Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre IV/II

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J. Hetzel (1p. 76-96).
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II

La Petite-Arménie. — La Grande-Arménie. — Le mont Ararat. — La Géorgie. — Mossoul Bagdad, Bassorah, Tauris. — La Perse. — La province de Kirman. — Comadi. — Ormuz. — Le Vieux de la montagne. — Cheburgan. — Balac. — Le Balacian. — Cachemire. — Kaschgar. — Samarkand. — Cotan. — Le désert. — Tangut. — Caracorum. — Signan-fu. — Tenduc. — La grande muraille. — Ciandu, la ville actuelle de Chang-tou. — La résidence de Kublaï-Khan. — Cambaluc, maintenant Péking. — Les fêtes de l’empereur. — Ses chasses. — Description de Péking. — L’hôtel de la monnaie et les billets de banque chinois. — Les postes de l’empire.

En quittant la ville d’Issus, Marco Polo parle de la Petite-Arménie comme d’une terre très-insalubre, dont les habitants, autrefois vaillants, maintenant vils et chétifs, n’ont d’autre talent que de bien boire. Quant au port d’Issus, c’est l’entrepôt des précieuses marchandises de l’Asie et le rendez-vous des marchands de tout pays. De la Petite-Arménie, Marco Polo passe dans la Turcomanie, dont les tribus, simples et un peu sauvages, exploitent des pâturages excellents, et élèvent des chevaux et des mulets renommés ; quant aux ouvriers des villes, ils excellent dans la fabrication des tapis et des draps de soie. La Grande-Arménie, que Marco Polo visita ensuite, offre pendant l’été un campement favorable aux armées tartares. Là, le voyageur vit le mont Ararat, où s’arrêta l’arche de Noé après le déluge, et il signale sur les terres confinant à la mer Caspienne d’abondantes sources de naphte, qui sont l’objet d’une exploitation importante.

Marco Polo, quittant alors la Grande-Arménie, se dirigea par le nord-est vers la Géorgie, royaume qui s’étend sur le revers méridional du Caucase, et dont les anciens rois avaient en naissant, dit la tradition, « un aigle dessiné sur l’épaule droite. » Les Géorgiens, suivant lui, sont bons archers et hommes de guerre. Les ouvriers du pays fabriquent d’admirables étoffes de soie et d’or. Là se voient ce célèbre défilé de quatre lieues de long, situé entre le pied du Caucase et de la mer Caspienne, que les Turcs appellent la Porte de Fer, et les Européens, le Pas de Derbent, et ce lac miraculeux dans lequel, dit-on, on ne trouve de poisson que pendant le carême.

De ce point, les voyageurs descendirent vers le royaume de Mossoul et gagnèrent la ville de ce nom située sur la rive droite du Tigre, puis Bagdad, où demeure le calife de tous les Sarrasins du monde. Marco Polo raconte ici la prise de Bagdad par les Tartares en 1255, et il cite une histoire merveilleuse à l’appui de cette maxime chrétienne de la foi qui soulève les montagnes ; puis il indique aux marchands la route qui va de cette ville au golfe Persique, et qui se fait en dix-huit jours par le fleuve en traversant Bassorah par le pays des dattes.

De ce point à Tauris, ville persane de la province d’Adzerbaïdjan, l’itinéraire de Marco Polo parait rompu. Quoi qu’il en soit, on le retrouve à Tauris, grande et commerçante cité, bâtie au milieu de beaux jardins, et qui fait le trafic des pierres précieuses et autres marchandises de haut prix, mais dont les habitants sarrasins sont mauvais et déloyaux. Là, il établit la division géographique de la Perse en huit provinces. Les indigènes de la Perse, suivant lui, sont redoutables aux marchands, qui ne peuvent voyager sans être armés d’arcs et de flèches. Le principal commerce du pays est celui des chevaux et des ânes, que l’on envoie à Kis ou à Ormuz, et de là aux Indes. Quant aux productions de la terre, elles consistent en froment, en orge, en millet et en raisin, qui y viennent abondamment.

