savent et ne peuvent labourer, vu leur habitude de subsister par la guerre. Ils n’ont d’autre occupation "que de piller et de se mettre à la solde, tantôt du roi des Indes, qui est, ajoutent-ils, un homme tout cousu d’or, tantôt d’Astyage. « Eh bien ! dit Cyrus, que ne se mettent-ils à la nôtre ? Je leur donnerai autant et plus qu’aucun autre ne leur a jamais donné. » Tous répondent que c’est au mieux, et prétendent qu’il y aura un grand nombre d’adhérents.

Telles sont les conventions faites. Cyrus, apprenant que les Chaldéens se rendent souvent auprès de l’Indien, et se rappelant qu’il était venu des envoyés de ce roi chez les Mèdes pour examiner ce qui se passait, et que de là ils étaient allés chez les ennemis pour voir aussi ce qui s’y faisait, résolut d’instruire l’Indien de ce que lui-même venait de faire. Il entre donc ainsi en propos. « Arméniens et vous Chaldéens, dites-moi, si je dépêchais aujourd’hui quelqu’un des miens auprès de l’Indien, voudriez-vous lui adjoindre quelques-uns des vôtres, pour lui servir de guides dans la route et agir de concert avec lui, afin d’obtenir pour nous de l’Indien ce que je désire ? Je désirerais avoir plus d’argent pour accorder une bonne paye à ceux qui en ont besoin, ainsi que des honneurs et des présents à ceux de nos compagnons d’armes qui les méritent. C’est pour cela que je veux avoir des ressources abondantes, considérant que j’en ai besoin. Mais il me serait agréable de ménager vos fonds, car je vous regarde comme des amis, tandis que j’en recevrais volontiers de l’Indien, s’il m’en donnait. Le messager, auquel je vous propose d’adjoindre des vôtres pour guides et pour seconds, doit parler ainsi de ma part : « Indien, Cyrus m’envoie vers toi : il dit qu’il a besoin de fonds, et qu’il attend une nouvelle armée venant de Perse (or, je l’attends, en effet) ; si donc tu lui envoies selon ton pouvoir, il dit que, pour peu que la Divinité mène les choses à bonne fin, il se conduira de sorte que tu croiras avoir travaillé pour toi en l’obligeant. » Voilà ce qu’il dira de ma part. Quant à vos gens, chargez-les, de votre côté, de tout ce qui vous paraîtra de votre intérêt. Si nous recevons de lui, nous serons plus au large ; si nous ne recevons pas, nous ne lui saurons pas le moindre gré, et nous pourrons prendre avec lui le parti qui nous paraîtra le plus avantageux pour nous. » Tel est le langage de Cyrus, pensant bien que les envoyés arméniens et chaldéens diraient de lui ce qu’il voulait qu’on entendît et qu’on répétât parmi tous les hommes. Tout étant donc pour le mieux, on sort de la tente, et chacun va prendre du repos.


CHAPITRE III.


Retour de Cyrus auprès de Cyaxare. — Entrée sur le territoire ennemi. Premières hostilités. — Les Assyriens sont repoussés dans leur camp.


