D’une renaissance grecque au théâtre

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D'UNE


RENAISSANCE GRECQUE


AU THEÂTRE.




LA TRAGEDIE ANTIQUE, LA TRAGEDIE DU XVIIe SIECLE ET LE DRAME MODERNE.




André Chénier, ce poète un peu philologue, a égaré sur sa trace bien des esprits qui ne sont ni philologues ni poètes. On l’a pris pour un Grec, et on s’est fait Grec à son image. Il est le père de tous les Grecs d’aujourd’hui, qui se piquent d’entendre ceux d’autrefois comme jamais on ne les a entendus, comme ils ne s’entendaient pas eux-mêmes. Ce n’est plus dans le père Brumoy, c’est dans les traductions de la Bibliothèque grecque-latine que nos Athéniens lisent Sophocle et Euripide. Ce sont ensuite ces traductions qu’on retraduit pour notre scène ; cela dispense d’inventer. Seulement on retranche, on ajoute, on arrange. Tragédie grecque ! dit-on au public. Le public, qui a ses affaires, n’a garde d’aller vérifier et s’en rapporte à l’affiche. Or, voici ce qui arrive : si quelque chose de la pièce grecque perce çà et là à travers cette suite de traductions et de métamorphoses, c’est justement ce que la plupart des spectateurs laissent passer sans y prendre garde, ou ce qu’ils entendent à leur façon, mêlant plus ou moins leurs idées modernes aux idées du poète antique ; mais, en revanche, tout ce qui est ajouté au texte, scènes ou détails, ou bien tout ce dont le sens a été détourné, à dessein ou non, tout ce qui n’est pas grec enfin, c’est ce qu’on prend pour tel et ce qu’on applaudit. Les jeunes gens apportent à la représentation quelques souvenirs de collége et un enthousiasme préconçu qui essaie de se prendre à tout ; les femmes, une sensibilité toute prête et un certain instinct des beautés naturelles. Le plus grand nombre se laisse aller à l’impulsion que donnent les jeunes gens et les femmes, ou attend, pour se prononcer, les jugemens du feuilleton. Bref, on applaudit ou l’on siffle ; mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que ce n’est ni Euripide, ni Sophocle, ni Eschyle, qu’on siffle et qu’on applaudit. A moins de recourir au texte même, plus le spectateur est sympathique, plus il s’égare ; plus il est intelligent, plus son admiration porte à faux. Ces traductions ou ces paraphrases lui donnent des idées très inexactes du théâtre antique. Elles le trompent par mille contre-sens ou anachronismes de composition, d’idées, de style, de mise en scène et de jeu. Elles le conduisent et l’habituent à faire des rapprochemens sans justesse, tantôt entre la tragédie grecque et la tragédie du XVIIe siècle, tantôt entre la tragédie grecque et le drame moderne. Quelques critiques même, sur ces fondemens mal établis, se mettent à échafauder des théories arbitraires, déclament, font de la couleur, parlent de peplon et de frontons blancs, de quadriges et de Phidias, d’Isis et de bas-reliefs éginétiques. Ils imaginent et improvisent ainsi une antiquité entièrement nouvelle. Ce que tout cela signifie, je ne sais ; mais je sais bien que l’on confond des choses qui ne se ressemblent pas du tout.

Qu’est-ce que la tragédie grecque ? Qu’est-ce que la tragédie du XVIIe siècle ? Qu’est-ce que le drame ? Qu’est-ce qu’ils sont et qu’est-ce qu’ils ne sont pas ? car, en marquant ce qu’ils ne sont pas, nous ferons voir encore mieux ce qu’ils sont. On étudie surtout par contraste. Après avoir éclairé de face la figure que l’on analyse, rien n’en fait mieux saisir toutes les lignes, tous les plans, toute la physionomie, que de l’éclairer comme par des rayons obliques, au moyen de rapprochemens comparatifs qui en varient les aspects.

D’une part, le XVIIe siècle, en imitant les tragédies grecques, s’imagina de bonne foi qu’il les reproduisait fidèlement. A la réserve de quelques modifications, nécessaires pour les accommoder, comme on disait, au goût des modernes, on crut vraiment alors qu’Andromaque, Iphigénie et Phèdre étaient des pièces grecques. Rien de plus faux. D’autre part, le XIXe siècle, doué d’un plus grand sens historique, mais qui souvent devine au lieu d’apprendre, égaré d’ailleurs par diverses préoccupations, s’avise de vouloir retrouver dans la tragédie grecque le drame moderne. Malgré quelques analogies apparentes, cela ne peut pas davantage se soutenir. L’Alceste d’Euripide, arrangée pour la scène française et jouée dernièrement à l’Odéon, suffirait seule à le démontrer. Prenons donc cette occasion de marquer les différences qui séparent les trois systèmes dramatiques représentés par la tragédie antique, la tragédie du XVIIe siècle et le drame.


I.