Marco Polo descendit au sud jusqu’à Yezd, la ville la plus orientale de la Perse proprement dite, bonne cité, noble et industrielle. En la quittant, les voyageurs durent chevaucher pendant sept jours à travers de magnifiques forêts giboyeuses pour arriver à la province de Kirman. Ici, les mineurs exploitent avec profit dans les montagnes des mines de turquoises, de fer et d’antimoine ; les broderies à l’aiguille, la fabrication des harnais et des armes, l’élevage des faucons de chasse occupent un grand nombre d’habitants. En quittant la ville de Kirman, Marco Polo et ses deux compagnons mirent neuf jours à traverser un pays riche et populeux, et ils atteignirent la ville de Comadi, que l’on suppose être la moderne Memaun, qui à cette époque était déjà bien déchue. La campagne était superbe ; de tous côtés, de beaux moutons, gros et gras, des bœufs blancs comme la neige, à cornes courtes et fortes, et par milliers des gelinotes et autre gibier ; puis, des arbres magnifiques, principalement des dattiers, des orangers et des pistachiers.

Après cinq jours de voyage vers le midi, les trois voyageurs entrèrent dans la belle plaine de Cormos, dont le nom moderne est Ormuz ; de belles rivières l’arrosent. Après deux autres jours de marche, Marco Polo se trouva sur les bords du golfe Persique, et à la cité d’Ormuz qui forme le port maritime du royaume de Kirman. Ce pays lui parut très-chaud et très-malsain, mais riche en dattiers et arbres à épices ; productions du sol, pierres précieuses, étoffes de soie et d’or, dents d’éléphant, vin de dattes et autres marchandises étaient entreposés dans cette ville, et là venaient de nombreux navires à un mât, cousus de fil d’écorce, chevillés et non cloués, dont beaucoup périssaient en traversant la mer des Indes.

D’Ormuz, Marco Polo, remontant vers le nord-est, retourna à Kirman ; puis il s’aventura par des chemins dangereux, à travers un aride désert, où l’on ne trouve que de l’eau saumâtre, — désert que, 1500 ans auparavant ; Alexandre franchit avec son armée en revenant des bouches de l’Indus rejoindre l’amiral Néarque, — et, sept jours après, il entra dans la ville de Khabis, sur la fraction du royaume de Kirman. En quittant cette ville, il remonta en huit jours à travers de vastes solitudes jusqu’à Tonocain, qui doit être la capitale actuelle de la province de Kumis, soit Damaghan. Ici, Marco Polo donne quelques détails sur le Vieux de la montagne, le chef des Hashishins, secte mahométane qui se signal par son fanatisme religieux et ses cruautés épouvantables. Il entra alors, après six journées de marche, dans la ville corassane de Cheburgan, la cité par excellence, où les melons sont plus doux que le miel, et dans la noble cité de Balac, située vers les sources de l’Oxus. Puis, à travers un pays où les lions ne sont pas rares, il arriva à Taïkan, vaste marché au sel qui attire un grand nombre de trafiquants, et à Scasem ; c’est le Kashem de Marsden, le Kishin ou Krisin de Hiouen Tsang, que sir H. Rawlinson a identifié avec la colline de Kharesm du Zend Avesta, que quelques commentateurs croient être la moderne Coundouz. Dans cette contrée, on rencontrait beaucoup de porcs-épics, et quand on les chassait, dit Marco Polo, ces animaux, s’accolant tous ensemble, lançaient contre les chiens les épines qu’ils ont sur le dos et sur les côtés. On sait maintenant ce qu’il faut penser de cette prétendue faculté défensive du porc-épic.