Lie lendemain, Cyrus envoie son messager stylé sur tout ce qu’il a dit. L’Arménien et les Chaldéens députent, en même temps, ceux qu’ils croient les plus propres à agir de concert avec lui et à dire ce qu’il faut pour Cyrus. Ensuite Cyrus fait disposer le fort avec tout ce qui est nécessaire ; il y laisse pour commandant celui des Mèdes qu’il croit devoir le plus agréer à Cyaxare, et s’en va, conduisant avec lui toutes les troupes qu’il a amenées, celles qu’il a reçues des Arméniens et environ quatre mille Chaldéens, qui se croyaient meilleurs que tous les autres. Quand il est arrivé à la contrée habitée, il ne reste aucun Arménien dans sa maison, ni homme, ni femme, mais tous accourent sur son passage, joyeux de la paix, apportant et amenant ce que chacun a de plus précieux. L’Arménien n’est pas blessé de ces démonstrations, convaincu que Cyrus est ravi de ces hommages unanimes. À la fin, il voit venir à sa rencontre la femme de l’Arménien, ayant avec elle ses filles et son plus jeune fils, et apportant, avec divers présents, l’or que Cyrus n’avait pas voulu recevoir. Cyrus s’en étant aperçu : « Vous ne savez point, dit-il, que mes bienfaits, dans mon expédition, reçoivent un salaire ; toi, femme, retire-toi avec les richesses que tu as, et ne permets plus désormais à l’Arménien de les enfouir ; mais renvoie-moi ton fils, après l’avoir, avec cet or, équipé comme il faut pour la guerre. Avec le reste, acquiers pour toi-même, pour ton mari, pour tes filles et pour tes fils, les objets dont la possession et la parure vous fera mener une vie plus belle et plus douce. Pour la terre, qu’il suffise, ajoute-t-il, d’y enterrer les corps, quand chacun de nous n’est plus. » Cela dit, il pousse en avant. L’Arménien et les autres habitants lui font cortège, en lui donnant les noms de bienfaiteur, d’excellent homme ; et ils font ainsi jusqu’à ce qu’il soit sorti de leur pays. L’Arménien lui adjoint de nouvelles troupes, vu la paix qui règne dans ses États. Cyrus s’en va donc, riche non-seulement des richesses qu’il a reçues, mais de celles que sa bonté lui a conquises pour s’en servir au besoin.

On campe ce jour-là sur les frontières. Le lendemain, il renvoie son armée et son argent à Cyaxare, qui était dans le voisinage, comme il l’avait dit. Quant à lui, avec Tigrane et quelques Perses de distinction, il se met en chasse de toutes les bêtes qu’il rencontre, et il y prend grand plaisir. Dès qu’il est arrivé en Médie, il distribue à chaque taxiarque une somme suffisante pour avoir de quoi accorder des distinctions à ceux qui les ont méritées. Il pensait, en effet, que, si chacun mettait sa troupe sur un bon pied, l’ensemble serait au mieux. Lui-même, quand il voyait quelque chose qui dût faire bien dans son armée, il se le procurait pour en faire présent à ceux qu’il en estimait les plus dignes, convaincu que, s’il avait une belle et bonne armée, il n’y avait pas pour lui de plus bel ornement. Tout en faisant ces distributions, Cyrus prononce ces paroles au milieu du cercle des taxiarques, des lochages et de tous ceux qu’il récompensait : « Mes amis, il me semble que nous avons de quoi nous réjouir, puisque nous sommes dans l’abondance et que nous aurons désormais de quoi accorder des récompenses et honorer chacun suivant son mérite. Mais rappelons-nous bien ce qu’il nous a fallu faire pour acquérir tous ces avantages. Avec un peu de réflexion, vous sentirez que nous en sommes redevables à nos veilles, à nos travaux, à notre célérité, à notre résistance à l’ennemi. Il faut donc continuer à être de braves soldats, convaincus que les plus grands plaisirs et les plus grands biens proviennent de la soumission, de la patience, et, quand il le faut, des travaux et des dangers. »

Cyrus trouvant alors ses soldats le corps endurci aux fatigues, l’âme aguerrie à mépriser les ennemis, exercés au maniement de leurs armes respectives, bien préparés tous à obéir à leurs chefs, songe à exécuter de ce moment même les plans qu’il a formés. Il savait que souvent, en temporisant, un général perd le fruit de grands préparatifs. Voyant d’ailleurs qu’à force de rivalité entre concurrents, beaucoup de ses soldats deviennent jaloux les uns des autres, en raison de ce motif, il voulut les conduire le plus tôt possible en pays ennemi, sachant bien que les dangers communs rendent les hommes disposés à s’aider les uns les autres ; et non-seulement alors ils ne jalousent point ceux qui ont de belles armes ou qui sont passionnés pour la gloire, mais de telles gens louent et aiment ceux qui leur ressemblent, convaincus que leur concours ne tourne qu’à l’intérêt commun. Cyrus fait donc prendre à ses soldats leurs plus belles et leurs meilleures armes, puis il convoque les myriarques, les chiliarques, les taxiarques et les lochages. Ces officiers, placés hors cadre, n’étaient point compris dans le nombre effectif ; maifs, quand il fallait obéir au stratège ou lui rendre compte, afin que rien ne fût abandonne au désordre, les dodécadarques et les hexadarques avaient soin de tout le demeurant.