Il faut se souvenir avant tout que la tragédie, chez les Grecs, fait partie de la religion ; qu’elle n’est pas, comme chez nous, un genre littéraire ayant en luimême sa raison d’être, mais qu’elle est un simple appendice des fêtes de Bacchus. Le chœur chanté à ces fêtes fut d’abord toute la tragédie ; puis dans ce chœur survint un récit qui, à cause de cela, se nomma épisode ou action épisodique[1]. Cette action se développa, et, tout en conservant le nom d’épisode, chose caractéristique, l’accessoire devint le principal. Le chœur fut la tige ; l’action fut la greffe, et la greffe finit par devenir l’arbre presque tout entier. L’action, racontée d’abord, ne tarda pas à se représenter et à mériter son nom ; mais, pour se raconter et se représenter tout ensemble, elle dut se dialoguer. Or, comment serait-il possible de dialoguer n’étant qu’un ? Et le chœur n’était qu’un. On le coupa en deux, on en fit deux hémi-chœurs. En outre, Thespis, après une quinzaine d’autres poètes dont les essais comme les noms sont inconnus, ajouta au chœur un acteur, innovation considérable, ou plutôt véritable moment de la création du genre dramatique. En effet, alors seulement le dialogue et l’action furent réellement constitués. Les deux moitiés du chœur opposées l’une à l’autre, ce n’avait pas été le drame encore : il n’y avait toujours là qu’un élément, et un élément ancien, l’élément lyrique. Dès-lors il y en eut deux : d’un côté le chœur, de l’autre l’acteur, encore unique, mais représentant à lui seul tout un monde nouveau. L’acteur, toutefois, se contente long-temps encore de faire des récits au lieu d’agir, c’est-à-dire que l’élément épique continue de se développer parallèlement à l’élément chorique, mais ils se combineront enfin, et achèveront de constituer le genre dramatique, qui alors les absorbera l’un et l’autre et règnera. Eschyle introduit un second acteur ; Sophocle un troisième : voilà tout. Si le poète a besoin, après cela, d’un plus grand nombre de personnages, le même acteur en représentera plusieurs, car Eschyle vient aussi d’inventer le masque. Il suffira donc de changer les masques, au lieu de changer les acteurs, et dans la distribution de la pièce, au lieu de dire les personnages, on dira les masques du drame.

Voilà comment s’organise la tragédie grecque, voilà quels en sont et les élémens et les moyens. On voit qu’ils sont très simples. Aussi l’action dramatique elle-même, résultant de ces élémens et de ces moyens, sera-t-elle pareillement d’une extrême simplicité. Comme la tragédie primitive avait consisté d’abord en un chœur, puis en un seul épisode entre deux chœurs, Eschyle disposa l’action en trois épisodes, ou actes, comme diraient les modernes, le chœur formant les intermèdes ; mais, pour ne pas trop s’éloigner de la forme primitive, il eut soin que, dans chaque épisode, ce fût un nouveau personnage qui parût. Le moyen d’ailleurs de faire autrement, n’ayant que deux acteurs à sa disposition ? Par exemple, lorsque, dans les Perses, l’un avait joué le rôle de la reine Atossa, il devait, pendant que le second jouait le rôle du messager, changer de costume et de masque, pour revenir sous les traits de Xercès ; et le second, après avoir joué le messager, devait, pendant que le premier reparaissait en Xercès, se préparer à reparaître à son tour pour faire l’ombre de Darius. On voit que nous n’en sommes pas encore à ce qu’Aristote appellera tragédie implexe ; nous n’en sommes qu’à la tragédie simple. C’est une action courte, en droite ligne, un moment dramatique plutôt qu’un drame ; une exposition et un dénoûment qui s’entrechoquent, si l’on peut dire qu’il y ait dénoûment là où il n’y a point de nœud.

La tragédie implexe, quoiqu’elle ne mérite guère mieux ce nom, parait dans Sophocle. Chez ce poète, le chœur cesse d’être le premier personnage de la pièce, et l’épisode devient le principal, c’est-à-dire que, le chœur occupant moins de place, l’action en prend davantage, ou réciproquement. Les caractères, marqués dans Eschyle de quelques traits profonds, mais rares, tels que les donnait la légende, vont, dans Sophocle, se dessiner, se proportionner, notamment par des contrastes (Antigone et Ismène, Électre et Chrysothémis). Quelques péripéties vont les mettre en lumière en les soumettant à des épreuves vives et soudaines ; car, non contens de se succéder, les épisodes se croisent et les situations se nouent. On verra enfin deux acteurs principaux, trois au besoin, parler ensemble : OEdipe et Jocaste échangeront leurs confidences terribles. L’action, malgré tout cela, est très simple et très élémentaire encore, et elle le sera toujours. C’est le caractère du théâtre grec.

Euripide imagine quelques nouveautés, mais sans multiplier les incidens. Esprit souple et divers, dont l’originalité naturelle s’était développée par une éducation de toutes pièces ; tour à tour athlète, peintre, rhéteur avec Prodicus, philosophe avec Anaxagore, que d’impressions, que de souvenirs, que d’élémens à manier ! que de moyens d’exciter l’intérêt ! Et c’est ce qu’il voulut à tout prix ; mais, loin de compliquer l’action, il la serra beaucoup moins au contraire, et, s’il enrichit la tragédie, ce fut surtout par les détails. Aristophane l’appelle recouseur de lambeaux La vérité est que, aux poètes comme aux spectateurs de ce théâtre naissant, le fonds le plus mince paraissait riche. Une légende homérique, hésiodique ou autre (celle d’Alceste est thessalienne) sur quelque événement extraordinaire ou sur une mort funeste, c’en était assez pour défrayer une tragédie. Maintenant les deux ou trois idées principales que comporte ce fonds, retournées chacune deux ou trois fois, sous la forme chorique et sous la forme iambique ; puis quelques développemens du genre oratoire, autre genre nouveau qui commence à poindre dès Eschyle : en voilà certes plus qu’il n’en faut pour contenter l’esprit grec. Si donc sur tout cela on ajoute encore les maximes gnomiques, les définitions ingénieuses, les antithèses, les cliquetis de dialogues vers par vers, enfin toute l’escrime et tout l’éclat du style, ce sera le superflu avec le nécessaire ; les Athéniens n’auront rien à désirer de plus. Et cependant j’oublie encore la musique, les chants du chœur, l’appareil de ces costumes magnifiques par lesquels les chorèges captaient la faveur du peuple, les processions, les évolutions et les danses, toute la fête de Bacchus enfin, dont la tragédie n’était qu’une continuation, ou plutôt qu’un moment, qu’un détail.

