D’Ischia au Pizzo - Les derniers jours de Murat (19 mai-13 octobre 1815)/01

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D’Ischia au Pizzo - Les derniers jours de Murat (19 mai-13 octobre 1815)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 270-303).
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D’ISCHIA AU PIZZO

LES
DERNIERS JOURS DE MURAT
19 mai -13 octobre 1815[1]
I

Vaincu par les Autrichiens, trahi par ses ministres et par ses soldats, placé devant la nécessité de se livrer soit aux Autrichiens qui l’ont vaincu, soit aux Anglais qu’il accuse de l’avoir trompé, Murat va tenter de se dérober par la fuite, en laissant ses généraux traiter avec les Autrichiens pour l’armée et la population, et Caroline, régente, se tirer d’affaire le mieux possible. De la sorte, il n’abdiquera pas, et il réservera l’avenir. Pense-t-il déjà à un retour de l’île d’Elbe ? C’est possible.

Le 19 mai, à neuf heures du soir, Murat, accompagné seulement de trois courtisans, de son neveu Bonafous, de son secrétaire Auguste de Coussy, et de quelques domestiques, s’échappe du Palais royal. Après de romanesques aventures, il gagne Ischia, où il parvient à s’embarquer le 21, avec trois personnes seulement, sur un chébec frété par le général Manhès, le pacificateur, — d’autres disent le bourreau, — des Abruzzes. Ce chébec qui bat pavillon anglais, chargé à couler, touche à Cannes le 25, après trois jours de traversée. Après quelques hésitations, le sous-préfet de Grasse lève la quarantaine ; Murat débarque, et, tout aussitôt, il expédie deux courriers, l’un à Fouché, l’autre à l’Empereur, qu’a déjà prévenu une dépêche télégraphique du maréchal Brune, commandant l’armée du Midi ; Brune est un très ancien ami de Murat pour lequel il va s’employer avec une affectueuse complaisance.

La situation telle qu’elle se présente, paraît sans issue : à Naples, Caroline a dû capituler devant la division du commodore Campbell, livrer la flotte et les arsenaux en échange d’une vague promesse de négociations, de garanties pour sa personne et ses propriétés ; menacée d’une de ces insurrections populaires dont Naples est coutumière, elle s’est réfugiée à bord du navire anglais Tremendous. De là, elle a écrit à l’Empereur, pour lui annoncer son désastre et lui demander un asile. Mais la convention qu’elle a signée avec Campbell n’est point ratifiée par le commandant de la flotte britannique en Méditerranée, Lord Exmouth : il livre la Reine à M. le comte de Neipperg, lequel la réclame au nom de l’Autriche, victorieuse à Tolentino. Sur ce navire devenu prison, Caroline est conduite à Trieste avec les princes, ses enfants, qu’on a retirés de Gaète ; elle n’est point déclarée prisonnière, mais on lui signifie que son intérêt ne lui permet point, pour le moment, de quitter Trieste. Pourtant, elle espère que Napoléon l’accueillera, en quoi elle ne se trompe pas.

Mais de Murat Napoléon ne veut point. Il l’a défendu, — mais aussi se défendait-il lui-même, — lorsque, le 2 mai, Lord Castlereagh a apporté à la Chambre des Communes une série de pièces, — faussées et interpolées, — remises par M. de Blacas au Gouvernement anglais, en vue de prouver Le double jeu de Murat en 1814. Il a dévoilé la machination, il a, pour la prouver, ouvert son cabinet, fait communiquer aux Anglais qui s’y présenteraient les minutes authentiques des lettres qu’il a adressées à sa sœur et à son beau-frère. Cela n’a point convaincu, certes, Lord Castlereagh, ni ses collègues : le fait était acquis, Murat condamné et détrôné : l’Angleterre ne revenait point là-dessus. Quant à prendre en charge cette campagne dont on avait pu, du jour où elle avait été ouverte, prédire les vicissitudes et la terminaison, l’Empereur ne s’en souciait aucunement. C’était malgré lui et contre lui que Murat l’avait précipitée, malgré lui et contre lui qu’il l’avait menée. Napoléon n’a aucune raison de se solidariser avec Murat parce qu’à présent il est vaincu ; néanmoins, il ne juge point utile de critiquer des opérations militaires qui témoignent d’une étrange maladresse ; il ne révèle point les démarches faites au Congrès de Vienne, les lettres écrites à Louis XVIII et à Talleyrand, les dépêches des agents napolitains à Paris, même pas la proclamation lancée à Rimini et les injures contre la France : il passe, mais il coupe.

Dès qu’il sait que Murat est débarqué à Cannes, il lui expédie un M. de Baudus, ancien employé des Relations extérieures, qui, de 1809 à 1813, a été sous-gouverneur des princes de Naples. Baudus lui dira : « Que Sa Majesté désire qu’il choisisse une campagne agréable entre Grenoble et Sisteron pour y habiter jusqu’à l’arrivée de la Reine et jusqu’à ce que les nouvelles de Naples soient éclaircies. » Ensuite un réquisitoire, mais point déclamatoire, des phrases brèves précisant tous les points : « M. Baudus lui témoignera, en termes honnêtes et réservés, les regrets que l’Empereur éprouve de ce que le Roi a attaqué sans aucun concert, sans traité, sans aucune mesure prise pour instruire les fidèles sujets d’Italie de ce qu’ils devaient faire, ni les diriger dans l’intérêt commun. Le Roi a décidé l’année dernière du sort de la France en paralysant l’Armée d’Italie, puisqu’il en est résulté une différence de 60 000 hommes à notre désavantage. M. Baudus doit lui faire sentir : « qu’il a perdu la France en 1814 ; en 1815, il l’a compromise et s’est perdu lui-même. »

Dans l’agitation où est Murat, il voudrait une solution immédiate, et il est obligé d’attendre Baudus qui n’arrivera que le 9. Aussi, pour gagner du temps, a-t-il expédié à Paris son secrétaire, Auguste de Coussy : mais, à quelques lieues d’Avignon, Coussy a été arrêté et entièrement dévalisé par cinq ou six bandits habillés en paysans et armés de fusils. C’est ici un de ces accidents qui vont à présent traverser à tout instant cet homme, jusque-là presque toujours heureux. Comment va-t-il prendre l’interdiction de venir à Paris ? Comment admettra-t-il la sentence prononcée par l’Empereur, lui qui vient de prendre l’attitude de l’allié fidèle qui s’est sacrifié pour la France, et auquel la France a toutes sortes d’obligations. « J’ai perdu pour la France la plus belle existence, a-t-il écrit à Mme Récamier qui, parce qu’elle a assisté, collaboré peut-être, à sa défection de 1814, est devenue sa confidente et qui lui paraît qualifiée pour lui faire connaître l’opinion de la France et de l’armée à son égard. J’ai combattu pour l’Empereur : c’est pour sa cause que ma femme et mes enfants sont en captivité ; la patrie est en danger, j’offre mes services : on en ajourne l’acceptation. Je ne sais si je suis libre ou prisonnier. Je dois être enveloppé dans la ruine de l’Empereur, s’il succombe, et l’on m’ôte les moyens de le servir et de servir ma propre cause. » Et il accuse directement l’Empereur. Il dit : « Quand, en arrivant, je lui témoigne des sentiments généreux et je lui offre de combattre pour la France, je suis envoyé dans les Alpes. Pas un mot de consolation n’est adressé à celui qui n’eut jamais d’autre tort envers lui que d’avoir compté sur des sentiments généreux, sentiments qu’il n’eut jamais pour moi. » Et il conclut : « Il faut savoir tout supporter et mon courage est supérieur à tous les malheurs. Tout est perdu fors l’honneur : j’ai perdu le trône, mais j’ai conservé toute ma gloire ; je fus abandonné par mes soldats qui furent victorieux dans tous les combats, mais je ne fus jamais vaincu… »

À cette confidente inattendue, il a demandé l’opinion de l’armée sur son compte. Il n’aura pas longtemps à attendre pour la connaître. Convaincu que sa famille va débarquer à Toulon, et déterminé à ne pas se rendre entre Sisteron et Grenoble, comme l’a commandé l’Empereur, il a loué aux environs de Toulon une maison de campagne appelée Plaisance, qui appartient au vice-amiral Allemand. Pour gagner cette campagne, il contourne Toulon, où nombre d’officiers français « le traitent mal. » Entre des officiers au service de Naples, récemment rentrés, et des officiers du 9e de ligne, les querelles sont quotidiennes ; des duels sont proposés et arrêtés ; le lieutenant de police doit inviter le colonel du 9e à prendre des mesures, et, si le Roi paraissait en ville, on ne répondrait de rien.

Murat ne se rend pas compte de cette impopularité. S’il n’ose rompre avec Napoléon, il a lié partie avec Fouché et avec Lucien. Fouché l’a fait soutenir, dès les premières nouvelles, par les deux journaux qui reçoivent directement son inspiration : l’Indépendant et l’Aristarque ont rejeté tous ses désastres sur « l’inconcevable lâcheté de ses troupes » et l’ont applaudi d’avoir « abandonné un peuple sans courage et sans énergie. » Ces insertions impliquent une correspondance dès lors établie entre Murat et Fouché qui, le 11, fait annoncer comme nouvelle positive que « le roi Joachim est dans une terre à quelque distance de Lyon ; » le 17, par le capitaine Gruchet, employé au cabinet du Roi, qu’il lui expédie en courrier, il l’invite à venir attendre les ordres de l’Empereur aux environs de Lyon. Murat accepte avec empressement : le 18, à la fin d’une lettre des plus acerbes contre l’Empereur, qu’il adresse à Mme Récamier, il écrit : « Donnez-moi des conseils ; j’attendrai votre réponse, celle du duc d’Otrante et de Lucien, avant de prendre une détermination… J’attendrai votre réponse sur la route de Marseille à Lyon. »

Son impatience est telle que, dès le lendemain, 19, il adresse à l’Empereur une lettre où il dévoile un état d’irritation qu’il est incapable de dominer. Après s’être étendu sur la violation par les Anglais de la capitulation de Naples, il dit : « Je n’ai plus rien à demander à Votre Majesté. Elle peut sans ménagements prononcer sur mon sort : ses volontés seront exécutées : heureux de m’être perdu pour elle, aucune plainte ne sortira de ma bouche, mais vous pouvez vous dispenser de me faire parvenir à l’avenir ce qu’on veut bien appeler des consolations par des personnes que l’on nomme mes amis. Que vos ministres me fassent connaître positivement le lieu de mon exil ; je m’y rendrai sans murmurer. Je vais attendre vos ordres aux environs de Lyon. »

Voilà donc Baudus exécuté avec la mission dont, par délicatesse, l’Empereur l’a chargé pour enlever à ses injonctions quelque chose de leur caractère impératif. Murat accule Napoléon à lui faire passer des ordres par ses ministres, et par quel ministre ? Fouché, qui est dans son jeu, qui y fut toujours, qui a lié partie avec lui au moins depuis 1808, qui, pour lui, en 1814, a formellement trahi Napoléon ! Fouché a-t-il eu l’idée d’un triumvirat au cas où quelque accident écarterait du jeu l’Empereur ? Murat pour le militaire, Lucien pour les Chambres, lui-même pour la diplomatie et le reste ? Cela semble bien possible, et c’est pour cela que Fouché eût cherché à rapprocher Murat de Paris, afin d’avoir sous la main un homme d’exécution. Tandis que Baudus annonçait à Murat que l’intention de l’Empereur était qu’il prit une maison entre Sisteron et Grenoble, Fouché lui écrivait qu’il était libre de « s’établir dans le Dauphiné, le Lyonnais, ou ailleurs. » Alors, Murat a écarté Baudus « dont rien, a-t-il écrit, ne justifiait la mission près de lui » est se conformant aux instructions de Fouché, il va s’acheminer le surlendemain vers Lyon ; et puis, il compte sur Fouché pour obtenir une résidence à trente lieues de Paris.