Les voyageurs entrèrent alors sur le territoire montagneux de Balacian, dont les rois se prétendent issus d’Alexandre le Grand, contrée froide, qui produit de bons chevaux, grands coureurs, des faucons bien volants et toute espèce de gibier. Là existent des mines de rubis-balais, que le roi exploite à son profit dans une montagne appelée Sighinan, et sur laquelle personne ne peut mettre le pied sous peine de mort. On récolte aussi en d’autres lieux du minerai d’argent et beaucoup de pierres avec lesquelles on fait « l’azur le plus fin du monde », c’est-à-dire le lapis-lazuli. Marco Polo a dû résider pendant longtemps dans cette région pour avoir une idée si précise des lieux. À dix journées de Balacian, se rencontre une province qui doit être la Paishore moderne, dont les habitants idolâtres ont le teint très-foncé, puis, à sept journées de marche vers le midi, le royaume de Cachemire, un pays tempéré, dont les cités et les villages sont nombreux, et que son sol, coupé de défilés très-forts, rend facile à défendre. Arrivé à ce point, si Marco Polo eut continué plus avant dans cette direction, il serait entré sur le territoire de l’Inde ; mais il remonta vers le nord, et, après douze jours, il se trouva sur le territoire de Vaccan, arrosé par le haut cours de l’Oxus et au milieu des pâturages magnifiques où paissent ces immenses troupeaux de moutons sauvages que l’on appelle mouflons. De là, par les contrées du Pamer et du Belor, territoires montagneux jetés entre les systèmes orographiques de l’Altaï et de l’Himalaya, qui prirent aux voyageurs quarante jours d’une marche pénible, ils arrivèrent à la province de Kaschgar. C’est là que Marco Polo rejoignit l’itinéraire de Matteo et Nicolo Polo pendant leur premier voyage, lorsque de Boukhara ils furent entraînés vers la résidence du grand khan. De Kaschgar, Marco Polo fit une pointe dans l’ouest jusqu’à Samarkand, grande ville habitée par des chrétiens et des Sarrasins ; puis, repassant par Kaschgar, il se dirigea sur Yarkuud, ville fréquentée par les caravanes qui font le commerce entre l’Inde et l’Asie septentrionale ; traversant alors Cotan, capitale de la province de ce nom, et Pein, ville incertaine, située dans une contrée où l’on recueille abondamment le jaspe et la calcédoine, il atteignit un certain royaume de Ciarcian, peut-être Kharachar, qui devait s’étendre sur les frontières du désert de Gobi ; enfin, après cinq journées à travers des plaines sablonneuses et privées d’eau potable, il vint se reposer pendant huit jours dans la cité de Lob, ville aujourd’hui détruite, dans laquelle il fit tous ses préparatifs pour traverser le désert qui s’étend dans l’est, « désert si long, dit-il, qu’il faudrait un an pour le traverser dans toute sa longueur, désert hanté par les esprits et au milieu duquel retentissent des tambours invisibles et autres instruments. »

Après un mois employé à franchir ce désert dans sa largeur, les trois voyageurs arrivèrent, dans la province de Tangut, à la ville de Cha-tcheou, bâtie sur la limite ouest de l’empire chinois. Cette province renferme peu de commerçants, mais un grand nombre d’agriculteurs qui vivent du profit de leur blé. Parmi les coutumes de Tangut qui paraissent avoir frappé le plus vivement Marco Polo, il faut citer cette coutume de ne brûler les morts qu’au jour fixé par les astrologues ; « et tout le temps que le mort reste au logis, ses parents, qui demeurent dans la maison, lui font une place à table, et lui servent à manger et à boire comme s’il était vivant. »

Vers le nord-ouest, en sortant du désert, Marco Polo et ses compagnons firent une excursion vers la cité d’Amil et poussèrent jusqu’à Ginchintalas, ville sur la situation de laquelle les géographes ne sont pas d’accord, et qui est habitée par des idolâtres, des mahométans et des chrétiens nestoriens.

De Ginchintalas, Marco Polo revint à Cha-tcheou, et il reprit sa route vers l’est à travers le Tangut, par la ville de So-ceu, sur un territoire propice à la culture de la rhubarbe, et par Canpicion, le Kan-tcheou des Chinois, alors capitale de tout le Tangut. C’était une ville importante, peuplée de riches chefs idolâtres qui sont polygames, et épousent de préférence leurs cousines ou « la femme de leur père ». Les trois Vénitiens demeurèrent un an dans cette grande ville. Il est donc facile de comprendre, en les voyant faire de telles haltes et se détourner sans cesse de leur route, comment leur voyage à travers l’Asie centrale a pu durer plus de trois années.