En outre, c’était avec la plus grande liberté que les poètes travaillaient sur un fonds si simple. La composition était pour eux une sorte d’improvisation pleine de hasards. Ils saisissaient dans la légende quatre ou cinq momens, quelquefois moins, et, sans trop s’occuper de les lier entre eux, les fixaient un à un sous forme de tableaux ou de groupes successifs. Le chœur seul liait tout. L’unité de la tragédie grecque, de cette tragédie réellement épisodique, de nom et de fait, est toute dans le chœur. Sans le chœur, elle serait pleine de décousu et de lacunes. Le chœur avait été le germe du genre dramatique ; il en demeura le centre et l’unité. Euripide simplifia encore la composition, d’une part en introduisant des prologues qui racontaient d’avance toute la pièce ; de l’autre, en abusant de l’intervention des dieux dans ses dénoûmens. Sur dix-huit tragédies qui nous restent de ce poète, il y en a neuf dans lesquelles ce moyen trop commode est employé. — Faut-il parler des collaborations, et de tout ce que Céphisophon mêlait à l’œuvre d’Euripide ? et des remaniemens que subissait la pièce lorsqu’elle était reprise, des changemens arbitraires qu’improvisaient alors dans ce canevas, d’un tissu déjà si lâche, le poète, ou sa famille, ou son école, ou des étrangers même ?

On le voit, rien de plus simple et de plus élémentaire que le fonds, rien de plus libre et de plus abandonné à l’aventure que la composition d’une tragédie grecque. Je demande si l’on ne voit pas déjà des différences profondes entre ce système dramatique et les deux autres, savoir, celui du XVIIe siècle en France, et celui du drame moderne (depuis Shakespeare).


II.

La tragédie du XVIIe siècle est-elle une institution religieuse et nationale ? Non. Elle est une œuvre purement littéraire, inventée arbitrairement par l’esprit et pour l’esprit. Il se trouve, il est vrai, que notre théâtre a commencé par des mystères, mais c’est là une ressemblance purement extérieure. Chez nous, en effet, c’est le théâtre qui, d’aventure, s’introduisit sous le manteau de la religion ; chez les Grecs, c’est la religion qui, organiquement, enfanta le théâtre. La tragédie française du XVIIe siècle, qui d’ailleurs n’a rien à voir avec les mystères, n’est donc pas une poésie sortie du fond des choses, née de la vie, mais une production de l’art, née de l’imitation. Elle n’a, non plus que le poème épique, ses racines dans notre sol.

En outre, la plupart des poètes grecs sont des hommes d’action : Homère (car nous y croyons) combat et voyage comme ses deux héros, Achille et Ulysse ; Eschyle est soldat, et, oubliant ses quatre-vingts tragédies, ne met sur son épitaphe que ces mots : « Ci-gît Eschyle qui combattit à Marathon ; » Sophocle est stratège, il a pour collègues Thucydide et Périclès ; j’en pourrais nommer bien d’autres. Nos poètes, au contraire, sont des littérateurs ; des intelligences, non des hommes. Ils ne font qu’une œuvre abstraite, savante plutôt qu’inspirée, et dans laquelle l’habileté de la forme dissimule mal l’arbitraire et la fausseté du fond. Ils ont encadré de beaux bas-reliefs dans une architecture de convention.