Il parle à Fouché de la rupture de la Convention de Naples, du transfert de sa famille en Autriche ; « ce nouveau malheur, dit-il, serait seul capable de m’accabler, mais la perte de mon royaume, mais la captivité de ma famille ne sont rien, auprès de la douleur que m’a fait éprouver l’accueil que j’ai reçu de l’Empereur en rentrant en France. Il est inouï, et il ne sera certainement pas facile de faire comprendre aux Français et à leurs ennemis, que Napoléon ait pu priver de l’honneur de combattre pour la France en danger un prince qui vient de perdre pour elle son trône et sa famille. »

Ainsi passe-t-il sous silence l’occupation de Rome, le siège du fort Saint-Ange, l’agression contre l’armée française, sa participation effective à la coalition, toute sa conduite depuis la fin de 1812. Il tient d’ailleurs avant tout à sa réputation militaire. S’il est tombé, ce n’est pas que la nation ne lui soit pas restée constamment fidèle, que les généraux ou les simples officiers aient manqué à leurs serments : « les soldats seuls, dit-il, m’abandonnèrent. » À la vérité, tous les soldats. Pour le satisfaire, il faudrait que Fouché remplit les journaux de ses dénégations, de ses apologies, de ses proclamations, des bulletins autrichiens, des conventions conclues par la Reine. « Comment l’Empereur, qui en a reçu une copie bien exacte, n’a-t-il pas jugé à propos de la faire publier ? »

« J’entends dire, ajoute-t-il, que l’opinion de la France m’est contraire, et que les Français ne me pardonnent pas d’avoir cessé un seul instant d’être leur allié ; je ne répondrai rien à cela, mais je me bornerai à les renvoyer au discours de Lord Castlereagh, qui ne m’a que trop justifié. Je répondrai à ceux qui m’accusent d’avoir commencé les hostilités trop tôt, qu’elles le furent sur la demande formelle de l’Empereur et que, depuis trois mois, il n’a cessé de me rassurer sur ses sentimeats en accréditant des ministres près de moi, en m’écrivant qu’il comptait sur moi, et qu’il ne m’abandonnerait jamais. »

En vérité, quel besoin a Murat de conter ces histoires à Fouché, qui sait mieux qu’homme au monde la foi qu’il y faut prendre ? Pour tenter une justification impossible, Murat en arrive à se couvrir du discours de Lord Castlereagh et des documents falsifiés qui ont été produits par lui. Nul mieux que lui, si ce n’est Fouché, ne sait qu’ils sont faux : alors, par quelle étrange audace essaie-t-il de s’abriter derrière eux ? Et c’est par cette phrase comminatoire qu’il termine son apologie au sujet de son entrée en guerre : « Si on m’y force, il ne me sera que trop facile de me justifier à cet égard d’une manière victorieuse. »

Ainsi prend-il l’offensive contre l’Empereur, et semble-t-il assez assuré du concours de Fouché pour lui envoyer cet étonnant plaidoyer. L’on se demande à quel tribunal il le destine : ce n’est point à Fouché avec lequel on ne saurait plus douter qu’il a, l’année précédente, combiné sa défection ; ainsi est-on ramené à la conviction que quelque combinaison a été imaginée qui reproduit avec un élément nouveau, — Lucien, — les intrigues anciennes.

Murat ne devrait pourtant pas douter que l’Empereur n’ait été renseigné point par point sur sa campagne. Fouché avait à Toulon un de ses lieutenants les plus remarquables, Joliclerc, que l’Empereur appréciait tout particulièrement, et qui, dès que furent débarqués, de trois bâtiments venant de Naples, environ quatre-vingts passagers, la plupart gens de marque, attachés à la Cour, en avait tiré des renseignements très précis et n’avait point manqué d’en faire part à qui de droit. Mais peu importait à Murat. Il suivait d’abord ses idées, quitte à ce qu’elles se trouvassent en contradiction avec les faits. On voyait ensuite à les faire cadrer.

Le 20, il expédie ces deux dépêches par Gruchet et, convaincu désormais qu’il ne peut plus espérer l’arrivée de Caroline et de ses enfants, ce qui le retenait sur la côte, il se dispose à gagner Lyon, selon qu’il l’a écrit à Fouché. Il annonce à Mme Récamier sa prochaine arrivée, par une lettre où il lui témoigne « sa reconnaissance pour l’aimable et constant intérêt qu’elle lui a témoigné, et lui demande la conservation de son amitié au milieu des malheurs immérités qui l’accablent. »

Le 23, il envoie à Lyon, avec M. de Coussy, chargé de lui louer une campagne, une partie de sa suite et son valet de chambre, Armand, l’un des plus affidés. N’ayant encore, semble-t-il, aucune nouvelle du désastre de Belgique, il part le 25, à huit heures du soir, pour Lyon. Le 26, à six heures du matin, un peu au delà d’Aubagne, il rencontre le général Verdier à la tête de la garnison de Marseille. Devant la populace insurgée à la nouvelle de Waterloo, devant les massacres auxquels elle se livre, et la menace d’une descente anglaise, Verdier a évacué la ville sans combattre, et il se dirige sur Toulon pour rallier l’armée que commande le maréchal Brune. Verdier est des plus anciens camarades de Murat, près duquel il a combattu en Italie, en Egypte, en Syrie ; sous ses ordres en Italie, en l’an X, il l’a retrouvé en Prusse, en Pologne, en Espagne, en Russie, et, fidèle lieutenant d’Eugène, il a combattu avec vigueur le roi de Naples en 1814 : il connaît donc mieux qu’homme au monde ses défauts et ses qualités. Les soldats acclament Murat, les officiers se pressent autour de lui, le supplient de se mettre à leur tête, de marcher sur Marseille, de châtier les massacreurs qu’a enivrés la faiblesse de Verdier. Il refuse, et, durant que la troupe prend la route de Toulon, il regagne Plaisance.

Alors ce sont d’interminables journées d’hésitations, de contradictions, de lettres écrites qu’il faut aussitôt rattraper ; de négociations oiseuses avec Brune qui ne sait, lui aussi, à quoi se résoudre, mais qui n’ignore rien des dangers qui le menacent, car le 12 mai, il a télégraphié[2] au ministre de la Guerre : « L’esprit des habitants du Midi est affreux. » Brune a projeté de percer avec ses troupes et de se joindre à l’Armée de la Loire, auquel cas le Roi l’eût accompagné, mais cela est trop simple, et on y renonce ; Murat, de son côté, se compromet en tentatives maladroites près du général de Perreymond qui s’est emparé du commandement de Marseille au nom de Louis XVIII. Il se disperse en des entretiens avec des réfugiés napolitains qui, pour se faire bien venir et tirer quelque argent, certifient que Naples et les Calabres n’attendent que sa présence pour se soulever contre les Bourbons. Amorcent-ils déjà une conspiration ? Sur les conseils plus éclairés du général Rossetti et du duc de Rocca Romana, il se détermine à la fin, le 5 juillet, à expédier à Paris un employé de son Cabinet qui rejoindra M. de Coussy et qui remettra les pouvoirs nécessaires pour prier le duc d’Otrante d’entrer en négociations avec le prince de Metternich, en vue d’obtenir de l’empereur d’Autriche un asile dans ses États.

Avec Fouché, Coussy a déjà fortement avancé une affaire qui ne saurait manquer de tenir grandement au cœur de Murat, et qui, au défaut du trône de France, ou même d’une place de triumvir, lui assurerait au moins une fortune. Murat a chargé Coussy de réclamer les biens qu’il avait acquis en France à titre onéreux et que, par le traité de Bayonne, du 18 juillet 1808 (article séparé no 4), il avait dû céder à l’Empereur, en échange de 500 000 francs de revenu annuel à prendre sur le million de rentes en fonds de terre que l’Empereur s’était réservé dans le royaume de Naples par le statut du 30 mars 1806. Ces propriétés consistaient dans le Palais de Paris (l’Elysée), la maison de campagne de Neuilly, les écuries dites d’Artois, et la terre de la Mothe-Saint-Héraye, avec le mobilier et meubles meublant ces palais et maisons, les tableaux, statues, et tous les objets soit d’art, soit de décoration qu’ils renfermaient : pour le présent, une fortune considérable, immense pour l’avenir. Que la restitution en fût agréable à Murat, l’on n’en pouvait douter et elle pouvait lui sembler équitable. L’Empereur avait cédé au grand-duc, de Berg ses droits sur la couronne des Deux-Siciles, mais la condition expresse de cette cession avait été « une ligue offensive et défensive sur terre, comme sur mer, entre l’empereur des Français et le roi des Deux-Siciles, » et, quoi que pût dire Murat, la rupture de l’alliance ne pouvait guère se discuter. Quant à garantir au Roi les biens « qui lui avaient été cédés pour en jouir à titre de propriété particulière, » il n’en avait point été question dans le traité, et ce fut une habileté de Coussy et de Fouché d’alléguer le contraire. Peut-être pensaient-ils que la garantie était implicite. En tout cas, ce fut sur un tel considérant que la Commission de gouvernement (duc d’Otrante, président, Carnot, Grenier, Quinette, Caulaincourt membres) se fonda pour prendre un arrêté, « restituant au prince Joachim ses biens de France, estimés à dix millions pour tenir lieu des biens situés dans le royaume de Naples pour lesquels il était impossible de fournir la garantie stipulée. » Quant aux biens qui auraient été aliénés, le prince Joachim en recevrait la valeur. Cet arrêté était en date du 5 juillet : expédition en fut transmise à Coussy par Montalivet, intendant général de la Couronne, le 7, le jour même où Fouché fit fermer la Chambre des représentants, la veille de l’entrée à Paris de Louis XVIII, la veille de la seconde Restauration.