En quittant Kan-tcheou, après avoir chevauché pendant douze jours, Marco Polo arriva sur la limite d’un désert de sable, à la cité d’Etzina. C’était encore un détour, puisqu’il remontait directement au nord ; mais le voyageur tenait à visiter la célèbre cité de Caracorum, cette capitale tartare que Rubruquis avait habitée en 1254.

Marco Polo avait certainement en lui les instincts d’un explorateur, et il ne regardait pas aux fatigues quand il s’agissait de compléter ses études géographiques. Dans cette circonstance, et pour atteindre la ville tartare, il dut marcher pendant quarante jours au milieu d’un désert sans habitations, sans herbages.

Il atteignit enfin Caracorum. C’était une ville qui mesurait trois milles de tour. Après avoir été longtemps la capitale de l’empire mongol, elle fut conquise par Gengis-Khan, l’aïeul de l’empereur actuel, et Marco Polo fait en cet endroit une digression historique, dans laquelle il raconte les guerres du héros tartare contre, ce fameux prêtre Jean, ce souverain qui tenait tout le pays sous sa domination.

Marco Polo, revenu à Kan-tcheou, marcha cinq journées vers l’est, et arriva à la ville d’Erginul, probablement la ville de Liang-sheu. De là, il fit une petite pointe au sud pour visiter Si-gnan-fu à travers un territoire où paissaient des bœufs sauvages, grands comme des éléphants, et ce précieux chevrotain qui a reçu le nom de porte-musc. Remontés à Liang-sheu, les voyageurs, en huit jours, atteignirent vers l’est Cialis, où se fabriquent des camelots de poil de chameau les plus beaux du monde, puis, dans la province de Tenduc, la ville de ce nom, où régnait un descendant du prêtre Jean soumis au grand khan. C’était une cité industrielle et commerçante. De ce point, par un crochet vers le nord, les Vénitiens s’élevèrent par Sinda-cheu, au delà de la grande muraille de la Chine, jusqu’à Ciagannor, qui doit être Tsaan-Balgassa, jolie ville, où l’empereur réside volontiers quand il veut se livrer au plaisir de la chasse au gerfaut, car grues, cigognes, faisans et perdrix abondent sur ce territoire.

Enfin, Marco Polo, son père et son oncle, trois journées après avoir quitté Ciagannor, arrivèrent à la cité de Ciandu, le Chang-tou actuel, que la relation nomme ailleurs Clemen-fou. C’est là que les envoyés du pape furent reçus par Kublaï-Khan, qui habitait alors cette résidence d’été, située au delà de la grande muraille, au nord de Cambaluc, devenu maintenant Péking, et qui était la capitale de l’empire. Le voyageur parle peu de la réception qui lui fut faite, mais il décrit avec un soin tout particulier le palais du khan, grande construction de pierre et de marbre dont les chambres sont toutes dorées. Ce palais est bâti au milieu d’un parc entoure de murs, où se voient des ménageries et des fontaines, et même un bâtiment construit en roseaux si bien entrelacés qu’ils sont impénétrables à l’eau ; c’était une sorte de kiosque qui pouvait se démonter, et que le grand khan habitait pendant les mois de juin, de juillet et d’août, c’est-à-dire pendant la belle saison. Cette saison ne pouvait manquer d’être belle, en effet, car, au dire de Marco Polo, des astrologues, attachés à la personne du khan, étaient chargés de dissiper, par leurs sortilèges, toute pluie, tout brouillard ou mauvais temps. Le voyageur vénitien n’a pas l’air de mettre en doute le pouvoir de ces magiciens. « Ces sages hommes, dit-il, sont de deux races, tous idolâtres ; ils savent des arts diaboliques et des enchantements plus que tous les autres hommes ; et ce qu’ils font, ils le font par le secours du diable, mais ils font croire aux autres hommes qu’ils le font par sainteté et par l’œuvre de Dieu. Ces gens ont un usage que voici : lorsqu’un homme est condamné à mort et exécuté, ils le prennent, le font cuire et le mangent ; mais ils ne le mangeraient point s’il était mort de sa belle mort. Et sachez que ces gens dont je vous ai parlé, qui savent tant d’enchantements, font le prodige que je vais vous raconter. Quand le grand khan est assis dans sa principale salle, à sa table, qui a bien huit coudées, et que les coupes sont sur le pavé de la salle, loin de la table bien de dix pas, et toutes remplies de vin, de lait ou d’autres bons breuvages, ces sages enchanteurs font tant par leur art et leurs enchantements, que ces coupes pleines se lèvent d’elles-mêmes et viennent devant le grand khan sans que personne y touche ; et ils font cela devant dix mille personnes, et c’est bien l’exacte vérité sans mensonge ; et d’ailleurs les habiles en nécromancie vous diront que cela peut se faire. »