N’étant point organisée par l’ordre même des choses, puisqu’elle n’est point un fruit naturel des institutions, cette tragédie essaie de se constituer théoriquement, à priori. Phénomène curieux, une poésie qui, née à peine, s’occupe de se tracer elle-même une poétique ! tant il est vrai qu’elle est, avant tout, une poésie de littérateurs et de critiques ! Prenant les barrières pour des appuis, elle en élève tout autour d’elle, et, dans la peur qu’elle a de marcher mal ; elle se met dans les conditions nécessaires pour ne marcher presque point. En un mot, elle institue, de par le texte fort altéré, sinon apocryphe, de la poétique attribuée à Aristote, la prétendue règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action. Or, l’auteur, quel qu’il soit, de ce texte recommande seulement, à titre de conseil et non de règle, de ne pas embrasser des sujets trop étendus, de se renfermer, quand on peut, dans l’espace d’un jour ; mais il n’en fait point une obligation. Voilà pour l’unité de temps. Quant à l’unité de lieu, c’est bien plus simple, il n’en est même pas fait mention dans ce petit ouvrage. Au reste, ni l’une ni l’autre de ces deux unités n’est observée dans le théâtre grec, que le nôtre croyait imiter : l’Orestie d’Eschyle, l’Ajax de Sophocle, l’Andromaque d’Euripide, entre autres, auraient dû en convaincre nos tragiques. Quant à l’unité d’action, la seule nécessaire, encore est-il que le théâtre grec et l’auteur de la Poétique l’entendaient d’une tout autre manière que la tragédie moderne. Autour d’une idée principale ils groupaient plusieurs incidens qui ne se tenaient pas nécessairement entre eux, mais qui se rattachaient à cette idée. Nos tragiques ne se contentèrent pas d’une unité si large : suivant Corneille lui-même, le Cid pèche contre l’unité d’action, parce que l’incident de l’arrivée des Maures, à la fin du troisième acte, n’est pas préparé dans l’exposition ; Horace de même, par l’incident du meurtre de Camille : de sorte que, sur ce point où il semble que tous les systèmes dramatiques doivent s’accorder, savoir, l’unité d’action, celui du XVIIe siècle diffère encore profondément de celui des Grecs. Leur procédé de composition était épisodique ; le nôtre est, pour ainsi dire, périodique. L’action, chez nous, au lieu de se développer par des incidens successifs qui ne sortent pas les uns des autres et qui ne se lient point nécessairement, doit se poser dès le commencement avec tous ses élémens dans ce qu’on appelle l’exposition, puis les dérouler peu à peu dans un cercle circonscrit, les nouer et les dénouer. Pas un incident qui ne doive être contenu dans cette exposition, comme dans un germe, duquel tous ensemble doivent sortir et s’épanouir en même temps. Cette voie d’enveloppement et de développement, d’enroulement et de déroulement, est ce que nous appelons le procédé périodique.

C’est ainsi que cette tragédie arbitraire se constitue arbitrairement, et que ce système artificiel, cherchant sa base hors de soi-même, la prend dans le vide. Le système des Grecs, dont nous n’avons point dissimulé les procédés élémentaires, l’inexpérience et le décousu même, est plus vivant cent fois que celui-ci, qui, constitué plus régulièrement en apparence, semblerait l’être plus fortement, mais qui ne fait que simuler l’ordre vivant par la symétrie abstraite. Il a fallu toute la vigueur de deux grands poètes pour créer des œuvres viables dans ces conditions de mort. Dans ce système inanimé, leur génie s’est trouvé mal à l’aise, mais il l’a fait mouvoir. Aussi faut-il proclamer d’autant plus haut ce génie, que le système dans lequel ils se sont trouvés emprisonnés est plus absurde et plus faux ; aussi faut-il admirer d’autant plus leurs œuvres, qu’ils les ont produites dans des conditions plus ingrates. Néanmoins ces œuvres portent nécessairement la marque du système : il est abstrait, elles sont abstraites. Nous parlons en général. Elles représentent seulement certains côtés de la vie, les plus nobles et les plus élevés sans doute, les plus intéressans par conséquent ; mais enfin, ce n’est pas la vie tout entière. Par un certain spiritualisme, ces poètes, confondant la morale dramatique avec la morale absolue, sacrifièrent le réel à l’idéal. Ceci vaut la peine d’être expliqué.

Si nous prenons la raison et la passion comme les deux pôles de l’ame humaine, l’idéal, suivant la morale absolue, est de se rapprocher le plus possible du premier ; mais nous croyons que l’idéal suivant la morale dramatique est de se rapprocher plus souvent du second. Regardez en effet : d’un côté, la raison, qui se fait gloire de commander à la sensibilité et à la douleur ; de l’autre, la passion, qui foule aux pieds le devoir, mais qui, par ses ardeurs et ses gémissemens, vous intéresse à sa faiblesse même, en vous la faisant partager ; la raison qui vous dit le plus souvent : « Sacrifie-toi, immole-toi ! préfère à toi-même ta famille, à ta famille ta patrie, à ta patrie l’humanité. Étouffe les cris de ton cœur ! suis ton devoir, marche, fût-ce dans le sang de tes fils ! » la passion qui vous dit : « Sauve tes fils ou ta mère avant ta patrie, ta patrie avant l’humanité ! La vertu ne peut vouloir qu’on soit insensible ; cette vertu dénaturée ne serait que brutalité. » Je demande quel est le plus dramatique ? Le XVIIe siècle donna trop décidément l’avantage au devoir : Horace, Iphigénie, Titus, sont trop vertueux. Cependant, si l’on admet que la passion doit prévaloir sur la raison dans une œuvre dramatique, il y a encore, dans la peinture de la passion même, deux extrémités, l’idéal et le réel. Représentera-t-on la passion tout entière dans tous ses aspects ? ou n’en montrera-t-on, pour produire une impression plus sereine, qu’une certaine image anoblie ? Cette dernière doctrine est celle du XVIIe siècle. Comme l’astrologue qui tombe dans un puits tandis qu’il cherche les étoiles, le XVIIe siècle tombe dans l’abstrait tandis qu’il cherche l’idéal. En effet, — à l’opposé de la tragédie grecque, qui complète le tableau de la douleur morale par celui de la douleur physique et ne craint pas d’exposer au spectateur les yeux sanglans d’OEdipe, la plaie de Philoctète, mettant en jeu le corps et l’ame également, — la tragédie du XVIIe siècle semble ignorer que le corps existe, et dans la peinture de l’ame même, supprimant ce qui lui parait avoir moins de noblesse ou de dignité, elle s’imagine que l’idéal est la suppression du réel. L’analyse psychologique des passions, dans une certaine mesure seulement, telle est la vérité humaine de cette tragédie. Des mœurs de convention, telle en est la vérité locale. L’esprit de ces mœurs est mixte et complexe ; mais voici les élémens qu’on y distingue : un peu de stoïcisme antique, un peu de spiritualisme chrétien, un peu d’héroïsme chevaleresque, un peu de métaphysique romanesque, un peu d’élégance précieuse. Tout cela compose un caractère élevé et sec. Il fallait que le génie portât sa flamme parmi toutes ces aridités ; que de ce seul point vivant du système, l’analyse des passions, il tirât, par sa propre force, de quoi le faire vivre tout entier.