Lorsque ceux dont la présence était nécessaire sont réunis, Cyrus les fait passer dans les rangs, leur en montre l’excellente tenue et leur indique où se rencontre la principale force des alliés. Après leur avoir inspiré la volonté d’agir, il leur dit de retourner chacun à son poste, de transmettre respectivement à leurs hommes les instructions qu’il vient de leur donner, d’essayer de faire passer dans l’âme de tous le désir de marcher, afin que tous s’élancent avec courage, et de se trouver le matin aux portés de Cyaxare. Ils s’en vont et font tous comme il l’a dit. Le lendemain, au point du jour, ceux qui sont de service se trouvent aux portes Cyrus entre, aborde Cyaxare et lui parle ainsi :

« Je suis certain, Cyaxare, que ce que je viens te dire tu le penses depuis longtemps comme nous. Seulement, il se peut que tu aies honte de le dire, de peur de paraître las de nous nourrir en nous conseillant de sortir de ce pays. Mais, puisque tu gardes le silence, je vais, moi, parler et pour toi et pour nous. Nous tous, nous sommes d’avis, puisque nous sommes prêts, de ne pas attendre pour combattre l’entrée de l’ennemi sur ton territoire, et de ne pas rester assis en pays ami, mais de marcher au plus tôt en guerre. En restant sur tes terres, nous y causons involontairement du dommage. Mais si nous allons en pays ennemi, nous leur faisons du mal de fort bon cœur. D’ailleurs, en ce moment tu fais de grandes dépenses pour notre nourriture ; une fois en campagne, nous serons nourris à leurs frais. S’il devait y avoir plus de danger pour nous là-bas qu’ici, peut-être faudrait-il choisir le parti le plus sûr. Mais ils seront toujours les mêmes hommes, que nous attendions ici, ou que nous allions à leur rencontre dans leur pays ; et nous, nous serons toujours les mêmes dans le combat, que nous attendions ici leur invasion, ou que nous marchions sur eux pour engager la lutte. Et cependant le cœur de nos soldats sera meilleur et plus ferme, si nous marchons contre les ennemis, et si nous n’avons pas l’air de craindre leur venue : ils nous redouteront bien davantage, quand ils sauront que ce n’est point par crainte que nous demeurons chez nous, mais qu’une fois instruits de leur arrivée, nous allons à leur rencontre, pour en venir aux mains au plus vite, sans attendre que notre pays soit ravagé, mais en prenant sur eux l’avance par le ravage de leurs terres. Or, si nous les rendons plus craintifs et nous-mêmes plus hardis, il n’y a pas, que je sache, de supériorité plus grande, et je calcule que le péril diminue pour nous à mesure qu’il augmente pour les ennemis. Mon père dit toujours, tu le dis toi-même, et tout le monde en convient, que les combats se décident plutôt par le courage que par la force du corps. »

