Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre V/I

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J. Hetzel (2p. 270-278).

CHAPITRE V

Missionnaires et colons. Commerçants et touristes.

I


Caractère nettement tranché du XVIIe siècle. — Exploration plus complète des régions déjà découvertes. — À la soif de l’or succède le zèle apostolique. — Les missionnaires italiens au Congo. — Les missionnaires portugais en Abyssinie. — Brue au Sénégal et Flacourt à Madagascar. — Les apôtres de l’Inde, de l’Indo-Chine et du Japon.

Le XVIIe siècle tranche nettement sur celui qui l’a précédé, en ce sens que les grandes découvertes sont toutes à peu près faites, et qu’on ne va plus, dans toute cette période, que compléter les renseignements déjà acquis. Il contraste également avec celui qui va le suivre, parce que les méthodes scientifiques ne sont pas encore appliquées, comme elles le seront cent ans plus tard, par les astronomes et les marins. Il semble, en effet, que les récits des premiers explorateurs, qui n’ont, pour ainsi dire, pu prendre qu’un aperçu des régions parcourues en guerroyant, aient exercé une influence fâcheuse sur certains côtés de l’esprit public. La curiosité, dans le sens étroit du mot, est poussée à l’extrême. On parcourt le monde pour avoir une idée des habitudes et des mœurs de chaque nation, des productions et de l’industrie de chaque contrée, mais on n’étudie pas. On ne cherche pas à remonter aux sources, à se rendre compte scientifiquement du pourquoi des choses. On voit, la curiosité est satisfaite, et l’on passe. Les observations ne sont que de surface, et il semble qu’on ait hâte de parcourir toutes les régions que le XVIe siècle a dévoilées.

Puis, l’abondance des richesses, répandues tout à coup dans l’Europe entière, a amené une crise économique. Le commerce, comme l’industrie, se transforme et se déplace. De nouvelles voies sont ouvertes, de nouveaux intermédiaires surgissent, de nouveaux besoins naissent, le luxe s’accroît, et l’envie de faire rapidement fortune par les spéculations tourne bien des têtes. Si Venise est morte au point de vue commercial, les Hollandais vont se faire, pour employer une heureuse expression de M. Leroy-Beaulieu, « les rouliers et les facteurs de l’Europe, » et les Anglais se préparent à jeter les bases de leur immense empire colonial.

Aux marchands succèdent les missionnaires. Ils s’abattent en troupes nombreuses sur les contrées nouvellement découvertes, évangélisant, civilisant les peuples sauvages, étudiant, décrivant le pays. Le développement du zèle apostolique est un des traits dominants du XVIIe siècle, et nous devons reconnaître tout ce que la géographie et les sciences historiques doivent à ces hommes dévoués, instruits et modestes. Le voyageur ne fait que passer, le missionnaire séjourne dans le pays. Ce dernier a évidemment bien plus de facilités pour acquérir une connaissance intime de l’histoire et de la civilisation des peuples qu’il étudie. Il est donc tout naturel que nous leur devions des récits de voyages, des descriptions, des histoires encore consultées avec fruit et qui ont servi de base aux travaux postérieurs.

S’il est un pays auquel s’appliquent plus particulièrement ces réflexions, c’est l’Afrique et notamment l’Abyssinie. Que connaissait-on de ce vaste continent triangulaire au XVIIe siècle ? Rien que les côtes, dira-t-on ! Erreur. Depuis les temps les plus reculés, l’Astapus et le Bahr-el-Abiad, les deux branches du Nil, étaient connus des anciens. Ceux-ci s’étaient même avancés, si l’on en croit les listes de peuples et de pays retrouvés à Karnak par M. Mariette, jusqu’aux grands lacs intérieurs. Au XIIe siècle, le géographe arabe Edrisi écrit, pour Roger II de Sicile, une excellente description de l’Afrique et confirme ces données. Plus tard, Cadamosto et Ibn Batutah parcourent l’Afrique, et ce dernier va jusqu’à Tombouctou. Marco Polo déclare que l’Afrique ne tient à l’Asie que par l’isthme de Suez et visite Madagascar. Enfin, lorsque les Portugais, à la suite de Vasco da Gama, ont accompli le périple de l’Afrique, quelques-uns s’arrêtent en Abyssinie, et bientôt il s’établit entre cette contrée et le Portugal des relations diplomatiques. Nous avons déjà dit quelques mots de Francesco Alvarez ; à sa suite s’installent dans le pays plusieurs missionnaires portugais, parmi lesquels nous devons citer les pères Paez et Lobo.