Cette tragédie ignore le corps, à plus forte raison ignore-t-elle le monde extérieur. Ce vestibule dans lequel elle habite devrait pourtant lui laisser entrevoir le ciel ; mais non, ce vestibule, ouvert à tous, n’est fermé qu’au soleil. Aucun souffle de la nature n’y pénètre ; aucun rayon, aucun chant, aucun parfum. Dans la tragédie grecque, au contraire, comme on respire et comme on sent partout l’agréable lumière, les arbres, les fleurs, les ruisseaux ! Quelle douleur quand il faut les quitter pour toujours ! Quelle joie pour Alceste de les revoir après les avoir perdus ! Il est vrai que la tragédie grecque se représentait en plein air, sous la voûte de ce beau ciel, dans cette lumière tant aimée, en vue de la mer et des montagnes, tandis que la nôtre se joue tristement dans une salle enfumée par le gaz. Cette différence seule, qui résulte des climats, explique et résume toutes les autres. Le soleil et le lustre ! voilà deux points d’où partent nécessairement deux systèmes dramatiques essentiellement divers.


III.

Le drame cependant revient, par le lyrisme, au sentiment de la nature extérieure. La poésie lyrique a donc quelque chose de commun avec le drame ? Oui, mais elle n’en est pas le germe comme elle le fut de la tragédie grecque. Elle est contenue dans le drame avec toutes les autres poésies. De même que nous avons vu chez les anciens la tragédie absorber la poésie épique et la poésie lyrique, le drame chez les modernes absorbe la tragédie et la comédie. Dans l’art, comme dans la nature, les formes les plus complètes et les plus complexes arrivent les dernières.

Il est trop évident que le drame diffère de la tragédie du XVIIe siècle du tout au tout ; nous ne le démontrerons pas. Il ne diffère pas moins de la tragédie grecque, malgré quelques apparentes analogies. S’il admet comme elle l’emploi du familier et du comique mêlé au noble et au sérieux, s’il admet aussi ce que les Grecs nommaient le merveilleux, et qu’il nomme le fantastique, la composition cependant en est tout autre, aussi bien que l’esprit.

La principale pensée qui remplit le drame, c’est la lutte entre l’ame et la chair. Aussi la mélancolie, rêveuse ou sombre, s’y rencontre-t-elle auprès de la fantaisie gracieuse ou bouffonne ; aussi la critique, alliance plus singulière, s’y trouve-t-elle mêlée à la poésie. C’est que la pensée grecque exprimait l’enfance de l’humanité ; la pensée du drame en exprime l’âge mûr. Comparez les Choéphores d’Eschyle et l’Hamlet de Shakespeare, malgré l’analogie des sujets, quelles différences profondes ! qu’il y a loin de Clytemnestre à Gertrude, et de cet Oreste, instrument d’une justice fatale, poussé rapidement par la main d’un dieu plutôt que par sa volonté propre, qui ne réfléchit pas, qui frappe, à cet Hamlet qui, dans une situation pareille, ayant aussi à venger son père assassiné par sa mère, s’analyse, doute et rêve, jusqu’à se laisser aller à une sorte de folie aussi réelle que simulée ! L’esprit moderne est un esprit critique qui, même en agissant, s’étudie, qui, même lorsqu’il est inspiré, décompose son inspiration, comme le prisme décompose la lumière. Par cet amour de l’analyse, il cherche quelquefois les types d’exception et les curiosités morales, tandis que la tragédie se contentait de développer les lieux communs intéressans et les vérités éternelles. Il cherche à mettre en lumière les nouveautés de la nature humaine et les côtés inexplorés ; il est plus varié, sinon plus profond. Par une plus longue expérience de la vie, ayant amassé un plus grand nombre d’élémens que la pensée antique, il a plus de richesse et peut-être moins d’harmonie. Tel est sommairement l’esprit du drame.