Ainsi parle Cyrus ; Cyaxare lui répond : « Que je sois fâché de vous nourrir, ne le soupçonne pas, Cyrus, ni vous autres Perses. Cependant l’entrée en pays ennemi me semble le meilleur de beaucoup. — Puisque c’est notre commun avis, dit Cyrus, faisons ensemble nos préparatifs, et, si les dieux nous secondent au plus vite, partons sans plus tarder. » On ordonne alors aux soldats de préparer leurs bagages. Cyrus offre un sacrifice à Jupiter roi, puis aux autres dieux, et leur demande d’être des guides favorables et propices à l’armée, de puissants appuis, de bons alliés, des conseillers bienveillants. Il invoque aussi les héros habitants et tutélaires de la Médie. Dès qu’il voit les sacrifices favorables à l’armée déjà rassemblée sur la frontière, il part sous les plus heureux auspices. À son arrivée dans le pays ennemi, il se rend la Terre favorable par des libations, les dieux par des victimes, et invoque la bienveillance des héros habitants de l’Assyrie. Cela fait, il offre un nouveau sacrifice à Jupiter national, sans oublier aucun des dieux que sa mémoire lui rappelle.

Toutes les cérémonies achevées, l’infanterie se met en marche et campe à une petite distance de la frontière, tandis que la cavalerie court la campagne, d’où elle revient bientôt chargée d’un immense butin de toute espèce. Ensuite on lève le camp, ayant de tout en abondance et ne cessant de ravager le pays en attendant les ennemis. Quand, en s’avançant, on a appris qu’ils ne sont plus qu’à dix jours de marche, Cyrus dit : « Cyaxare, voici le moment de marcher à la rencontre des ennemis sans avoir l’air de craindre à leurs yeux et à ceux de nos troupes ; mais il faut montrer que nous ne combattons pas malgré nous. » Cyaxare est de cet avis : de ce moment l’armée ne marche plus qu’en bataille, faisant chaque jour autant de chemin qu’il plaît aux chefs. Elle prenait toujours son repas au grand jour, et la nuit, elle n’allumait point de feu dans l’intérieur du camp : on n’en brûlait qu’en avant du camp, afin que, si quelqu’un s’approchait la nuit, on pût le voir au moyen du feu, sans être vu des arrivants. Quelquefois on allumait le feu sur les derrières du camp, pour donner le change aux ennemis ; en sorte que leurs espions tombaient dans les gardes avancées, croyant être loin du camp à cause des feux allumés sur les derrières.

Cependant les Assyriens et leurs alliés, quand les deux armées sont voisines l’une de l’autre, creusent un fossé autour de leur camp, ce que pratiquent encore les rois barbares quand ils campent ; et comme ils ont beaucoup de bras, ils creusent très-vite ce fossé. Ils savent que, durant la nuit, la cavalerie est en désordre et devant le râtelier ; et si l’on vient les attaquer, c’est toute une affaire la nuit de détacher les chevaux, une affaire de les brider, une affaire de les équiper, une affaire d’endosser la cuirasse ; enfin l’on voudrait sauter sur son cheval et traverser le camp au galop, que c’est tout à fait impossible. En raison de tout cela, les Assyriens et les autres barbares se creusent un retranchement, et ils pensent en même temps que ce fossé leur donne la liberté de ne combattre que s’ils le veulent. Tout en agissant ainsi, les deux armées s’approchent l’une de l’autre.

Quand il n’y a plus entre elles que la distance d’une parasange, les Assyriens placent leur camp dans un lieu fortifié de retranchements, comme je viens de le dire, mais découvert ; Cyrus, au contraire, dans l’endroit le plus caché possible, derrière des villages et des collines, convaincu qu’à la guerre les mouvements inopinés sont plus propres à effrayer l’ennemi. Cette nuit, quand les gardes avancées ont été placées aux postes convenables, on va de part et d’autre prendre du repos.