Puis, Marco Polo fait l’histoire de l’empereur Kublaï, qui est le plus puissant des hommes, et qui possède plus de terres et de trésors que personne n’en eut depuis Adam, notre premier père. Il raconte comment le grand khan, âgé alors de quatre-vingt-cinq ans, homme de moyenne taille, assez gras, mais bien taillé de tous ses membres, au visage blanc et vermeil, aux beaux yeux noirs, monta sur le trône en l’an 1256 de la naissance du Christ. C’était un bon capitaine à la guerre, et il le prouva bien quand son oncle Naïan, s’étant révolté contre lui, voulut lui disputer le pouvoir à la tête de quatre cent mille cavaliers. — Kublaï-Khan, réunissant « en secret » trois cent soixante mille hommes à cheval et cent mille à pied, marcha contre son oncle. La bataille fut terrible. « Il y mourut tant d’hommes de part et d’autre, que c’était une merveille. » Mais Kublaï-Khan fut vainqueur, et Naïan, en sa qualité de prince du sang royal, étroitement cousu vivant dans un tapis, mourut ainsi au milieu d’atroces souffrances.

Après sa victoire, l’empereur rentra triomphant dans sa capitale du Cathay, nommée Cambaluc, qui est devenue peu à peu la ville actuelle de Péking. Marco Polo, arrivé dans cette ville, dut y faire un assez long séjour, jusqu’au moment où il fut chargé de diverses missions dans l’intérieur de l’empire. C’est à Cambaluc que s’élevait le magnifique palais de l’empereur, dont le voyageur vénitien fait la description suivante, que nous empruntons au texte, rapporté par M. Charton, et qui donnera une idée exacte de l’opulence de ces souverains mongols.

« En avant du palais est un grand mur carré dont chaque côté a un mille, ce qui fait quatre milles de tour ; il est moult gros, haut bien de dix pas, tout blanc et crénelé. À chaque coin de ce mur est un palais moult beau et moult riche, dans lequel sont conservés les harnais du grand khan : ses arcs, ses carquois, ses selles, les freins de ses chevaux, ses cordes d’arc, et toutes choses dont on a besoin à la guerre ; au milieu de chaque carré est encore un palais semblable à ceux des coins, si bien qu’il y en a huit en tout, et ces huit sont remplis des harnais du grand sire, de sorte que, dans chacun d’eux, il y a une espèce différente : dans l’un les arcs, dans l’autre les selles, et ainsi de suite. En ce mur, sur le côté du midi sont cinq portes. Celle du milieu est une grande porte qui ne s’ouvre que pour laisser entrer ou sortir le grand khan ; près de cette grande porte, de chaque côté en est une petite par où entrent les autres personnes ; puis encore deux autres par où l’on entre aussi. À l’intérieur de ce mur en est un autre plus long que large. Il a aussi huit palais disposés comme les autres, où l’on conserve de même les harnais du grand sire. »

Jusqu’ici, on le voit, tous ces palais constituent la sellerie et les salles d’armes de l’empereur. Mais on ne s’étonnera pas de compter un si grand nombre de harnais, quand on saura que le grand khan possédait une race de chevaux blancs comme la neige, et entre autres dix mille juments, dont le lait était exclusivement réservé aux princes du sang royal.