C’était l’acte testamentaire du Gouvernement provisoire, mais serait-il exécuté ? Sans perdre une heure, Coussy envoie par Gruchet cette pièce à Murat. Il joint une lettre « où il parle de l’espoir qu’il a que l’empereur de Russie ne refusera pas de parler pour le maintien de la restitution de ces biens, fondé sur l’équité. « Il demande au Roi sa procuration pour suivre ses affaires d’intérêt et agir conformément à ses intentions, et il ajoute : « On dit qu’il va être assemblé un congrès où Louis XVIII lui-même serait mis en question. Ce serait le moment de parler pour Votre Majesté. Vous trouverez des amis fidèles, et quelques-uns de vos ennemis même, n’ayant plus rien à craindre, seront plus humains. » Il termine en disant : « qu’ayant appris, avant le départ de Napoléon pour se rendre au lieu de son embarquement, qu’il avait des sommes d’argent considérables, son intention était de lui envoyer Gruchet pour lui faire connaître le dénuement du Roi et obtenir quelque chose de lui[3]. »

Parallèlement à Coussy, un autre agent de Murat est entré en action : Francesco Macirone. C’est un personnage des plus suspects, mi-Romain, mi-Anglais, qui sans avoir jamais servi, a été par Murat nommé colonel en 1814. Le Roi l’a employé à des missions secrètes, en Sicile, en Angleterre et à Paris, où il est arrivé au commencement de mai. Il s’est aussitôt concerté avec Fouché qu’il connaît et qui l’a gardé en réserve pour des besognes où il aurait besoin d’agents frais et inédits. Coussy, qui, parti pour Lyon au-devant de Murat, y a appris la nouvelle de Waterloo, est revenu en hâte sur Paris et s’y est concerté avec Macirone. Le 28, Macirone, chargé des instructions de Fouché et muni d’une lettre d’introduction fournie par un agent anglais, peut-être bénévole, un nommé F. Marshall, s’est présenté à Wellington, et, après l’avoir entretenu de la mission dont Fouché l’a chargé au sujet du changement de régime, a parlé de passeports pour Murat et d’un asile à lui donner en Angleterre. Wellington a posé comme première condition l’abdication du Roi, et il a exprimé le désir que Murat écrivit lui-même. Macirone a rendu compte à de Coussy qui en a référé au Roi.

Le 13, Murat a répondu à Coussy, en lui envoyant sa procuration, que le titre qu’il a pris — prince Joachim Murat — est celui qu’il désire porter ; qu’il souhaite par-dessus tout qu’il lui soit permis de rester en France comme simple particulier en donnant toutes les garanties. Quant aux pourparlers avec Wellington, il renonce à aller en Angleterre, s’il doit commencer par signer son abdication, ce qu’il ne pourrait faire d’ailleurs sans avoir vu sa femme et ses enfants : « Je dois avouer, ajoute-t-il, que j’avais une autre opinion du caractère de ce général. Je le croyais aussi généreux qu’illustre, et j’aurais été loin de penser qu’il aurait exigé un si grand sacrifice pour de simples passeports que lui demandait un guerrier malheureux. »

« Maintenant, ajoute-t-il, que tous les souverains sont à Paris, il vous sera facile de faire, ou de faire faire des démarches pour savoir quel serait celui qui serait le plus disposé à me donner un asile. Je ne voudrais jamais, s’il est possible, aller en Autriche. Cette résolution m’est sans doute bien pénible, puisqu’elle pourrait me séparer pour longtemps de la Reine et de mes enfants, et il faut avoir de bien justes motifs de me plaindre de ce gouvernement pour pouvoir même concevoir ce projet. »

Passant ensuite à ses biens, il ne voit pas pourquoi le Gouvernement provisoire aurait fait quelque difficulté à les lui restituer. Il a les contrats d’achat et nul ne saurait produire des contrats de vente. Il compte assez sur la justice de Louis XVIII, au cas que celui-ci remonte sur le trône, pour obtenir de lui l’équivalent des propriétés que la Couronne conserverait. « Je dois présumer, ajoute-t-il, qu’à l’époque où le Congrès se réunira de nouveau, la Reine agira de son côté pour nous faire obtenir une existence convenable, car je n’y ai pas moins de droits que n’en eut et n’en a l’empereur Napoléon, le roi Charles et la reine d’Etrurie (car, comme ces princes, j’ai été reconnu partons les princes d’Europe). Faites agir de votre côté pour chercher à nous rendre favorables les ministres de princes les plus influents. »

Ainsi, autant qu’il est permis de juger de ses projets, qui paraissent se contredire d’heure en heure, Murat a renoncé à solliciter l’Autriche ; il désire aller en Angleterre, mais sans se soumettre à la condition préalable de l’abdication ; il se croit en sûreté à Toulon, il n’a aucune idée de s’éloigner ; il ne réalise pas que, à chaque minute qu’il perd, il compromet ses chances de vivre. Convaincu de la générosité de Louis XVIII, assuré qu’il est resté roi tant qu’il n’aura pas abdiqué, il se plaît à des gestes souverains et il envoie au maréchal Brune la décoration de son ordre : « Mon cher Brune, lui écrit-il, je t’adresse la petite croix de mon ordre que tu as paru désirer. Dans l’état où m’a réduit la fortune, je n’aurais pas osé te l’offrir. Je m’en veux de ne pas avoir pensé que mon grand ordre t’eût été agréable. Je te l’eusse envoyé quand j’étais encore sur le trône. » Ainsi, avec ces hochets qui ne sont plus que des objets de curiosité, ces deux soldats, également partis du peuple et également démagogues à leurs débuts, jouent au bord de leur tombe !

Cependant, spontanément, semble-t-il, peut-être d’accord avec Coussy, Macirone, le 12 juillet, a écrit, au nom du Roi, a Lord Castlereagh, pour demander un asile en Angleterre. Le même jour, Murat a adressé son aide de camp, le général Rossetti, à Lord Exmouth, dont la flotte est entrée dans le port de Marseille. Il a donné pour instruction à Rossetti : « Demander que le Roi soit reçu à bord d’un bâtiment anglais et conduit en Angleterre ; assurance formelle qu’il jouira d’une pleine liberté et de la faculté d’habiter une ville des trois royaumes (Londres excepté). Le Roi s’engagera à y vivre en simple particulier, et avec un très petit nombre de ses amis. » Lord Exmouth, que Rossetti peut atteindre le 13 au matin, consent bien à recevoir le Roi à bord d’un des navires de son escadre, mais sans aucune garantie : il demandera les ordres de son gouvernement lorsque le Roi sera à son bord. Rossetti répond que, sans l’assurance d’une liberté pleine et entière, le Roi ne se livrera pas aux Anglais ; que d’ailleurs il a lieu de croire que l’empereur d’Autriche accordera des conditions plus avantageuses : connaissant les répugnances de Murat, il espère ainsi monter l’enchère.

Aussi bien, est-il en droit de le faire ; le 14, arrive à Plaisance le valet de chambre Armand, expédié par Coussy, et porteur des dépêches de Fouché. Fouché, muni de l’autorisation donnée le 5 par Murat de négocier avec Metternich, annonce que l’empereur d’Autriche consent à offrir un asile dans ses États au Roi, pourvu qu’il abdique et qu’il consente à accepter un titre modeste ; Fouché ajoute qu’il attend l’autorisation de signer cette convention avec M. de Metternich.

Mais Murat s’obstine à ne point abdiquer, à ne point se rendre en Autriche ; il veut l’Angleterre dans les conditions qu’il a posées, et, cela, malgré Lord Exmouth et malgré Wellington. Aussi, ce même jour écrit-il à Brune : « Je le serais obligé si tu voulais m’envoyer l’ordre au contre-amiral Duperré de me donner des moyens de transport pour moi et mes officiers sur un bâtiment de l’État, ainsi que tu me l’as promis : cet amiral m’a déclaré qu’il n’attendait que cet ordre pour l’exécuter. »

Où irait-il, sinon en Angleterre ? Au surplus, loin d’accepter, le 15, comme on l’a prétendu, les offres de l’Autriche, c’est pour Wellington qu’il rédige une lettre dont il attend un effet infaillible. Il écrit : « Un prince malheureux, un capitaine qui n’est pas sans renommée, s’adresse avec confiance à un capitaine aussi généreux qu’illustre, pour obtenir un asile en Angleterre. Mylord, j’ai perdu le trône de Naples pour avoir voulu être fidèle à mon système de vouloir rester inviolablement attaché au système de la Grande-Bretagne. Telle fut en effet ma déclaration à Lord Castlereagh, à l’époque du dernier événement de l’ile d’Elbe ; telle fut celle que je fis à Lord Bentinck à l’ouverture de cette dernière campagne, lorsqu’il me fit dénoncer l’armistice avant l’expiration des trois mois qui devaient suivre cette dénonciation. Je lui fis écrire que, ne voulant, ni ne pouvant vouloir me mettre en guerre avec l’Angleterre, j’allais rentrer dans mes États, et demander une suspension d’armes au général autrichien. Cette résolution me perdit, car, en restant sur le Pô, j’eusse infailliblement forcé ce général à l’accepter, et je serais encore en possession de mes États. » Il se plaint que sa femme et ses enfants aient été menés prisonniers en Autriche, et il demande à se placer sous la sauvegarde de l’honneur britannique et de la gloire de son premier général : « Mylord, dit-il, je ne saurais rendre un plus grand hommage au peuple anglais, je ne saurais payer un plus grand tribut d’estime et d’admiration aux qualités éminentes qui vous distinguent et qui viennent de vous placer au rang des plus grands capitaines. Ne dédaignez pas mon hommage, mylord, c’est celui d’un militaire d’honneur qui, tout en vous admirant, et sans être jaloux de votre gloire, désira longtemps de vous combattre, dans l’espoir d’enrichir son expérience de vos talents militaires. »

Cette lettre, dont Mural attendait le suffrage de Wellington, ne fut point envoyée par Coussy à son destinataire, parce que, lorsqu’elle parvint à Paris, Macirone « avait reçu de Sir Charles Stuart une note officielle l’informant qu’il était chargé par Lord Castlereagh de lui dire que le Prince régent ne jugeait pas à propos, pour le moment et par rapport aux circonstances du jour, d’accéder à la demande du Roi[4]. » Macirone remit à Coussy une lettre par laquelle il rendait compte au Roi de ses démarches, et réclamait de l’argent. Le même jour, Coussy expédia Gruchet avec cette lettre et une autre qu’il écrivait au Roi relativement à ses propriétés.