Le lendemain, l’Assyrien, Crésus et les autres chefs laissent leurs troupes tranquilles dans le retranchement ; mais Cyrus et Cyaxare rangent les leurs en bataille, et attendent, si l’ennemi s’avance, le moment de combattre. Quand il est certain qu’ils ne sortiront pas de leur retranchement et qu’il ne se passera rien de tout le jour, Cyaxare, appelant Cyrus et ceux des autres officiers dont la présence est nécessaire : « Il me semble, mes amis, dit-il, puisque nous voici tout rangés, qu’il est bon de marcher contre le retranchement des ennemis et de montrer que nous voulons combattre. S’ils ne marchent pas contre nous, les nôtres n’en auront que plus de courage, et les ennemis, voyant notre intrépidité, auront plus peur de nous, » Alors Cyrus : « Non pas, Cyaxare, dit-il, non pas, au nom des dieux : si nous nous montrons comme tu le demandes, les ennemis nous verront avancer sans frayeur en se sentant à l’abri de toute espèce d’atteinte, puis, quand nous nous retirerons sans avoir rien fait, et qu’ils auront pu remarquer combien notre nombre est inférieur au leur, ils nous dédaigneront, et demain, ils feront une sortie d’un cœur plus assuré. Maintenant, ajoute-t-il, qu’ils nous sentent près d’eux, sans nous voir, sachez-le bien, loin de nous mépriser, ils sont inquiets de ce qui doit avoir lieu, et je suis même certain qu’ils ne cessent de s’entretenir de nous. Quand ils sortiront de leurs retranchements, c’est alors qu’il faut paraître tout à coup, marcher sur eux avec ensemble, et les saisir comme nous le souhaitons depuis longtemps. » Le plan de Cyrus est approuvé de Cyaxare et des autres. Après le souper, on établit des postes, on allume des feux en avant, et l’on va se reposer.

Le jour suivant, au matin, Cyrus, une couronne sur la tête offre un sacrifice, et fait appeler les homotimes avec ordre de se présenter également couronnés ; puis, le sacrifice achevé, il les réunit et leur dit : « Guerriers, les dieux et les devins nous annoncent, et moi-même je reconnais qu’il y aura bataille, avec promesse de la victoire et certitude de salut : c’est là ce que présagent les victimes. Si je vous rappelais ce que vous devez être dans cette circonstance, j’en aurais honte. Je sais que vous connaissez vos devoirs ; vous les avez pratiqués ; et pour les avoir entendus, pour les entendre chaque jour exposer, vous êtes en état, comme moi, de les enseigner à d’autres. Mais il y a un point auquel vous n’avez peut-être pas songé : écoutez donc. Les alliés que nous avons recrutés récemment et que nous nous efforçons de rendre semblables à nous, il faut que vous leur rappeliez pourquoi nous avons été nourris par Cyaxare, pourquoi nous nous sommes exercés, pourquoi nous les avons appelés à des travaux ou ils ont dit qu’ils seraient volontiers nos concurrents ; rappelez-leur aussi que ce jour va mettre à découvert le mérite de chacun. Leur éducation ayant été tardive, il n’est pas étonnant que quelques-uns d’entre eux aient besoin qu’on les fasse ressouvenir ; mais c’est gagner beaucoup que de pouvoir rendre les hommes bons par suggestion. En agissant de la sorte, vous aurez fait vous-mêmes vos preuves : car celui qui peut, en pareille occurrence, rendre les autres meilleurs, a, comme de juste, la conscience d’être un homme parfait, tandis que celui qui n’a que pour lui-même le souvenir des leçons qu’il a reçues et qui s’y tient, ne doit se considérer que comme un demi-brave. Voici pourquoi, moi, je ne leur parle point et je vous engage à leur parler, c’est qu’ils chercheront à vous plaire ; car vous les avez sous les yeux, chacun dans votre compagnie. Sachez que, tant qu’ils vous verront pleins de résolution, vous leur donnerez, ainsi qu’à beaucoup d’autres, une leçon non plus théorique, mais pratique, de courage. Maintenant, ajoute-t-il en terminant, allez dîner sans quitter vos couronnes, faites des libations, et retournez à vos bataillons la tête toujours couronnée. »