Le père Paez quitta Goa en 1588 pour aller prêcher le christianisme sur la côte orientale de l’Afrique septentrionale. À la suite de longues et douloureuses mésaventures, il débarqua à Massaouah, en Abyssinie, parcourut le pays et poussa en 1618 une pointe jusqu’aux sources du Nil bleu, — découverte dont Bruce devait plus tard contester l’authenticité, mais dont le récit ne diffère qu’en quelques particularités sans importance de celui du voyageur écossais. En 1604, Paez, arrivé près du roi Za Denghel, avait prêché avec un tel succès qu’il l’avait converti avec toute sa cour. Il avait même, bientôt, conquis sur le monarque abyssin une telle influence que celui-ci, ayant écrit au pape et au roi d’Espagne pour leur offrir son amitié, leur demandait des hommes en état d’instruire son peuple.

Le père Jeronimo Lobo débarqua en Abyssinie avec Alphonse Meneses, patriarche d’Éthiopie, en 1625. Mais les temps étaient bien changés. Le roi converti par Paez avait été massacré, et son successeur, qui avait appelé les missionnaires portugais, ne tarda pas à mourir. Un violent revirement se produisit contre les chrétiens, et les missionnaires furent chassés, emprisonnés ou livrés aux Turcs. Lobo fut alors chargé d’aller quêter la somme nécessaire au rachat de ses confrères. Après de nombreuses péripéties qui le menèrent au Brésil, à Carthagène, à Cadix, à Séville, à Lisbonne et à Rome, où il donna au roi d’Espagne et au pape des détails précis et nombreux sur l’Église d’Éthiopie et sur les mœurs des habitants, il fit un dernier voyage dans l’Inde, et revint mourir à Lisbonne en 1678.

Sur la côte de l’Atlantique, au Congo, le christianisme avait été introduit, en 1489, l’année même de la découverte par les Portugais. Tout d’abord, des dominicains y furent envoyés ; mais, comme leurs progrès étaient presque nuls, le pape y expédia des capucins italiens, avec le consentement du roi de Portugal. Ce furent Carli de Placenza en 1667, Jean-Antoine Cavazzi de 1654 à 1668, puis Antonio Zucchelli et Gradisca de 1696 à 1704. Nous ne citons que ces missionnaires parce qu’ils ont publié les relations de leurs voyages. Cavazzi explora tour à tour l’Angola, le pays de Matamba, les îles de Coanza et Loana. Dans l’ardeur de son zèle apostolique, il ne trouvait rien de mieux, pour convertir les noirs, que de brûler leurs idoles, que de réprimander les rois sur l’usage antique de la polygamie, que de soumettre au supplice de la question ou de faire déchirer à coups de fouet ceux qui retombaient dans l’idolâtrie. Malgré cela, il acquit sur les indigènes un ascendant considérable, qui, mieux dirigé, aurait pu produire des résultats très-utiles au développement de la civilisation et au progrès de la religion. Les mêmes reproches peuvent être adressés au père Zucchelli et aux autres missionnaires du Congo.

La relation de Cavazzi, publiée à Rome en 1687, affirmait que l’influence portugaise s’étendait à deux ou trois cents milles de la côte. À l’intérieur, existait une ville très-importante, connue sous le nom de San-Salvador, qui possédait douze églises, un collège de jésuites et une population de 50 000 âmes. À la fin du xvie siècle, Pigafetta publia le récit de voyage de Duarte Lopez, ambassadeur du roi de Congo auprès des cours de Rome et de Lisbonne. Une carte, qui accompagne ce récit, nous représente un lac Zambré à la place occupée par le Tanganyîka, et plus à l’ouest le lac Acque Lunda, d’où sortait le Congo ; sous l’équateur sont indiqués deux lacs : l’un, le lac du Nil ; l’autre, plus à l’est, porte le nom de Colué ; ils semblent être l’Albert et le Victoria Nyanza. Ces informations si curieuses furent rejetées par les géographes du xixe siècle, qui laissèrent en blanc tout l’intérieur de l’Afrique.