Dans l’intervalle, la face des choses avait entièrement changé, et, loin de continuer à être protégé par les agents du gouvernement, Murat allait être traqué par eux. À Paris, Decazes, préfet de police, avait ouvert les hostilités contre Fouché, ministre de la police et, en apparence, chef du gouvernement. Vitrolles, encore à Paris, appuyait Decazes en attendant qu’il revînt à Toulouse administrer la principauté de Mgr le Duc d’Angoulême. Appelé par le Comité royaliste de Marseille, promu lieutenant-général et investi par le Duc d’Angoulême du commandement de la division militaire, le marquis de Rivière remplaçait Brune, et l’on ne pouvait que craindre ses préjugés et son entourage. Enfin, un nommé Martelli, fils peut-être d’un Martelli qui avait accompagné Bacciochi à Lucques, était envoyé à Toulon pour remplacer Joliclerc en qualité de lieutenant provisoire de police. Martelli « s’occupait tout le long de la route de ses fonctions, ce qui le mit dans le cas, écrit-il, de faire arrêter divers personnages, entre autres le sieur Gruchet, aide de camp du général Belliard. » Il saisit les dépêches dont Gruchet était porteur : « Elles étaient renfermées dans un tuyau de fer-blanc, et dans un étui adroitement caché dans un saucisson de Bologne. » Arrêté à Cuges, Gruchet est transféré à Marseille, près de M. Caire, lieutenant provisoire de police, et ses dépêches sont transmises à Decazes, lequel n’a garde d’en référer à Fouché. Comme elles sont signées de Macirone et de Coussy, Decazes fait appréhender les signataires ; on perquisitionne à leurs domiciles et l’on enlève leurs papiers. Quant à Gruchet, conduit à Marseille, il y est étroitement gardé jusqu’au mois d’octobre, où « il eut sa liberté par ordre supérieur avec injonction de se rendre à Besançon, » son lieu de naissance.

En même temps, le neveu de Murat, Bonafous et sa nièce, la duchesse de Coregliano, qui se rendent à Cahors, sont, par le zèle du même Martelli, arrêtés dans les lignes pendant les marches et contre-marches des troupes françaises et anglaises. Ils sont dans une voiture de Murat que l’on croit remplie d’argent. Ils demandent d’eux-mêmes à être fouillés. On ne leur trouve que peu d’argent, quelques diamants, et des reconnaissances de bijoux. On va les relâcher, lorsque l’examen des papiers saisis sur Gruchet fait soupçonner une relation entre leur voyage et les projets de Murat. La duchesse est mise en liberté, mais on expédie Bonafous sur Marseille, où il est gardé à vue jusqu’au 6 septembre.

Ainsi Murat est coupé de Paris, coupé de tous ceux qui s’intéressent à lui, surtout de Fouché, qui ignore entièrement ce qu’a machiné Decazes. Brune, de plus en plus indécis, va céder aux injonctions du marquis de Rivière, arborer le drapeau blanc, proclamer Louis XVIII, et quitter la place sur l’assurance « qu’il n’aura rien à craindre, s’il consent à abandonner le commandement de l’Armée du Var, et à sortir de Toulon, » Il se dispose donc à rentrer à Paris : on sait comment, malgré les assurances de M. le marquis de Rivière, il fut massacré le 2 août à Avignon. De combien s’en fallut-il que les bandes marseillaises, enivrées de leurs tueries, enhardies par l’impunité, rivalisassent avec les bandes comtadines et donnassent le meurtre du maréchal Murat pour pendant au meurtre du maréchal Brune ? Elles approchaient de Toulon et se disposaient à y renouveler les atrocités des derniers jours de juin. Le Roi ne pouvait plus sans témérité rester à Plaisance ; il dut d’abord rentrer en ville, puis chercher un asile ignoré dans une bastide à une lieue et demie de Toulon, sur la route d’Antibes.

Pour détourner les chiens, Joliclerc a annoncé le 29 juillet au ministre de la Police et a fait répandre que Murat a quitté le pays le 20. « Il avait fait préparer un bâtiment de commerce pour s’embarquer, écrit Joliclerc. Il paraît cependant qu’il a pris le chemin des montagnes avec deux personnes seulement. On veut même qu’il ne soit pas très loin de Toulon, attendant une réponse de Lord Wellington, à qui il avait fait demander un passeport pour se retirer en Angleterre. Sa maison se disperse entièrement. Chacun de ses officiers retourne dans son pays natal. Le duc délia Rocca-Romana m’a fait demander des passeports pour Lyon où il en sollicitera de nouveaux de Votre Excellence pour gagner Paris. »

Il y a, dans les trois séries de faits allégués par Joliclerc, trop de vérités pour qu’il ne puise pas à bonne source : la demande de passeports se rattache au projet qu’ont formé certains fidèles de Murat de l’entraîner à Roanne par les montagnes, pour y attendre le sauf-conduit qu’a offert M. de Metternich. Mais c’est là le parti que Murat paraît à présent le moins disposé à prendre. Peut-être n’a-t-il consenti à se joindre à Rocca-Romana, San Giuliano et Rossetti, qui ont tous pris des passeports pour Lyon, qu’en vue « de se diriger vers Paris avec ses anciens officiers, en se confondant avec leurs gens pour être plus à portée de suivre les démarches près de Lord Wellington. » Cela prouve la sûreté des informations de Joliclerc qui n’est pas moins bien renseigné quant au bâtiment de commerce.

Murat, en effet, sur la nouvelle qu’un bâtiment marchand allait faire voile de Marseille pour le Havre, n’a point hésité, le 5 août, à abandonner le projet d’un voyage par les montagnes et à chercher les moyens de s’embarquer. Est-ce lui pourtant qui nolise le bateau, ou ne doit-il paraître qu’en simple passager ? La première hypothèse est de beaucoup la plus vraisemblable. Au Havre, il compte attendre les passeports que lui apportera le marquis de San Giuliano, parti en poste pour Paris et Londres. Ce n’est point de Metternich, c’est de Wellington que San Giuliano devra, une fois de plus, réclamer la protection : Murat offre, si on lui accorde un asile en Angleterre, d’envoyer au gouverneur de la place de Gaëte, qui tient encore, l’ordre de capituler.

Les dispositions avaient été prises pour que le Roi s’embarquât le 10 août au matin sur une barque de pêcheur que son neveu, Joseph Bonafoux, mènerait en rade au navire affrété. Mais, par excès de prudence, son nom n’a pas été prononcé ; le capitaine, auquel on n’a pas voulu se confier, ignore à qui il a affaire, et l’on a combiné pour l’embarquement en rade des mesures si compliquées qu’un empêchement devenait probable. Le 9, vers huit heures du matin, le lieutenant-général comte de Lardenoy de Bolandre, que le marquis de Rivière a nommé commandant d’armes à Toulon, « ayant reçu l’avis qu’on venait de voir entrer le roi Joachim dans une maison près de la mairie, envoya sur-le-champ de la troupe, avec un officier supérieur et un commissaire de police pour cerner le local et le fouiller avec le plus grand soin. » On ordonne la fermeture des portes de la ville, on fait des perquisitions sévères dans la maison qu’habite le capitaine de frégate Bonafous-Murat, et, si ces mesures ne procurent point à M. le comte de Lardenoy l’arrestation du Roi, elles empêchent Bonafous de prendre la barque, d’aller chercher son oncle au rendez-vous, et de le conduire en rade. Après avoir attendu plusieurs heures, le navire, sur lequel Rocca-Romana et Rossetti étaient montés comme simples passagers, au même titre que le général Verdier, et divers officiers de son état-major, fait voile pour le Havre. Il emporte les bagages et l’argent du Roi. Il n’y eut là ni trahison, ni défection : simplement des contretemps fâcheux, mais explicables. Seulement, Murat eût pu remarquer, lui, l’homme jadis constamment heureux, que, depuis son arrivée en France, rien ne lui réussissait.

Cependant le marquis de Rivière, qui, en l’an XII, avait dû la vie à l’intervention de la princesse Caroline, et qui, à présent, tenait en ses mains l’existence de Murat, ne semblait point avoir formé contre lui de mauvais desseins, tout au contraire. Il n’avait été pour rien dans le mouvement insurrectionnel qui s’était produit, le 25 juin, à Marseille, dont, le 10 juillet seulement, il était venu assumer l’administration nominale et où il s’était montré impuissant non seulement à retenir, mais même à modérer les esprits. Les officiers qu’il avait nommés, les troupes qu’il avait rassemblées, les paysans qu’il avait insurgés, échappaient à ses directions pour suivre les pratiques d’une populace qui ne pouvait être contenue que par des méthodes d’efficace sévérité. Il se trouvait sans moyens, sans forces et sans énergie morale, en présence de crimes dont on ne saurait le rendre responsable. On l’a accusé d’avoir « promis 48 000 francs de récompense à celui qui livrerait l’ex-roi, mort ou vif, » de lui avoir tendu un piège en essayant de faire son complice de Joliclerc, et d’avoir destitué celui-ci sur son refus : tout cela est faux, et c’est à bon droit que, dans les mémoires publiés sous son nom, on a allégué le contraire.