Quand ils sont sortis, Cyrus mande les serre-files, et les exhorte en ces mots : « Soldats perses, vous voilà devenus des homotimes, des soldats d’élite, vous qui ressemblez pour tout le reste aux guerriers de distinction, et en outre l’âge a augmenté votre prudence. Vous avez donc un rang non moins honorable que ceux qui occupent le premier : quoique placés au dernier, observez-les, excitez-les à se montrer encore plus braves, et, si quelqu’un d’eux mollit, remarquez-le et ne le lui permettez pas. Il vous convient d’ailleurs plus qu’à tout autre de remporter la victoire, à cause de votre âge et du poids de votre armure. Quand ceux des premiers rangs vous inviteront par des cris à les suivre, écoutez-les, et, pour ne leur céder en rien, pressez-les à votre tour de vous mener plus vite aux ennemis. Allez, dit-il, et, quand vous aurez dîné, revenez, la couronne sur la tête, rejoindre vos camarades aux bataillons. »

Voilà où l’on en était dans le camp de Cyrus. Les Assyriens, qui avaient déjà dîné, sortent résolument de leurs retranchements et se rangent avec assurance. Leur roi en personne préside à leur ordre de bataille, monté sur un char et les stimulant en ces mots : « Soldats assyriens, dit-il, il faut en ce moment être des gens de cœur ; car, en ce moment, vous avez à combattre pour votre vie, pour le pays qui vous a vus naître, le foyer où vous avez été nourris, vos femmes, vos enfants, tous les objets qui vous sont chers. Vainqueurs, vous serez maîtres de tous ces biens, comme par le passé ; vaincus, sachez que vous abandonnerez tout aux ennemis. Animés par le désir de vaincre, combattez donc de pied ferme. Il y aurait folie à vouloir vaincre en ne présentant à l’ennemi, par la fuite, que des corps qui sont sans yeux, sans mains et sans armes ; et celui-là encore serait fou qui voudrait sauver sa vie en fuyant ; car chacun sait que les vainqueurs se sauvent, mais que ceux qui fuient périssent plutôt que ceux qui tiennent bon : enfin, ce serait encore folie, quand on aime les richesses, de se laisser vaincre. Qui donc ignore, en effet, que les vainqueurs gardent tout ce qui leur appartient, tandis que les vaincus perdent à la fois eux-mêmes et tout ce qu’ils possèdent ? » Voilà où en était l’Assyrien.

Cyaxare envoie dire à Cyrus qu’il est temps de marcher à l’ennemi : « Les Assyriens, dit-il, n’ont en ce moment que très-peu de monde hors des retranchements, et, pendant que nous marcherons, ils deviendront plus nombreux. Ainsi n’attendons pas qu’ils soient plus que nous ; chargeons-les pendant que nous croyons pouvoir facilement les accabler. » Cyrus lui répond : « Cyaxare, si nous ne défaisons pas au moins la moitié de leur armée, sois sûr qu’ils diront qu’effrayés de leur nombre nous n’avons osé en attaquer qu’une petite partie ; ils ne se croiront point battus ; il te faudra un second combat, où peut-être ils prendront des dispositions meilleures que leurs dispositions actuelles, vu qu’ils se livrent à notre discrétion et nous laissent maîtres de choisir avec quel nombre d’ennemis nous voulons avoir affaire. » Les messagers s’en retournent avec cette réponse.