La composition aussi est tout autre. Au lieu d’être d’une extrême simplicité, elle est d’une complication extrême, et avec raison. Ce qui satisfaisait les Grecs ne nous satisferait plus aujourd’hui. La composition très simple de la tragédie grecque suffisait à l’intérêt ; la composition très compliquée du drame cherche autre chose, la curiosité. Il y a deux procédés dramatiques : l’un qui attache et satisfait l’esprit, l’autre qui le surprend et le pique. L’un expose l’action dans son ordre naturel ; il laisse aux caractères, une fois donnés, le soin de se développer d’eux-mêmes, suivant la raison ou la passion, et de faire naître, en se croisant, les situations les plus vraisemblables ; enfin il captive et contente l’esprit par la peinture des sentimens les plus universels et les plus communs. L’autre commence par entraîner le spectateur en pleine action ; il ne l’instruit que le moins et le plus tard possible ; il ne présente d’abord les événemens que par le côté le plus invraisemblable, sauf à les expliquer ensuite comme il peut ; il cache son but avec soin au lieu de le laisser entrevoir ; il déroute la raison par la surprise et excite l’imagination par l’inconnu. Le premier procédé est celui des Grecs, et du XVIIe siècle jusqu’à un certain point ; le second est celui du drame. C’est à peine si le second fait connaître à la fin du dénoûment ce que les Grecs auraient annoncé dès le prologue. Donc ce qui caractérise encore le drame, c’est qu’il est profondément implexe, aussi rempli d’incidens et de détails que la tragédie grecque en offrait peu. Tout ce qu’elle mettait en récit, il le met en action, aidé d’ailleurs par une mise en scène plus compliquée aussi et plus savante. Cela ne l’empêche pas d’avoir son unité. Toutes les actions secondaires se subordonnant à l’action principale, il y a unité d’ensemble sinon unité d’action, unité morale sinon unité matérielle. Ainsi, la composition aussi bien que l’esprit du drame différent profondément de la composition et de l’esprit de la tragédie grecque. La comparaison du style de l’un et de l’autre ne pourrait que nous confirmer dans cette opinion.


Nous y serons encore ramenés par l’analyse de l’Alceste d’Euripide. Bien que ce soit peut-être de toutes les tragédies grecques celle qui a le plus de ressemblances apparentes avec le drame moderne, c’est aussi l’œuvre la plus singulière et la plus originale qui nous soit restée du théâtre grec. Le fantastique et le réel, l’idéal et le bouffon, le dévouement dans toute sa sublimité, l’amour de la vie dans toute la laideur de son égoïsme, tout cela, réuni dans une même œuvre, produit une impression étrange et unique.

Apollon, exilé du ciel, a trouvé chez Admète un hôte et un ami. Quand le Destin a voulu qu’Admète mourût, Apollon a obtenu des Parques qu’il pût se racheter de la mort, si quelqu’un mourait à sa place volontairement. Alceste, la femme d’Admète, s’offre à la Mort pour son époux. Nous sommes au jour marqué pour le sacrifice ; la Mort s’avance déjà pour saisir sa victime (la Mort ou le Trépas, car la Mort en grec est du masculin) ; Apollon cherche en vain à la fléchir, et alors commence un dialogue bizarre entre ces deux divinités, dont l’une, noble et belle, s’intéresse à la jeunesse et à la vertu d’Alceste ; l’autre, hideuse, impitoyable, réclame, avec l’âpreté d’un créancier, ce qui lui est dû : « Ah ! ah ! que fais-tu là ? Pourquoi rôdes-tu par ici, Apollon ? Tu veux encore me ravir cette ame ? Te voilà en sentinelle devant la porte avec ton arc et tes flèches ? — Rassure-toi, dit Apollon, je ne veux rien que ce qui est juste et bon. — Alors, pourquoi ces flèches ? — C’est mon habitude de les porter. — Oui, comme c’est ton habitude de protéger cette maison contre toute justice… tu veux me voler encore un mort ? » Apollon lui propose de prendre à la place d’Alceste ceux qui tardent à mourir, c’est-à-dire le père et la mère d’Admète. « C’est impossible, dit la Mort, j’ai mes privilèges, et j’y tiens comme une autre, tu peux le croire. — Mais je t’offre deux ames au lieu d’une. — Oui ; mais, quand les jeunes meurent, j’y trouve mieux mon compte. » Et la Mort demeure inflexible. Après cette dispute singulière, les deux personnages se retirent. Plus d’espérance, Alceste mourra.

Des vieillards se répandent devant le palais, émus du dévouement et de la mort d’Alceste ; ils s’interrogent avec anxiété : « Est-elle déjà morte ? — Non, sans doute, car la maison est silencieuse ; on n’entend pas retentir les cris funèbres et les coups dont les jeunes femmes meurtrissent leur sein. On ne voit pas devant la porte les signes ordinaires du deuil, l’eau lustrale et les chevelures coupées. » Une esclave sort : Alceste va mourir. Après avoir lavé son beau corps dans une eau courante, elle a pris dans un coffre de cèdre ses plus riches vêtemens, et s’est parée pour ce moment suprême ; puis, se jetant devant le foyer où Vesta est présente : « O déesse ! ô ma souveraine ! a-t-elle dit, je descends sous la terre. Je me prosterne devant toi pour te faire ma dernière prière ; mes enfans n’ont plus de mère, protége-les : donne à l’un une épouse bien-aimée, à l’autre un noble époux. Qu’ils ne meurent pas avant le temps comme leur mère, mais qu’ils épuisent heureusement sur la terre natale toute la mesure de leurs jours ! » Elle s’approche des autels, et les entoure de myrtes et de verdure ; puis elle se jette sur le lit nuptial, ce lit où celui pour qui elle va mourir dénoua sa ceinture virginale. « Peut-être une autre femme te possédera, dit-elle, non pas plus chaste, mais plus heureuse ! » Ensuite se rencontre ce passage d’une mélancolie si gracieuse et si pénétrante, que Racine admire avec tant d’émotion et de naïveté, « où l’on dépeint Alceste mourante au milieu de ses deux petits enfans, qui la tirent en pleurant par la robe et qu’elle prend dans ses bras, l’un après l’autre, pour les baiser. » Elle a fait ses adieux même aux plus humbles esclaves.