Le 14 août, Joliclerc a écrit au duc d’Otrante : « L’autorité militaire a continué à rechercher ici avec beaucoup d’activité le roi Murat, on a fouillé plusieurs maisons dans la ville et dans la campagne. Des gens zélés, dans plusieurs communes rurales, ont aussi fait des démarches et des courses à cette occasion, de sorte que, si ce personnage était trouvé par de pareils rassemblements, je ne sais pas trop ce qui en arriverait. »

Joliclerc est venu trouver le marquis de Rivière ; il l’a entretenu de la position de Murat et il a reçu de lui une commission dont il lui rend compte à lui-même dans des termes qui ne sauraient laisser aucun doute sur ses intentions : « Conformément aux ordres de Votre Excellence, écrit-il, j’ai dit à M. Murat (Bonafous), capitaine de frégate, neveu du roi Joachim, que si ce prince était encore dans les environs, l’autorité supérieure lui offrait un sauf-conduit et une escorte, pour qu’il pût gagner à son gré ou un vaisseau de guerre anglais, ou l’armée autrichienne, à son choix ; qu’il aurait à cet égard des garanties écrites s’il le désirait ; que, dans le premier cas, on lui procurerait un bâtiment convenable, etc. Le neveu m’a déclaré qu’il croyait son oncle parti par mer depuis le 22 juillet ; que, cependant, il irait aux informations et me ferait une réponse positive sous peu de jours ; ce qui me confirme dans l’idée que j’avais, que, si ce personnage ne s’est pas embarqué, il doit être retiré quelque part dans nos montagnes. Ne jugeriez-vous pas convenable, monseigneur, de m’envoyer de suite, ou à M. le comte de Lardenoy, le sauf-conduit en question, pour qu’à l’instant même où l’on me rendra réponse, nous puissions mettre à exécution ce qui aura été convenu ? Je suis persuadé que ce prince, s’il est ici, préférera de se rendre aux Anglais, s’attendant bien cependant qu’ils le conduiront à Trieste, auprès de sa famille, comme feraient les Autrichiens, mais il voyagera d’une façon moins désagréable par mer qu’il ne le ferait sous forte escorte par terre. Il faudrait avoir un ordre pour que la marine fournit un bâtiment. Vous aurez la bonté, monseigneur, de me donner vos instructions, que j’exécuterai ponctuellement. J’accompagnerai même le personnage jusqu’à son arrivée au premier vaisseau anglais, et je retiendrai alors le sauf-conduit pour vous le rapporter. En un mot, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour remplir vos intentions[5]. »

Ainsi, de ce rapport où Joliclerc résume les instructions qu’il a reçues, résulte la certitude que M. de Rivière était disposé à offrir, de son chef, et sans demander l’autorisation du gouvernement royal, un sauf-conduit au roi de Naples, et à lui procurer les moyens de gagner l’escadre anglaise. À la vérité, le sauf-conduit devait lui être rendu après que .Joliclerc en aurait fait usage : mais quelle preuve meilleure que Rivière agissait spontanément, de concert avec Joliclerc et, par Joliclerc, avec Fouché, pour le salut de Murat ? Seulement, il fallait trouver moyen de communiquer avec Murat, et ce fut vainement que Joliclerc multiplia les démarches. « Le roi Joachim, qui paraît réellement caché dans nos environs, écrit-il le 16 août à Fouché, ne m’a fait encore aucune réponse positive aux propositions qui lui ont été portées de la part de M. le marquis de Rivière. Ce prince hésite et se fera arrêter ! On a été plusieurs fois déjà sur ses traces. »

Le journée passe : c’est la dernière. Le 17, Joliclerc est destitué ; le marquis de Rivière, nommé pair de France, est rappelé à Paris. Du même coup, et peut-être cette coïncidence n’est-elle pas fortuite, les deux derniers soutiens de Murat sont réduits à l’impuissance. Son sort se trouve désormais remis à des subalternes incapables d’une vue généreuse et d’une pensée un peu haute. Fouché, espérant que le Roi a quitté Toulon, et qu’il a gagné un asile dans un des départements de l’Est, multiplie ses communications aux préfets, pour qu’ils « emploient des moyens sûrs et discrets pour découvrir si ce prince fugitif a réellement choisi tel ou tel lieu pour sa retraite… », et, ajoute-t-il de sa main : « Si l’ex-roi de Naples est dans votre département, vous lui donnerez un passeport pour l’Autriche. » Pas plus Fouché que Joliclerc n’arrive à savoir où est le Roi.

Depuis le 10, où, ne voyant pas arriver son neveu, il a vainement tenté de rejoindre le navire qui devait l’attendre en rade, Murat erre par la montagne, abandonné par son valet de chambre, Leblanc, parti pour Toulon, sous un prétexte, avec l’or qui lui a été confié. Après quelques nuits passées dans la maison de M. Marrain, avocat, auquel, sans le connaître, il a demandé l’hospitalité et qui, pour la lui avoir accordée, fut mis plus tard sous la surveillance de la police, il s’est hasardé jusqu’à Plaisance, d’où il a pu faire prévenir son neveu Bonafoux-Murat, qui, étroitement surveillé lui-même, a apporté quelque argent et des vivres. Il passe les nuits à Plaisance, chez la jardinière ; il erre le jour dans la montagne, échappant par des coups de chance aux bandes qui le traquent[6].

Fourbu, exténué, tel un cerf aux abois, le malheureux n’a plus d’espoir que dans un improbable retour de la fortune, — il vient. De braves gens se rencontrent qui, mis au courant par Bonafous-Murat de la situation du Roi, s’offrent pour le mener en Corse, ou tout au moins le conduire en mer sur le passage du bateau-poste. Ce sont deux jeunes officiers de marine, Donnadieu et Anglade[7], et un ancien employé à la suite des armées d’Espagne, Blancard. Bonafous-Murat, pour détourner les espions, doit faire un tour dans la montagne, et, s’il peut, rejoindra à la plage.


En Corse, Murat est assuré de trouver une sorte de sécurité, grâce au grand nombre d’officiers qui ont servi dans son arme. Aussi bien la terre lui est fermée, et toute tentative, pour gagner l’Angleterre en traversant le midi de la France, tiendrait du suicide. La Corse, d’ailleurs, est à peine soumise aux Bourbons ; la lutte « reste ouverte entre les éléments qui, — en changeant de nom selon les circonstances, — s’affrontent depuis vingt ans. » « La Corse, écrit le général Simon dans un rapport qu’il adresse le 4 septembre 1815 au ministre de la police de Louis XVIII, est divisée en deux partis bien prononcés, et dans les différentes révolutions qui ont donné la supériorité à l’un ou à l’autre de ces partis, les voies de fait et le pillage ont toujours été commis par celui qui se qualifie de parti royaliste, mais qui n’est réellement qu’un parti anarchiste ou anglais. Heureusement il est le moins nombreux ; l’autre parti, qui est beaucoup plus fort, est composé de gens plus sages et de bons citoyens attachés à la France, mais que la crainte tient dans le silence, dans un moment où la qualification de Napoleonistes, qu’on leur donne indistinctement, semble être un titre de proscription, mais tous se réuniront franchement autour du gouverneur envoyé par le Roi avec des forces. suffisantes pour leur donner la protection dont ils ont besoin. »

Un continental seul pouvait démêler les faits avec cette lucidité. À ces deux partis, en lutte depuis 1792, les événements avaient apporté des recrues d’ordres divers ; ici, revenants du service anglais, ou du service espagnol ; réfugiés de Sardaigne, colorant leur absence de prétextes politiques ; là, officiers à demi-solde de l’armée française, officiers congédiés de l’armée napolitaine et de l’armée italienne. C’étaient des éléments tout disposés à l’agitation et prêts pour la guerre civile.

Que Murat eût simplement l’idée d’échapper momentanément à ses persécuteurs, d’attendre que les Puissances alliées eussent décidé de son sort, ou qu’il voulût prendre en Corse un point d’appui pour une résistance armée, un point de départ pour une expédition sur ses anciens États, tout le conviait au départ. Mais il était loin des rêves qu’il avait formés, de la frégate que Brune et Duperré devaient lui fournir, même du trois-mâts qu’il avait nolisé et qui, en rade de Toulon, ne l’avait pas attendu. Les courtisans de sa mauvaise fortune ne disposaient que d’une méchante barque non pontée, tout récemment construite à la Seyne, qu’avait procurée un Corse, le capitaine de frégate Oletta, ami de Blancard.

Le 23, le péril devenant de plus en plus pressant, sans attendre Bonafous, qui n’avait pu rejoindre, Donnadieu, Anglade et Blancard s’aventurèrent avec le Roi sur ce petit bateau. Ils étaient convenus avec Bonelli, le patron du bateau de correspondance, qu’il les recueillerait en mer, à une heure et à un lieu donnés. Par suite d’une question de passeports, le bateau-poste ne fit voile que très tard. Ignorant la cause de ce retard, Murat et ses compagnons quittèrent par prudence l’entrée de la rade ; ils essayèrent, dit-on, de se faire recueillir par un bâtiment chargé de vin, à destination de Toulon, dont ils parvinrent à approcher le 24, et auquel ils proposèrent de les mener à Bastia. « Mais le patron, ne se souciant point de se laisser aborder par quatre hommes armés, et de mauvaise mine, » faillit, en réponse, passer sur leur barque et la couler. Vers sept heures du matin[8], « le vent étant plus que bon frais, » ils étaient en perdition à treize lieues environ de l’ile d’Hyères, lorsqu’ils aperçurent le bateau de correspondance. Ils s’approchèrent, criant à toute voix : « Sauvez-nous la vie ! Sauvez-nous la vie ! » Le capitaine, Michel Bonelli, « dans la persuasion que ces hommes, auraient infailliblement péri s’ils étaient restés sur le petit bateau pendant la nuit, attendu la force du vent qui augmentait de plus en plus, se décida à les prendre à son bord. » Ils n’avaient en fait de provisions qu’un petit sac de galettes, un petit baril de vin, et un peu d’eau, sans aucune sorte d’effets ou de bardes. « Bonelli leur ayant demandé le motif de leur rencontre en mer dans cet état de détresse, ils lui répondirent qu’ils étaient officiers de marine qui, pour se soustraire aux persécutions dont ils étaient menacés et crainte d’être assassinés, résolurent de prendre le petit bateau en question et s’enfuir pour sauver leur vie. »

C’était la scène convenue. Sur le bateau de correspondance étaient embarqués le capitaine de frégate Oletta, et le commissaire des guerres Galvani[9], qui étaient dans le secret et avaient part à la mise en scène. Mais il avait fallu sauver les apparences et ménager aux autres passagers les moyens de ne pas être compromis : ce pourquoi le Roi parut sous le nom de Campomele. Ni l’ex-sénateur comte de Casabianca, ni Rossi, le neveu de Bacciochi, ni Boerio, le neveu du duc de Padoue, ne reconnurent le Roi Franconi en cet homme à la longue barbe, aux gros souliers, au pantalon de drap bleu, au carrick puce à collets superposés, coiffé d’un bonnet de soie noire ; car le vent avait emporté son chapeau. Des trois individus qui l’accompagnaient, aucun ne pouvait se faire remarquer. D’ailleurs, pour plus de sûreté, ou plus de discrétion, certains des passagers s’enfermèrent dans la cabine et n’en sortirent qu’à l’arrivée au port.