Sur ce point arrive le Perse Chrysantas et quelques autres homotimes, amenant des transfuges. Cyrus, comme de juste, questionne les transfuges sur ce qui se passe chez les ennemis. Ils disent que les Assyriens sortent en armes de leur camp ; que le roi en personne les range en bataille, qu’il leur fait beaucoup de belles et fortes exhortations, à mesure qu’ils sont dehors, du moins à ce que leur ont dit ceux qui les ont entendues. Alors Chrysantas dit : « Eh bien, Cyrus, si tu assemblais aussi tes soldats pour les haranguer ; tu en as encore le temps ; est-ce que tu ne les rendrais pas plus braves ? » Cyrus répond : « Chrysantas, ne te mets pas en peine des harangues des Assyriens ; il n’y a pas d’exhortation si belle qu’elle puisse rendre braves sur-le-champ ceux qui ne l’étaient point avant de l’entendre, qui forme des archers, s’ils ne se sont pas instruits auparavant, pas plus que des hommes de trait ou des cavaliers, ni qui donne aux corps une trempe capable de résister à la fatigue, si l’on n’a commencé par l’exercer. » Chrysantas répond : « Mais ce ne serait déjà pas mal, Cyrus, si ta harangue enflammait leurs âmes. — Eh quoi, dit Cyrus, un seul discours tenu sur-le-champ peut-il remplir d’honneur les âmes des écoutants, les éloigner de la lâcheté, leur faire braver, pour la gloire, tout travail, tout danger, faire entrer profondément dans les cœurs qu’il vaut mieux mourir en combattant que de se sauver par la fuite ? Si l’on veut que de tels sentiments s’impriment chez les hommes et y demeurent gravés, il faut d’abord établir des lois qui assurent aux citoyens vertueux une existence honorable et libre, et qui condamnent les lâches à traîner dans l’humiliation une vie misérable et abjecte. Il faut ensuite, je crois, confier ces hommes à des chefs qui les forment par leur exemple, autant que par des préceptes, à la pratique des vertus, jusqu’à ce qu’ils soient accoutumés à regarder comme réellement heureux les hommes braves et renommés, et à considérer les, gens lâches et sans gloire comme les plus malheureux des hommes. Voilà les sentiments dignes de ceux qui veulent faire preuve d’une instruction supérieure à la crainte des ennemis. Si, quand ils vont au combat en armes, moment où la plupart oublient leurs anciennes leçons, on pouvait, par l’emploi de quelque rhapsodie, rendre soudain les hommes braves, il n’y aurait rien de plus facile que d’apprendre soi-même et d’enseigner aux autres la plus grande des vertus humaines. Mais moi, je ne me fierais pas même à la persévérance de nos soldats exercés depuis si longtemps, si je ne vous voyais à leur tête, pour leur apprendre, par votre exemple, comment il faut se conduire, et pour rappeler à leur devoir ceux qui viendraient à l’oublier. Quant à ceux qui n’ont aucune teinture de vertu, je m’étonnerais, Chrysantas, qu’un seul beau discours contribuât plus à les rendre braves qu’un seul air bien chanté ne rendrait musiciens des gens sans aucune teinture de musique. »

Tels étaient leurs discours. Cependant Cyaxare envoie dire, pour la seconde fois, que Cyrus a tort de différer et de ne pas conduire au plus vite à l’ennemi. Cyrus répond : « Qu’il sache donc bien qu’il n’y en a pas encore assez dehors : annoncez-le-lui en présence de tout le monde. Pourtant, s’il y tient, je conduirai dès à présent. » Cela dit, il invoque les dieux et fait sortir l’armée. Le défilé commence au pas redoublé : lui-même est en tête ; le reste soit en bon ordre, grâce à l’habitude prise par l’instruction et par l’exercice de marcher en rang, à leur vigueur, leur émulation, leurs corps fortifiés par la fatigue, la présence de leurs chefs aux premiers rangs, leur joie provenant de leur prudence. Car une longue expérience leur avait appris que rien n’est plus sûr que de se battre corps à corps avec les ennemis, surtout avec les archers, les hommes de trait et les cavaliers. Avant d’arriver à la portée du trait, Cyrus donne pour mot de ralliement : « Jupiter auxiliaire et conducteur. » Puis, quand ce mot, passant de bouche en bouche, lui revient, il entonne le péan d’usage : tous le continuent en chœur avec lui, religieusement et à pleine voix. Dans ces occasions, ceux qui craignent les dieux ont moins peur des hommes. Le péan achevé, les homotimes s’avancent, d’un seul pas, superbes, bien instruits, se regardant l’un l’autre, appelant par leur nom ceux qui sont devant eux et derrière, et par ces mots souvent répétés : « Allons, les amis ! allons, les braves ! » s’excitant mutuellement à suivre. Les derniers rangs répondent aux cris des premiers, les exhortent à leur tour, les pressent de les mener avec vigueur. Ainsi l’armée de Cyrus est pleine de courage, d’amour de la gloire, de vigueur, de confiance, de zèle à s’encourager, de prudence, de discipline, ce qui est, je crois, désespérant pour des ennemis.