Sur la côte occidentale d’Afrique, à l’embouchure du Sénégal, nous avions fondé des établissements, qui, sous l’habile administration d’André Brue, ne tardèrent pas à prendre une extension considérable. Celui-ci, commandant pour le roi et directeur général de la Compagnie royale de France aux côtes du Sénégal et autres lieux d’Afrique, — tel était son titre officiel, — bien qu’il soit peu connu et que l’article qui le concerne soit des plus écourtés dans les grands recueils biographiques, mérite d’occuper une des premières places parmi les colonisateurs et les explorateurs. Non content d’étendre notre colonie jusqu’à ses limites actuelles, il a exploré des contrées qui n’ont été revues que dans ces derniers temps par le lieutenant Mage, ou qui n’ont pas été visitées depuis lors. André Brue porta les postes français : dans l’est, au-dessus de la jonction du Sénégal et de la Falémé ; dans le nord, jusqu’à Arguin, que nous avons abandonné depuis, tout en réservant nos droits, et, au midi, jusqu’à l’île de Bissao. Il explora, dans l’intérieur, le Galam et le Bambouk, si fertile en or, et recueillit les premiers documents sur les Pouls, Peuls ou Fouls, sur les Yoloffs et sur les Musulmans ; qui, venus du nord, tentaient la conquête religieuse de toutes les populations noires du pays. Les renseignements, ainsi assemblés par Brue sur l’histoire et les migrations de ces peuples, sont des plus précieux ; ils éclairent encore aujourd’hui d’une vive lumière le géographe et l’historien. Non-seulement, Brue nous a laissé le récit des faits dont il a été le témoin et la description des lieux qu’il a visités, mais nous lui devons aussi de nombreuses indications sur les produits du pays, les plantes, les animaux et tous les objets qui peuvent donner lieu à une exploitation commerciale ou industrielle. Ces documents si curieux, mis en œuvre assez maladroitement par le père Labat, il faut le reconnaître, ont fait l’objet, il y a quelques années, d’un très-intéressant travail de M. Berlioux.

Au sud-est de l’Afrique, pendant la première moitié du XVIIe siècle, les Français fondèrent quelques établissements de commerce à Madagascar, île longtemps connue sous le nom de Saint-Laurent. Ils élèvent le fort Dauphin, sous l’administration de M. de Flacourt ; plusieurs districts inconnus de l’île sont reconnus ainsi que les îles voisines de la côte ; les îles Mascareignes sont occupées en 1649. S’il fut ferme et modéré avec ses compatriotes, de Flacourt n’usa pas de la même réserve avec les naturels ; il amena même une révolte générale, à la suite de laquelle il fut rappelé. Au reste, les courses dans l’intérieur de Madagascar furent excessivement rares, et il faut attendre jusqu’à nos jours pour rencontrer une exploration sérieuse.

De l’Indo-Chine et du Thibet, les seules informations parvenues en Europe pendant tout le cours du XVIIe siècle, furent dues aux missionnaires. Les noms des pères Alexandre de Rhodes, Ant. d’Andrada, Avril, Bénédict Goes, ne peuvent être passés sous silence. On trouve, dans leurs Lettres annuelles, quantité de renseignements, qui ont encore aujourd’hui conservé un réel intérêt, sur ces régions si longtemps fermées aux Européens. Dans la Cochinchine et le Tonkin, le père Tachard se livra à des observations astronomiques dont le résultat prouva, avec la dernière évidence, combien étaient erronées les longitudes données par Ptolémée. Elle appelèrent l’attention du monde savant sur la nécessité d’une réforme dans la représentation graphique des pays de l’extrême orient, et, pour y arriver, sur le besoin absolu de bonnes observations, faites par des savants spéciaux ou des navigateurs familiers avec les calculs astronomiques. Le pays qui tentait le plus particulièrement les missionnaires, c’était la Chine, cet immense empire, si populeux, qui, depuis l’arrivée des Européens dans l’Inde, appliquait avec la dernière rigueur cette politique absurde : l’abstention de tout rapport, quel qu’il fût, avec les étrangers. C’est seulement à la fin du XVIe siècle, que les missionnaires obtinrent enfin cette permission, tant de fois demandée, de pénétrer dans l’Empire du Milieu. Leurs connaissances en mathématiques et en astronomie facilitèrent leur établissement et leur permirent de récolter, soit dans les anciennes annales du pays, soit pendant leurs voyages, une prodigieuse quantité d’informations des plus précieuses pour l’histoire, l’ethnographie et la géographie du Céleste Empire. Les pères Mendoza, Ricci, Trigault, Visdelou, Lecomte, Verbiest, Navarrete, Schall et Martini méritent une mention spéciale pour avoir porté en Chine les sciences et les arts de l’Europe, et répandu en Occident les premières notions précises et véridiques sur la civilisation immobile de la Terre des Fleurs.