Après une vaine tentative pour débarquer à Macinagio, le Roi arriva sans encombre à Bastia où le 25, à la pointe du jour, la Santé laissa les quatre passagers prendre terre, malgré qu’ils ne fussent point portés sur le rôle de départ. Ils se dispersèrent alors[10], et Galvani, resté seul avec le Roi, le conduisit à une première auberge dont les tenanciers dormaient si profondément qu’ils n’ouvrirent point ; puis à une autre, où on leur servit une tasse de café au lait. En allant d’une auberge à l’autre, ils rencontrèrent le commandant Biguglia, chef de bataillon au service de Naples, qui, ayant reconnu le Roi, aborda Galvani, lui rappela qu’on était au jour de la Saint-Louis, que la ville était en fête, et que la garnison était sur pied pour la revue. Il fallait déguerpir au plus tôt et s’en aller dans quelque village de l’intérieur, où le Roi ne risquerait ni d’être arrêté par les autorités, ni, ce qui était pis, d’être massacré par la populace, qui, à Bastia, était fort hostile aux Français !

L’année précédente, en effet, « sous prétexte de hâter l’instant où Louis XVIII devait être reconnu, il s’était formé en ville un comité secret pour organiser l’insurrection qui éclata le 11 avril ; insurrection dont le résultat fut le pillage des magasins de l’État, l’assassinat de plusieurs individus et la remise des places aux Anglais. » Cette année même, lorsqu’on avait connu, en Corse, le renouvellement de la guerre européenne, les partisans des Anglais avaient relevé la tête ; le duc de Padoue, gouverneur de la Corse, avait voulu mettre en défense les places de l’Ile, et organiser, à cet effet, cinq bataillons de chasseurs. Devant l’opposition qu’il avait rencontrée, les menées qu’il avait surprises, il avait ordonné quelques arrestations. Un nommé Rinaldi s’était mis en défense : assisté de ses deux fils, il avait tué trois gendarmes et en avait blessé plusieurs. Il avait été condamné à mort par une commission militaire, et passé par les armes. Cela avait arrêté l’insurrection préparée. Mais on avait à venger les Rinaldi.

Jusqu’à la mi-juillet, tout était resté à peu près tranquille : mais le 22 avait débarqué en Balagne un nommé Galloni, ci-devant attaché, avec le grade de commandant, à l’État-Major du général Bruslart. Ce François-Antoine Galloni, émigré en Toscane l’année 1791, avait fait les campagnes de 1796 à l’armée de Condé, puis était allé servir les Bourbons de Naples, sous le comte de Damas. En 1814, le chevalier de Bruslart, nommé commandant en Corse, l’avait appelé dans son État-Major, avec le grade de chef de bataillon. C’était lui qui avait organisé l’expédition contre la veuve du général Cervoni, laquelle, la première, en avril 1815, avait arboré le drapeau tricolore sur sa maison. Repoussé une première fois avec sa troupe de deux cents hommes, il était revenu à la charge avec quatre cents hommes de renfort. Mme Cervoni, n’ayant plus de munitions à distribuer à ses défenseurs, avait dû abandonner sa maison qui, après avoir été pillée de fond en comble, avait été incendiée. Sur l’annonce du retour de l’Empereur, Galloni avait gagné le continent, d’où il revenait « en suite des ordres de M. le général de Bruslart. » « Sa première expédition, dit le général Simon, fut l’assassinat de M. Stéphanini, frère du sous-préfet de Bastia, commandant de la place de Saint-Florent, et le pillage des magasins de la place, laquelle n’avait pas de garnison : 30 000 cartouches, douze à quinze barils de poudre, environ soixante quintaux métriques de farine et quelques milliers de rations de biscuits furent enlevés en moins de deux jours… Un homme fut assassiné dans la commune de Polasco ; le courrier fut tué sur la route de Corte à Bastia ; le maire de Cazussala, deux autres particuliers, plusieurs gendarmes furent massacrés, et les magasins de l’ile Rousse furent mis au pillage. » Le préfet Giubega entra en Balagne avec une forte colonne pour rétablir l’ordre, mais, sur la nouvelle que Louis XVIII était remonté sur le trône, il se retira à Corte, et de là à Ajaccio. Le 29, le général Simon fit arborer le drapeau blanc, et proclama de nouveau le roi de France. Le soir du même jour, sa maison fut assaillie ; on voulut exiger qu’il livrât la citadelle et le donjon ; les gendarmes qui venaient à son secours furent désarmés et durent rentrer à leur caserne ; les menaces les plus odieuses lui furent adressées, et ce fut à grand’peine qu’avec sa famille il put gagner le brick le Faune.

Galloni avait mené toute cette affaire ; ce fut lui qui, « trouvant la Corse livrée à l’anarchie par le manque de chefs, pensa qu’il était urgent d’en désigner[11], et son choix tomba sur le colonel d’artillerie Verrier, comme le plus élevé et le plus ancien en grade[12]. » Il ne manqua point de s’imposer au colonel pour son chef d’État-Major, afin de rester sous son nom le maître de la Corse.

D’un tel individu tout était à craindre, et l’on ne pouvait douter que le conseil de Biguglia ne fût excellent. Mais où aller ? Ce fut encore Biguglia, assure Galvani, qui désigna le Vescovato, où M. André Colonna-Ceccaldi, « l’un des chefs de l’Insurrection de 1799, » avait un établissement d’une certaine importance. Il était maire de sa commune et, ce qui devait le recommander à Murat, beau-père du général Franceschetti, jadis à son service.

Le Roi se rendit donc à pied hors la ville, au lieu dit de Torretta, pour attendre, avec Galvani, les chevaux que devait emmener Biguglia. C’étaient de malheureuses rosses qui ne purent faire d’une traite les vingt-six kilomètres qui séparent le Vescovato de Bastia. Le Roi n’arriva qu’à midi, en pleine chaleur d’août, chez M. Colonna-Ceccaldi. Il monta au second étage où il trouva le général Franceschetti qui l’accueillit avec émotion, mais qui fit aussitôt écrire, par son beau-père, au colonel Verrier, une lettre où il rendait compte comme « fidèle sujet de Sa Majesté Louis XVIII, » de l’arrivée de l’ex-roi de Naples qui lui avait demandé asile. « Il dort cette nuit dans ma maison, disait-il, j’ignore à quoi il pourra ensuite se décider. »

Il y avait là une invite à laquelle les autorités civiles et militaires de Bastia ne pouvaient manquer de répondre, car depuis le matin elles étaient fort anxieuses. Aussitôt après l’arrivée du bateau-poste, et le débarquement des passagers inconnus, « le bruit s’était répandu en ville, écrit le maire de Bastia, que, parmi ces quatre individus, il y avait M. Murat, ex-roi de Naples. Le commissaire de police, la garde nationale et moi, nous fîmes tous nos efforts pour parvenir à le découvrir. L’on a acquis la certitude qu’après s’être rafraîchi, il était parti pour la commune du Vescovato, loin de Bastia trois myriamètres environ. » Le maire avait alors mandé les trois autres individus ; il les avait fait arrêter et les avait consignés au commandant d’armes, qui devait les tenir à la disposition du gouvernement. Le maire rapportait ensuite la copie de la lettre que le colonel Verrier, commandant la 23e division militaire, avait reçue de M. Ceccaldi ; il ignorait les mesures que prendrait M. Verrier, « mais, ajoutait-il, l’on des motifs très fondés pour croire que l’ex-roi de Naples est venu dans cette île non seulement pour s’y réfugier, mais pour tâcher de la rendre indépendante. Sa présence dans l’intérieur de la Corse, avec de l’argent et une grande quantité d’officiers et soldats à la demi-solde qui l’ont servi, et des Français arrivés récemment de Toulon, pourrait allumer la guerre civile dans ce pays où l’on ne doit pas se dissimuler que le parti bonapartiste paraît très disposé à jouer son reste. »

Si telles étaient les impressions du maire, que devaient être celles de Galloni ? À l’en croire, ce fut lui qui fit arrêter Anglade, Donnadieu et Blancard : « mais le colonel Verrier les fit mettre en liberté deux jours après et ils se rendirent sur-le-champ au Vescovato près de Murat. »

Galloni cependant avait proposé au colonel Verrier de prendre deux cents hommes et de marcher sur le Vescovato, pour y arrêter Murat, mais Verrier refusa. « Il prétendit que l’ex-roi de Naples n’était pas désigné par le Roi comme devant être arrêté, et il ne voulait point permettre son arrestation, mais, ajoute Galloni, l’intérêt de ma patrie me détermina à m’assurer de Murat, puisque le colonel s’y refusait. Le manque de munitions, que je ne pouvais obtenir que par l’ordre de cet officier, m’empêcha seul d’effectuer mon projet. »

Le colonel voulait en effet éviter tout ce qui eût compromis la tranquillité de la Corse, « tranquillité, écrivait-il à Colonna-Ceccaldi, que je cherche à maintenir par tous les moyens qui sont en mon pouvoir, comme le premier élément du bonheur des habitants de ce pays. Peu après la nouvelle de l’arrivée du général auquel vous avez donné l’hospitalité, ajoutait-il, je savais déjà qu’il était retiré chez vous, mais, comme tous les hommes ne sont pas raisonnables, cet événement a fait faire sur-le-champ des conjectures d’où sont résultés des rassemblements que nous avons eu de la peine à dissiper. Vous voyez, monsieur, que les habitants de la ville de Bastia ainsi que ceux des campagnes, amis de l’ordre et de la tranquillité, verraient avec peine que quelqu’un vînt troubler leur félicité. C’est donc en leur nom et au mien particulièrement que je vous prie de représenter à votre hôte combien son séjour en Corse peut nuire à votre pays autant qu’à sa personne. » Il engageait donc Colonna-Ceccaldi presque avec Supplications, « à presser le général de hâter son départ pour un autre pays. » Il présentait à la vérité une seconde proposition : « Si pourtant, disait-il, cet étranger croit devoir faire valoir sa justification auprès de S. M. Louis XVIII, qu’il se rende à Bastia, où il pourra attendre le résultat et tranquillisera par là notre ville et nos campagnes. Il sera logé dans la citadelle autant commodément que les localités le permettront. » Cette invitation n’avait rien de particulièrement tentant, d’autant que le colonel annonçait en terminant l’envoi d’un officier de gendarmerie chargé de vérifier les « passeports du voyageur et de lui servir de sauvegarde jusqu’au point de son embarquement. »