Quant aux Assyriens, ceux qui doivent combattre de dessus des chars, y sautent pour engager le combat, à l’approche de l’armée persique, et se replient sur le gros de leur propre armée. Les archers, les gens de trait et les frondeurs font une décharge, mais de trop loin. Pendant ce temps, les Perses avancent en marchant sur les traits lancés, et Cyrus leur dit : « Braves soldats, que l’un de vous double le pas, et que ce soit un signal pour les autres. » L’ordre est transmis aussitôt : plusieurs, entraînés par le courage, l’ardeur, le désir de se hâter, se mirent au pas de course. Bientôt toute la phalange les suit en courant, Cyrus lui-même, accélérant le pas, se met à leur tête en disant : « Qui est-ce qui suit ? Où est le brave qui tuera le premier homme[2] ? » Ceux qui l’entendent répètent ce qu’il dit, et l’on entend sur toute la ligne ce cri d’encouragement : « Qui est-ce qui suit ? Où est le brave ? » Ainsi les Perses sont entraînés en masse au combat. Les ennemis ne peuvent pas tenir, ils sont mis en déroute, et s’enfuient dans leurs retranchements. Tandis qu’ils se poussent aux entrées, les Perses, qui les ont suivis, entrent en grand nombre ; puis, fondant sur ceux qui tombent dans les fossés, ils massacrent tout, hommes et chevaux, car quelques-uns des chars, en fuyant, avaient été entraînés et précipités dans les fossés. Les cavaliers mèdes, à cette vue, chargent les cavaliers des ennemis : ceux-ci ne tiennent pas ; la poursuite est vive, et il y a carnage d’hommes et de chevaux. Ceux des Assyriens en dedans du retranchement, sur la crête du fossé, n’ont ni la pensée ni la force de lancer leurs flèches ou leurs javelots sur ceux qui les égorgent ; frappés de ce spectacle terrible et glacés d’effroi, s’apercevant même que quelques Perses ont forcé l’entrée du retranchement, ils abandonnent la crête intérieure du fossé et s’enfuient. À la vue de cette déroute, les femmes des Assyriens et des alliés se mettent à crier et à courir tout éperdues, les unes tenant leurs enfants, les autres, plus jeunes, déchirant leurs vêtements, se frappant le visage, suppliant tous ceux qu’elles rencontrent de ne pas fuir en les abandonnant, mais de combattre pour leurs femmes, pour leurs enfants, pour eux-mêmes. Dans ce moment, les rois, suivis de leurs meilleurs soldats, postés à l’entrée du camp et montés sur les crêtes des fossés, combattent en personne et excitent leurs troupes. Cyrus s’aperçoit de ce mouvement : craignant que, s’il entreprend le passage, il n’arrive malheur à ces gens contre un nombre supérieur, il ordonne qu’on gagne au pied hors de la portée du trait ; et qu’on fasse vite. Là on eût pu voir la bonne instruction des homotimes ; aussitôt exécuté par eux, cet ordre est transmis aux autres. Dès qu’on est hors de la portée du trait, les rangs sont repris avec plus d’exactitude qu’un chœur de danse, chacun connaissant l’endroit précis où il doit se placer.


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  1. Cf. Bossuet, Hist. univ., p. 357 de l’édit. Charpentier.
  2. Cf. Montaigne, Essais, III, v. « Je voudrais avoir droict de leur demander, au style auquel j’ai veu quester en Italie : Fate ber per voi, ou à la suite que Cyrus enhortoit ses soldats : Qui s’aymera, si me suyve. »