Marco Polo continue en ces termes : « Ce mur a aussi cinq portes du côté du midi, semblables à celles du mur de devant. En chacun des autres côtés, les deux murs n’ont qu’une porte. Au milieu de ces murs est le palais du grand sire, fait ainsi que je vais vous le dire. C’est le plus grand qu’on ait jamais vu. Il n’a pas de second étage, mais le rez-de-chaussée est plus élevé de dix paumes que le sol qui l’entoure. La couverture est moult haute ; les murs des salles et des chambres sont tout couverts d’or et d’argent, et on y a représenté des dragons, des bêtes, des oiseaux, des chevaux et divers autres animaux, tellement qu’on ne voit qu’or et peintures. La salle est si grande et si large, que plus de six mille hommes peuvent y manger. Il y a tant de chambres que c’est merveille à voir. Il est si grand et si bien fait qu’il n’y a nul homme au monde qui, quand bien même il en aurait la puissance, pût le mieux ordonner. En dessus le toit est tout vermeil, et vert, et bleu, et jaune, et de toutes couleurs, et il est si bien verni qu’il est resplendissant comme du cristal, et luit au loin alentour. Ce toit est d’ailleurs si fort et si solidement fait, qu’il durera nombre d’années. Entre les deux murs sont des prairies avec de beaux arbres où sont diverses espèces de bêtes. Ce sont des cerfs blancs, les bêtes qui donnent le musc, des chevreuils, des daims, des vairs et plusieurs sortes de belles bêtes, qui remplissent toutes les terres en dedans des murs, excepté les chemins ménagés pour les hommes. D’un côté, vers le nord-ouest, est un lac moult grand dans lequel sont divers poissons, car le grand sire en a fait mettre de plusieurs espèces, et chaque fois qu’il en désire, il en a à sa volonté. Un grand fleuve y naît et sort du palais, mais on a fait en sorte que nul poisson ne pût s’en échapper, et cela au moyen de filets de fer et d’airain. Vers le nord, à une portée d’arc du palais, le grand khan a fait faire un tertre. C’est un mont qui est bien haut de cent pas et qui a plus d’un mille de tour. Il est couvert d’arbres qui jamais ne perdent leurs feuilles, mais qui sont toujours verts. Or, sachez que le grand sire, du moment qu’on lui citait quelque bel arbre, le faisait prendre avec toutes ses racines et la terre qui l’entourait, et le faisait apporter à cette montagne par ses éléphants, et peu lui importait que l’arbre fût grand. Ainsi il avait les plus beaux arbres du monde. Le grand sire a fait couvrir toute cette montagne de rouille d’azur, qui est moult verte, de sorte que les arbres sont tout verts, et le mont tout vert, et on ne voit que du vert, si bien que le mont est appelé mont Vert. Sur la montagne, au milieu du sommet, est un palais beau et grand et tout vert. Cette montagne, les arbres et le palais sont si beaux à regarder que tous ceux qui les voient en sont réjouis ; et le grand sire a fait ce tertre pour jouir de cette belle vue et goûter ce plaisir. »

Après le palais du khan, Marco Polo cite celui de son fils et héritier ; puis, il décrit la ville de Cambaluc, ville ancienne, séparée de la ville moderne de Taidu par un canal qui divise la moderne Péking en ville chinoise et en ville tartare. Le voyageur, observateur minutieux, nous apprend alors les faits et gestes de l’empereur. Suivant sa relation, Kublaï-Khan a une garde d’honneur de deux mille cavaliers, mais « ce n’est pas par peur qu’il l’entretient. » Ses repas sont de véritables cérémonies, soumis à une étiquette sévère. À sa table, qui est plus haute que les autres, il s’assoit au nord, ayant à sa gauche sa première femme, à droite et plus bas ses fils, ses neveux, ses parents ; il est servi par de hauts barons qui ont soin de se fermer la bouche et le nez avec de belles toiles de drap d’or, « afin que leur haleine et leur odeur n’atteignent point les mets et les breuvages du grand sire. » Quand l’empereur va boire, un concert d’instruments se fait entendre, et quand il tient sa coupe à la main, tous les barons et les spectateurs s’agenouillent humblement.