Cet officier de gendarmerie, le lieutenant Serra, se présenta le 26 à la pointe du jour, accompagné de trente gendarmes. Mais cette escorte était dès lors insuffisante pour une arrestation de vive force. Les habitants du Vescovato, et ceux des villages voisins, n’eussent point laissé enlever l’hôte de Franceschetti. « Le lieutenant Serra sollicita et obtint l’honneur d’être présenté au Roi. » « Le Roi le reçut avec affabilité et l’assura que loin d’être dans l’intention de porter le trouble et la discorde dans l’ile, il se ferait un devoir de respecter toujours le gouvernement de S. M. Louis XVIII. »

Le même jour, à six heures du soir, M. Filippi, autre gendre de M. Ceccaldi, apporta au colonel Verrier « les assurances des intentions du roi Murat, qui étaient, écrit Galloni au marquis de Rivière, non seulement de ne troubler la tranquillité publique ni le repos d’aucune famille particulière de la Corse, que plutôt il se brûlerait la cervelle, mais que, s’étant soustrait aux persécutions des partisans de Toulon, il était venu en Corse pour attendre la réponse du ministre de la police à qui il s’était adressé pour avoir le passeport pour l’Allemagne ou pour les Etats-Unis, qu’il attendait également la réponse de sa femme à laquelle il avait écrit pour solliciter la permission auprès de la cour de Vienne pour rester dans ses Etats. » Le colonel ordonna à M. Filippi « de dire à M. Ceccaldi et au roi Murat qu’il n’aurait fait aucun mouvement contre eux, pourvu qu’il n’eût aucun rapport qui ne lui donne lieu à se plaindre de leur conduite, qu’il allait en rendre compte au ministre et attendre ses ordres, et qu’en attendant il pouvait rester tranquille au Vescovato, et qu’il allait donner ordre à l’officier de gendarmerie de se retirer avec son détachement. »

Le lieutenant Serra évacua en effet le Vescovato avec ses gendarmes. Désormais le Roi tint sa cour dans la maison de Ceccaldi où affluèrent bientôt tous ceux qui avaient servi dans son armée : les lieutenants-généraux Gentile et Ottavi, le colonel Natali, le commandant Galeazzini, quantité d’officiers subalternes, de sous-officiers et de soldats. Cela fit un point de rassemblement où l’on venait des divers villages de l’au delà des monts. Il faut penser que, à son dire à lui-même, Joachim Napoléon avait eu dans son armée plus de deux mille officiers corses. Or c’était là une de ces occasions de déplacement chères aux insulaires qui trouvent à parler, à discourir et à se griser d’illusions, de mots et de discours.

Murat ne manqua point de leur distribuer des grades et des décorations, mais, comme ils ne faisaient que passer, le nombre de ceux qui formaient au Vescovato un noyau de garde royale n’était pas bien considérable. Selon une note du nommé Ferrari, cuisinier chargé de toutes les dépenses, la table où dînait le Roi coûtait de trente à quarante francs par jour, et il y avait peu de monde. À l’autre table, et à l’auberge où quelques personnes étaient nourries, la dépense n’allait pas au-dessus de cinquante à soixante francs par jour. C’est tout ce qu’on pouvait faire, ajoute Ferrari avec une expression de regret, dans un village comme le Vescovato. Si bon marché que fussent les vivres, et si frugale que fût la pitance, cent francs n’eussent pas suffi pour une armée.

Le colonel Verrier ne pouvait ignorer pourtant que le colonel Natali, promu maréchal de camp, avait été chargé par le Roi de l’organisation de compagnies composées autant que possible d’anciens soldats ; que Franceschetti avait mandé à des courtiers de Bastia de noliser des navires et de les diriger sur « le littoral du Vescovato ; » que le Roi avait appelé en Corse un ancien officier de la marine napolitaine, le baron Barbara, qui se trouvait pour le moment à l’Ile d’Elbe, et qui était réputé pour sa pratique des côtes de Calabre. Tous ces préparatifs et bien d’autres pouvaient à bon droit sembler suspects, et le colonel Verrier se trouvait en droit d’écrire à M. Colonna-Ceccaldi une lettre où il rappelait les promesses que celui-ci lui avait faites le 26 août : que la présence du général Murat ne troublerait en rien la tranquillité de la Corse. Pourtant, ajoutait-il, le général a levé un petit corps de troupe de 200 hommes environ, il paye cette troupe, il accorde des grades et des décorations, tout cela est en contradiction avec ses protestations et cause des troubles. Verrier réclamait donc des éclaircissements très nets : « Ah ! monsieur Ceccaldi, disait-il, je crains bien que, par obligeance, vous ne soyez compromis d’une manière à vous causer des regrets. Croyez-moi, et je vous parle le langage de la franchise, engagez, sollicitez, pressez même le général Murat à quitter votre demeure et d’aller attendre ses passeports dans un autre pays que la Corse, parce que je n’entrevois rien de satisfaisant dans l’avenir ni pour lui, ni pour vous, en prolongeant plus longtemps son séjour dans ce pays. »

Le jour même, Colonna-Ceccaldi répondit au colonel par une justification en règle et les plus solennelles protestations de fidélité à Louis XVIII ; « Je ne connais ici, ni n’ai jamais connu dans ma commune, disait-il, aucun rassemblement de troupes, et le souverain que je loge chez moi est bien loin de mériter les soupçons que l’on jette sur lui. À la vérité, il est arrivé en cette commune, et il en arrive, et il en part tous les jours, plusieurs officiers, ainsi que des sous-officiers et soldats, pour témoigner à leur ancien souverain, qui les avait nourris et décorés, l’hommage de leur reconnaissance. Il n’est pas à ma connaissance que le Roi ait délivré à qui que ce fût des décorations, mais il pourrait se faire qu’il ait délivré, en sa qualité de roi de Naples, titre qu’il n’a pas abdiqué, étant moins encore dans l’intention de le faire, des certificats témoignant qu’il les leur avait accordés dans le temps. » Il terminait ce plaidoyer par l’assurance de son dévouement et « de sa soumission de garant personnel. » « Quant au départ, disait-il, je le crois fixé, mais je croirais mentir si je vous en précisais l’époque. »

Il n’ajoutait point que cette alerte ne devait avoir pour effet que d’activer les préparatifs. Sans doute, les agents de Murat avaient fait diligence, mais le fret des barques avait paru très élevé. On n’avait pu en acheter que deux, et, au moment même où elles furent équipées et prêtes à partir, le colonel Verrier mit l’embargo sur elles. Comme écrivait, le 10 septembre, Colonna-Ceccaldi : « Vous intimez à mon hôte l’ordre de partir, et vous lui en enlevez les moyens ; vous voulez qu’il quitte la Corse, et vous l’en empêchez. »

À la vérité, deux jours plus tard. Murat reçut une offre qui eût pu lui rendre les moyens qu’il se trouvait avoir perdus. Soit à la suite d’une démarche faite par les royalistes, partisans des Anglais, près du commandant à Gênes, Lord Bentinck ; soit sur le propre mouvement de ce vieil ennemi, un brick avait été expédié à Bastia, avec un officier, pour demander au Roi quelles étaient ses intentions et lui offrir un navire qui le transporterait en Angleterre ou en Autriche. Le Roi répondit qu’il était venu réclamer l’hospitalité d’un peuple pour qui l’infortune a des droits sacrés, que son intention était de vivre en Corse comme un simple particulier, d’y attendre les passeports qu’il avait demandés, et de quitter le pays aussitôt qu’il les aurait reçus. L’officier anglais prit alors congé et le brick retourna à Gênes ; mais, bientôt après, arriva de Livourne devant Bastia une frégate anglaise, commandant Bastard, suivie de deux chaloupes canonnières siciliennes. Désormais, la mer était fermée, au moins sur la côte orientale. Les projets que Murat aurait pu former sur son ancien royaume devenaient difficilement réalisables, et le séjour au Vescovato médiocrement sûr. Les Anglo-Siciliens pouvaient, par un coup de main, enlever le Roi : Galloni surtout était à craindre, car il tenait un compte médiocre des ordres du colonel dont il s’était déclaré le chef d’État-major.

Le 28 août, Galloni, que Verrier désirait surtout éloigner de Bastia, se fit donner par lui l’ordre de pacifier la Balagne ; c’est une région de la Corse, comprenant cinq pièves, dont la capitale paraît avoir été Algajola avec 177 habitants. Calvi et l’ile Rousse, sur les confins de la Balagne, n’en font point partie. « À mon arrivée dans cette province, écrit Galloni dans un Mémoire qu’il adresse au ministre, je vis avec douleur que Murat y avait organisé le plus grand trouble. J’espérai, par une proclamation, de calmer les esprits, mais les menées des agitateurs rendirent cette mesure infructueuse. Je me portai alors à Calvi pour mettre cette place en sûreté, mais la populace et les gendarmes qui composaient la garnison de Calvi, soulevés par le général Simon et le colonel de gendarmerie Charlot, m’empêchèrent de m’introduire dans la place[13]. Cet acte de rébellion de Calvi, capitale de la province, augmenta la fermentation de la Balagne. Je jugeai alors convenable pour le service du Roi d’inviter M. Fabbiani, que j’avais déjà nommé commandant supérieur de la Balagne lors de mon débarquement en Corse, de réunir MM, les maires et de prendre avec eux les mesures de sûreté qu’exigeraient les circonstances, et ils déterminèrent que huit cents hommes seraient mis en activité ; ils arrêtèrent encore qu’une somme de six mille francs environ serait fournie par les plus imposés pour subvenir à la solde de ces deux cents hommes (?).