Ainsi annoncée (artifice employé surtout par Euripide), Alceste arrive enfin sur la scène ; elle est soutenue par Admète : « Soleil, splendeur du jour, nuages du ciel qu’emportent les vents rapides !… » Ce sont ses premières paroles. Cet adieu à la nature, à la douce lumière du ciel, est ce qu’il y a pour les personnages du théâtre grec de plus douloureux. Antigone, Iphigénie, Polyxène, disent aussi cet adieu suprême à la beauté de leur ciel. Qu’y pouvons-nous comprendre, nous, sous un ciel froid et pluvieux ? — Werther rencontre Charlotte au mois de mai : dès le milieu de l’été, il sait que son amour est sans espoir ; mais c’est seulement à la fin de décembre qu’il se décide à mourir. « Des nuages, un épais brouillard, cachent le soleil, » dit-il dans sa dernière lettre ; et cette tristesse de la nature doit l’aider dans son désespoir. — À ce regret de la nature s’ajoutent dans le cœur d’Alceste la douleur de quitter ses enfans, son mari pour qui elle se dévoue, et la crainte d’être un jour oubliée de lui. Admète, désespéré, la supplie de se ranimer, de se soutenir. Cette tendresse d’un homme pour une femme ne se trouve pas dans Eschyle, et n’est qu’à peine indiquée dans Sophocle par le personnage d’Hémon. C’en est ici vraiment le premier mot : « Hélas ! que ferai-je sans toi !… Emmène-moi avec toi ; au nom des dieux ! emmène-moi aux enfers, ne m’abandonne pas, n’abandonne pas tes enfans ! » Elle meurt. Son jeune fils Eumelus se jette sur elle (les enfans introduits sur la scène tragique, autre innovation d’Euripide) : « Malheur ! ma mère est morte ! Mon père, elle ne voit plus le soleil, elle m’abandonne ! Vois, vois sa paupière, ses mains pendantes. Ecoute-moi, ma mère ! écoute-moi, je t’en supplie ! c’est moi, c’est moi, ma mère ! c’est moi qui t’appelle, ton petit enfant qui tombe sur tes lèvres ! — Elle ne t’entend plus, elle ne te voit plus, s’écrie Admète. — Mon père, me voilà seul ; ô ma petite sœur, aussi malheureuse que moi !… » Quelle simplicité ! quelle émotion !

Hercule survient (Apollon a fait pressentir son arrivée dans le prologue). Il ignore la mort d’Alceste, et pourtant, par une finesse de l’esprit grec, qui ne sert ici qu’à embarrasser, il sait, car il le dit en propres termes, qu’elle a consenti à mourir pour son mari. L’esprit grec, cet esprit si aimable et qui s’aimait tant, ne pouvant se jouer à l’aise dans la tragédie, faute d’une action assez intriguée, se glisse partout où il peut, comme les fioritures dans la musique italienne. Dès que l’action ou le sentiment fait défaut, aussitôt ce sont de longues suites de maximes subtiles et de reparties pointilleuses, presque par manière d’intermède. Ici cet esprit se gêne lui-même gratuitement et à plaisir. Il suppose apparemment que le brave fils d’Alcmène ne devine pas aisément. Admète dissimule sa douleur. Affliger son hôte, ce serait violer les devoirs de l’hospitalité ! Hercule se retire dans la salle voisine, consacrée aux hôtes, et se met à table ; on lui sert le repas dû aux étrangers : « Fermez cette porte, dit Admète aux esclaves, il ne convient pas d’attrister nos hôtes par des larmes. Qu’à tous mes maux ne se joigne pas ce nouveau malheur, d’entendre appeler inhospitalière la maison d’Admète. » Hercule, qui ignore le malheur de son hôte et qui sait pourtant qu’on célèbre des funérailles, « prend en main une coupe entourée de lierre ; il boit le jus noir de la vigne jusqu’à ce que la flamme du vin l’ait tout échauffé ; il couronne sa tête de branches de myrte et hurle des chants grossiers. » - « Égaie-toi, dit Hercule à l’esclave, qu’il voit triste et morne auprès de lui. Pourquoi ces sourcils froncés ? ce visage farouche ? Viens ici, je veux te rendre sage… Livre-toi à la joie, au plaisir de boire… Honore aussi Vénus, c’est une aimable déesse. » Cela rappelle la morale que fait aux Perses, dans Eschyle, l’ombre de Darius. L’esclave répond à Hercule d’une manière embarrassée ; Hercule voit enfin qu’on l’a trompé, et que c’est Alceste qui est morte. « Quoi ! s’écrie-t-il plein de douleur ; j’ai bu dans la maison de mon hôte, quand il était si malheureux ? Je me suis livré aux joies du festin, j’ai couronné ma tête de fleurs ! C’est ta faute de ne m’avoir rien dit. Où est sa sépulture ? où dois-je aller pour la trouver ? Allons, mon cœur, c’est le moment de montrer quel fils la Tirynthienne Alcmène a donné à Jupiter ! » Et il part pour ravir Alceste au génie de la mort, qu’il espère trouver près du tombeau, buvant le sang des victimes.