Les principales fêtes du grand khan sont données par lui, l’une au jour anniversaire de sa naissance, l’autre à chaque commencement de l’année. À la première, douze mille barons, auxquels l’empereur offre annuellement cent cinquante mille vêtements de drap de soie d’or ornés de perles, figurent autour du trône, tandis que les sujets, idolâtres ou chrétiens, font des prières publiques. À la seconde fête, au début de la nouvelle année, le peuple entier, hommes et femmes, se vêt de robes blanches, parce que, suivant la tradition, le blanc porte bonheur, et chacun apporte au souverain des présents de la plus grande valeur. Cent mille chevaux richement caparaçonnés, cinq mille éléphants couverts de beaux draps et portant la vaisselle impériale, et un nombre considérable de chameaux défilent devant l’empereur.

Pendant ces trois mois, décembre, janvier et février, que le grand khan demeure en sa cité d’hiver, tous les seigneurs, dans un rayon de soixante journées de marche, sont tenus de l’approvisionner de sangliers, cerfs, daims, chevreuils et ours. D’ailleurs Kublaï est lui-même un grand chasseur, et sa vénerie est superbement montée et entretenue. Il a des léopards, des loups-cerviers et de grands lions dressés à prendre le gibier sauvage, des aigles assez forts pour chasser loups, renards, daims, chevreuils, et « qui en prennent assez souvent, » enfin des chiens qui se comptent par milliers. C’est vers le mois de mars que l’empereur commence ses grandes chasses en se dirigeant vers la mer, et il n’est pas accompagné de moins de dix mille fauconniers, de cinq cents gerfauts et d’une innombrable quantité d’autours, de faucons-pèlerins et de faucons sacrés. Pendant cette excursion, un palais portatif, dressé sur quatre éléphants accouplés et revêtu au dehors de peaux de lions et au dedans de drap d’or, suit ce roi tartare qui se complaît à toute cette pompe orientale. Il s’avance ainsi jusqu’au camp de Chachiri-Mondou, établi sur un cours d’eau, tributaire de l’Amour, et il dresse sa tente, qui est assez vaste pour contenir dix mille chevaliers ou barons. C’est là son salon de réception ; c’est là qu’il donne ses audiences. Quand il veut se retirer ou se livrer au sommeil, il trouve dans une autre tente une merveilleuse salle tapissée de fourrures d’hermine et de zibeline, dont chaque peau vaut deux mille besants d’or, soit environ vingt mille francs de notre monnaie. L’empereur demeure ainsi jusqu’à Pâques, chassant grues, cygnes, lièvres, daims, chevreuils, et il revient alors vers sa capitale de Cambaluc.

Marco Polo complète en cet endroit la description de cette ville magnifique. Il énumère les douze bourgs qui la composent, dans lesquels les riches marchands ont fait élever des palais magnifiques, car cette ville est extrêmement commerçante. Il y vient plus de précieuses marchandises qu’en aucun lieu du monde. Mille charrettes chargées de soie y entrent chaque jour. C’est l’entrepôt et le marché des plus riches productions de l’Inde, telles que perles et pierres précieuses, et l’on y vient acheter de plus de deux cents lieues à la ronde. Aussi, pour les besoins de ce commerce, le grand khan a-t-il fait établir un hôtel de la monnaie, qui est pour lui une source intarissable de richesses. Il est vrai de dire que cette monnaie, véritable billet de banque scellé du sceau du souverain, est faite d’une sorte de carton fabriqué avec l’écorce du mûrier. Le carton, ainsi préparé, est coupé de diverses manières suivant la valeur fiduciaire que le souverain lui impose. Naturellement, le cours de cette monnaie est forcé. L’empereur s’en sert pour tous ses payements, il la fait répandre dans tous les pays soumis à sa domination, « et nul ne peut la refuser sous peine de perdre la vie. » D’ailleurs, plusieurs fois par année, les possesseurs de pierres précieuses, de perles, d’or ou d’argent, sont tenus d’apporter leurs trésors à l’hôtel de la monnaie, et ils reçoivent en échange ces pièces de carton, de telle sorte que l’empereur possède ainsi toutes les richesses de son empire.