« Cette opération faite, j’en rendis compte au colonel Verrier qui désapprouva ma conduite et me somma de rentrer à Bastia, mais cet ordre me paraissant contraire au service du Roi, j’observai au colonel qu’abandonner la province en ce moment, c’était la livrer une seconde fois aux ennemis du Roi. De nouveaux ordres de la part du colonel me rappelèrent à Bastia, mais, convaincu qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour garantir cette province d’une insurrection totale, je rassemblai autant de monde qu’il me fut possible ; je marchai contre Murat. Celui-ci me fit faire alors des propositions par le capitaine Moreti, du canton de Campoloro, en m’assurant qu’il ne voulait rien entreprendre contre la Corse et qu’il avait seulement le dessein de ramasser du monde pour reconquérir son royaume où il était attendu. » La conversation s’engagea donc ainsi, mais on n’a ici que le témoignage de Galloni. Il répondit, assure-t-il, que si même sa bonne volonté était de rendre service au roi Joachim, il ne pouvait rien sur l’esprit du colonel Verrier, avec lequel il était en discorde ouverte et connue. Il annonça donc qu’il marcherait le lendemain à la tête de six cents hommes, pour faire prisonnier le roi de Naples. Sur les observations que lui fit Moreti, il consentit à attendre quatre jours avant de se mettre en mouvement. « Si, dans cet intervalle, le roi Joachim s’était éloigné de cette commune, il promettait solennellement de ne point le poursuivre, ni l’inquiéter. »

Le conseil municipal du Vescovato se réunit aussitôt, et, sur le bruit que des mouvements étaient combinés et qu’une marche était ordonnée pour s’emparer du village, « vota une adresse où, en réservant les droits de l’hospitalité, il affirmait et jurait fidélité et soumission à S. M. Louis XVIII. Il réclamait pour son hôte, bien éloigné de nourrir dans son sein les sentiments qu’on lui supposait, un bateau capable de contenir sa personne et sa faible suite, et la garantie qu’il pourrait vivre tranquillement sous la garantie et protection du gouvernement et jusqu’à ce qu’il ait été définitivement statué sur son sort par le ministre de S. M. Louis XVIII, d’accord avec les puissances alliées, à la décision desquelles il promettra même par écrit de se conformer. En conséquence, le conseil municipal demandait que le colonel suspendit la réunion que faisait M. Galloni à l’effet d’envahir le pays. Cette mesure, disait-il, est indispensable pour éviter tout inconvénient et empêcher la guerre civile. »

Les députés du Vescovato, le capitaine Simon Buttafuoco et M. Pierre Limarola, remirent l’adresse en mains propres au colonel Verrier, qui leur promit d’agir immédiatement. Il publia en effet un ordre du jour, où il désavouait publiquement et sévèrement Galloni, envoyé par ses ordres le 28 août en Balagne dans l’objet d’y dissoudre les compagnies franches commandées par MM. Fabbiani et Pietri. « Cet officier supérieur, disait-il, au lieu de dissiper les compagnies en faisant rentrer dans leurs foyers les hommes qui les commandaient, s’est de son chef, et contre mes ordres, arrogé le droit d’en créer de nouvelles, pour la solde desquelles il a dû frapper, arbitrairement et contrairement aux lois, une contribution sur les habitants de cette province. M. le chef de bataillon Galloni, ayant en outre méconnu mon autorité en refusant d’obtempérer aux ordres réitérés que je lui ai donnés de se rendre sur-le-champ à Bastia, où son service l’appelait, s’est rendu indigne de continuer les fonctions dont il était chargé. » En conséquence, le colonel le destituait et le remplaçait par un capitaine Tenaille Vaulabelle, adjoint à l’état-major.

Ayant ainsi réglé — ou cru régler — la question Galloni, Verrier passait à la question Murat et en décidait par une proclamation en date du même jour. Après une sorte d’historique du séjour du Roi au Vescovato, il énumérait les mesures que Murat avait prises pour recruter et organiser des compagnies ; il annonçait que des correspondances coupables étaient établies avec Bastia, et que l’on menaçait ouvertement de marcher sur cette ville pour s’en emparer : il déclarait le maire du Vescovato rebelle à la loi et à son souverain. « Tous ceux qui auront une communication quelconque avec la commune du Vescovato, qui recevront la solde de M. Murat, qui seconderont directement ou indirectement ses manœuvres, seront arrêtés et punis comme traîtres et rebelles. » Une sorte de levée en masse était ordonnée ; des mesures militaires étaient décrétées pour garantir Bastia de toute surprise : les habitants et les soldats étaient invités à « punir le perturbateur qui, violant les lois de l’hospitalité, voulait troubler la tranquillité des habitants et les exposer aux horreurs de la guerre civile. »

Les menaces du colonel Verrier étaient peut-être vaines, mais l’on était assuré que l’ultimatum de Galloni serait suivi d’effet. La mer était fermée par les Anglo-Siciliens : si Murat ne voulait point demander asile à la frégate anglaise, — et l’exemple de Napoléon n’était point pour l’encourager, — il fallait au plus tôt qu’il déguerpît du Vescovato. Ce qu’il fit le n septembre, en laissant, à l’adresse du colonel Verrier, une longue lettre de justification et d’apologie qu’il fit signer par un secrétaire hypothétique, Serra Longa, et qu’il fit imprimer quelques jours plus tard, — dès qu’il eut réquisitionné une imprimerie


FREDERIC MASSON.

  1. Papiers inédits de Mercy, Franceschetti et Galvani. Résidu des procès contre Franceschetti, Gregori et le gouvernement royal (Collection particulière). — Archives nationales. — Archives des Affaires étrangères. — Vie de Joachim Murat. Relation des événements politiques et militaires qui l’ont précipité du trône de Naples, par M***, Paris, 1815, in-8. — Le roi Murat, ses derniers jours, par Jean de la Rocca, Paris, S. d., in-8. — Storia di Corsica, Scritta da F. O. Renucci, Bastia, 1834, in-8. — Mémoire sur les événements qui ont précédé la mort de Joachim Murat, par Galvani, Paris, 1843, in-8. — Mémoire sur les événements qui ont précédé la mort de Joachim Ier, roi de Naples, par le général Franceschetti, Paris, 1826, in-8. — Supplément aux Mémoires historiques sur la mort de Murat, par le général Franceschetti, Paris. 1829, in-8. — Interesting facts relating to the fall and death of Joachim Murat, King of Naples, by Francis Macirone, Londres, 1817, in-8 de 167 p. Traduction française, Gand, 1817, in-8 de 151 p. — Memoirs of the life and adventures of colonel Macirone. Londres, 1838, 2 vol. in-8. — Sur la catastrophe de l’ex-roi de Naples, Joachim Murat. Extrait des mémoires du général Colletta, Paris, 1823, in-8. — I calunniatori, ossia confutazione de’ libelli pubblicati dall’ ex-general Colletta, et del sedicente general Franceschetti, del Cav. Ignazio Carabelli. Italia, 1826, in-8. — Histoire de la guerre du Fiumorbo pendant les années 1815 et 1816, par Marchi fils ainé, Ajaccio, 1855, in-8. — Joachim Murat, seine Letzen Kümpfe und seine Ende, von Frihr von Helfert, Vienne, 1878, in-8. — A. Lumbroso, Muratiana, Roma, 1898, in-8 ; — l’Agonia di un regno, Roma, 1904, in-12 ; — Ai tempi di Napoleone, Gênes, 1913, in-12. — Gioacchino Murat in Italia, da Francesco Guardione, Palerme, 1899, in-18. — Murat al Pizzo, testimonanzie inedite. Monteleone di Calabria, 1894, in-18. — Documenti su lo sbarco, la cattura e la morte di Re Gioacchino Murat al Pizzo, Palerme, 1895, in-8. — Ecole française de Rome. Mélanges d’archéologie et d’histoire, 18e année, fasc. III, IV, V, Rome, 1898, in-8. — Les derniers mois de Murat. Le guet-apens du Pizzo, par le marquis de Sassenay, Paris, 1896, in-12. — Archivio storico Italiano, sér. III, t. XXIV, 1876, in-8.
  2. On acheminait les dépêches de Toulon et Marseille sur Lyon, d’où elles étaient télégraphiées par le télégraphe Chappe, ce qui peut expliquer le retard de la nouvelle de Waterloo.
  3. Lorsqu’on connaît la fortune qu’emportait l’Empereur, on peut être surpris de cette prétention : mais en tout cas, la demande eût pu ne point paraître nouvelle à l’Empereur, auquel le duc de Vicence avait écrit le 18 juin : « J’ai déjà eu l’honneur d’entretenir Votre Majesté de la détresse du roi de Naples, il paraît qu’elle est très réelle. Je prie Votre Majesté de me faire connaître si elle a quelque ordre à me donner à cet égard. » Waterloo a suspendu la réponse.
  4. Macirone assure que, sur la nouvelle de la Restauration, Murat aurait écrit aux premiers magistrats du département, pour les assurer qu’il serait le dernier à troubler la tranquillité publique, qu’il ne demandait que la faveur de rester en sûreté où il était, jusqu’à ce qu’on connût la décision des Alliés sur son sort. Il aurait joint une lettre pour Louis XVIII dans laquelle il invoquait la générosité et la magnanimité d’un ennemi victorieux.
  5. Il convient d’insister sur ce point : la plupart des narrateurs (particulièrement Colletta et Macirone) ont adopté et propagé une version de, la conduite de M. de Rivière entièrement démentie par ces documents.
  6. Il est remarquable que la version donnée par Macirone en 1817, Interesting Facts, etc.) est reproduite littéralement par Colletta. (Extrait des Mémoires, etc., Paris, 1823) et de nouveau par Macirone (Memoirs, t. II. p. 273). Elle est romanesque, mais n’est guère invraisemblable que dans ses détails. Toutefois, n’ayant pas trouvé de pièces qui la confirment ou l’infirment, nous nous en tenons à ce qui ne saurait être discuté.
  7. Appelé partout Langlade, il signe Anglade.
  8. Oletta. (Lettre à Franceschini, Supplément), dit : cinq heures.
  9. Galvani affirme avoir été mis dans le secret : d’autres semblent disposés à croire qu’il se présenta au Roi seulement après le débarquement, Oletta se donne tout le mérite d’avoir combiné tous les détails avec l’argent du Roi.
  10. Blancard, Anglade et Donnadieu, arrêtés à Bastia le 25, remis en liberté quelques jours après, sous la caution du commandant Oletta, rejoignirent le Roi au Vescovato, refusèrent alors de le suivre dans son expédition, mais réclamèrent de lui un secours qui les mît quelque temps à l’abri des persécutions des Bourbons. « Murat signa à chacun d’eux, sous forme de décret, une délégation sur les biens de la Couronne de Naples, de la somme de 20 000 francs, à laquelle la Reine fit honneur autant que ses moyens le lui permirent. »
  11. Mémoire inédit de Galloni.
  12. Verrier que Macirone devait, à son langage, prendre pour un vieil émigré, était né en 1773. Élève d’artillerie en 1793, lieutenant en l’an II, capitaine en l’an vu, chef de bataillon en l’an XIII, major en 1811, colonel en 1812 il avait fait toute sa carrière au service de la Révolution ; il était alors directeur de l’artillerie de l’Ile.
  13. « Je trouvai dans cette ville (Calvi). écrit le général Simon (Rev. Rétr. XII, 440), le commandant, le maire et une foule d’habitants de l’Île Rousse qui s’y étaient réfugiés pour échapper aux assassins que Galloni avait armés dans ce canton. Les magasins de l’Île Rousse avaient totalement été pillés au nom du Roi, et on se servait de ce nom respectable pour autoriser tous les excès. »