Suivant Marco Polo, le système du gouvernement impérial repose sur une centralisation excessive. Le royaume, divisé en trente-quatre provinces, est administré par douze grandissimes barons qui habitent la ville même de Cambaluc ; là aussi, dans le palais de ces barons, demeurent les intendants et écrivains qui font les affaires de chaque province. Autour de la ville rayonnent un grand nombre de routes bien entretenues qui aboutissent aux divers points du royaume ; sur ces routes sont disposés des relais de poste, luxueusement montés, de vingt-deux en vingt-deux milles, et dans lesquels deux cent mille chevaux sont toujours prêts à transporter les messagers de l’empereur. De plus, entre les relais, tous les trois milles, il existe un hameau composé d’une quarantaine de maisons où demeurent les courriers qui portent à pied les messages du grand khan ; ces hommes, sanglés du ventre, la tête comprimée sous une bandelette, ont une ceinture garnie de sonnettes qui se font entendre au loin ; ils partent au galop, enlèvent rapidement leurs trois milles, remettent le message au courrier qui les attend, et, de cette manière, l’empereur a des nouvelles de lieux situés à dix journées de distance en un jour et une nuit. D’ailleurs, ce mode de communication coûte peu à Kublaï-Khan, car il se contente, pour toute rétribution, d’exempter d’impôt ses courriers, et, quant aux chevaux des relais, ils sont fournis gratuitement par les habitants des provinces.

Mais si le roi tartare use ainsi de sa toute-puissance, s’il fait peser d’aussi lourdes charges sur ses sujets, il s’inquiète activement de leurs besoins et il leur vient souvent en aide. Ainsi, quand la grêle a perdu leurs récoltes, non-seulement il n’exige pas d’eux le tribut accoutumé, mais il leur expédie du blé de sa propre réserve. De même, si une mortalité accidentelle a frappé les bestiaux d’une province, il les remplace à ses propres frais. Il a soin, dans les bonnes années, d’engranger une quantité considérable de froment, d’orge, de mil, de riz et autres productions, de manière à maintenir les grains à un cours moyen dans tout son empire. De plus, il a pour les pauvres de sa bonne cité de Cambaluc une affection toute particulière. « Il fait faire un recensement de tous les ménages de la ville qui sont pauvres et qui n’ont de quoi manger ; tel est de six personnes, tel de huit, tel de dix, plus ou moins. Il leur fait donner du froment et d’autres blés, tant comme ils en ont besoin, en grande quantité ; et tous ceux qui veulent aller demander du pain du seigneur à la cour, on ne leur en refuse jamais. Or, chaque jour, il va plus de trente mille personnes en chercher, et cette distribution a lieu toute l’année, ce qui est une grande bonté du seigneur d’avoir ainsi pitié de ses sujets pauvres. Aussi l’adorent-ils comme un Dieu. » En outre, l’empire tout entier est administré avec soin ; ses routes sont bien entretenues et plantées d’arbres magnifiques qui servent surtout à les faire reconnaître dans les contrées désertes. De la sorte, sans parler des forêts, le bois ne manque pas aux habitants du royaume, et d’ailleurs, dans le Cathay principalement, on exploite de nombreuses houillères, qui fournissent du charbon en abondance.

Marco Polo résida pendant un temps assez long dans la ville de Cambaluc. Il est certain que, par sa vive intelligence, son esprit, sa facilité à s’assimiler les divers idiomes de l’empire, il plut particulièrement à l’empereur. Chargé de diverses missions, non-seulement en Chine, mais aussi dans les mers de l’Inde, à Ceylan, aux côtes du Coromandel et du Malabar et dans la partie de la Cochinchine voisine du Cambodje, il fut nommé, probablement de 1277 à 1280, gouverneur de la ville de Yâng-tcheou et des vingt-sept autres villes comprises sous sa juridiction. Grâce à ces missions, il parcourut une grande étendue de pays et en rapporta d’utiles documents, tant géographiques qu’ethnologiques. Nous allons le suivre aisément, la carte à la main, dans ces voyages dont la science devait retirer un si grand profit.