C’est là cette scène si singulièrement travestie par Voltaire[2]. « Elle ne serait pas, dit-il, supportée aujourd’hui sur le théâtre de la foire. » Mais cela n’empêche pas que ce contraste de la joie d’Hercule avec la douleur d’Admète et de ses esclaves n’égale tout ce que l’art dramatique a créé de plus intéressant. On a remarqué que les plaisanteries des musiciens dans Roméo et Juliette, des fossoyeurs dans Hamlet, ne produisent pas un plus puissant effet. Hercule revient bientôt, et voici une scène dont l’exécution, il faut l’avouer, est d’une coquetterie toute moderne. Il ramène une femme voilée. Il s’approche de son hôte : « Avec un ami, Admète, on doit montrer plus de franchise. Tu ne m’as pas dit que c’était le corps de ta femme qu’on venait d’inhumer. J’ai couronné ma tête, j’ai fait des libations aux dieux dans une maison où régnait la désolation. Je me plains de toi… Mais voici une femme qu’il te faut recevoir ici, » ajoute-t-il en montrant la femme voilée. Admète refuse ; Hercule lèvre le voile qui couvre cette femme ; c’est Alceste mais à demi endormie. Il a livré combat à la Mort, il lui a enlevé sa proie ; mais Alceste ne parlera pas avant d’être purifiée de sa consécration aux divinités infernales, avant que le troisième jour ait paru. Les mystères d’Éleusis mettaient le peuple athénien en grande terreur de la mort. Cette violation du trépas à la face du ciel, en plein jour, pouvait heurter certaines susceptibilités religieuses. Il fallait pour la faire accepter l’expiation des sacrifices.

« Adieu, dit Hercule à Admète, conserve toujours ce saint respect pour l’hospitalité. » C’est, en effet, l’hospitalité, et non la tendresse conjugale qui est l’idée morale principale, l’enseignement définitif de cette tragédie : de sorte que notre vieux poète Hardy faisait déjà prédominer sur l’idée antique l’idée moderne, en intitulant son imitation Alceste ou la Fidélité. Ceux qui ont jugé sévèrement cette pièce et qui l’ont déclarée inférieure aux autres chefs-d’œuvre du théâtre grec ne s’étaient pas donné la peine de la lire. Qu’importe qu’au milieu de cette légende mystérieuse et romanesque, le poète ait jeté une scène que nos habitudes réservées nous empêchent d’accepter ? Admète, désespéré d’avoir perdu Alceste, s’emporte en violens reproches contre son vieux père, qui a refusé de s’offrir pour la sauver. Il va même jusqu’à le maudire. « Mais, lui répond naïvement Phérès, nous n’avons qu’une vie et non pas deux ; moi aussi je trouve bien doux de voir la lumière du soleil ! » Cette scène, hideuse jusqu’à la bouffonnerie, où se peint un si égoïste amour de l’existence, servait, dans l’idée d’Euripide, à faire ressortir encore mieux, par le contraste, toute la valeur du sacrifice d’Alceste. Quelle vertu ne fallait-il pas pour s’offrir à la mort sous un ciel qui inspire un si violent amour de la vie !

Telle est l’Alceste d’Euripide. Qu’y a-t-il de plus opposé au drame moderne que cette simplicité élémentaire de construction et d’action ? Voyons maintenant ce qui reste de la tragédie grecque dans la pièce jouée dernièrement à l’Odéon. Le traducteur ou l’arrangeur a commencé par supprimer ce prologue étrange entre Apollon et la Mort. Peut-être l’a-t-il trouvé trop étrange en effet ; mais, puisqu’il nous promettait l’Alceste d’Euripide, avait-il le droit de supprimer un morceau si caractéristique ? Il est vrai que le titre de la pièce est tourné à dessein d’une manière fort ambiguë : l’Alceste d’Euripide, voilà qui est bien ; nous allons voir une pièce grecque ! Pièce grecque, en effet, dit le titre ; mais ce n’est pas tout, et on ajoute cette glose insidieuse : Arrangée pour la scène française. Ce n’est donc plus l’Alceste d’Euripide, ce n’est donc plus une pièce grecque. Cependant, si quelque chose était étrange dans ce prologue, c’était moins Apollon, sans doute, que ce bizarre personnage de la Mort, nouveau et unique même dans le théâtre grec. Et justement, supprimant Apollon, le traducteur n’a pas supprimé la Mort ; il l’a seulement transposée, et de la lutte de ce personnage avec Hercule il a fait une partie de son troisième acte, car il a voulu diviser sa pièce en actes, quoiqu’il sût bien que cela n’est pas grec.

Le premier, qui est en grande partie de son invention, y compris un songe classique, a le tort de reculer le dévouement d’Alceste jusqu’au commencement du deuxième. Ce n’est qu’après avoir cherché partout un sauveur pour Admète qu’Alceste s’avise, un peu tard, d’être elle-même ce sauveur : c’est un dévouement in extremis. C’est le contraire de la pièce grecque qui commence tout droit par la mort d’Alceste, et qui élimine la question de savoir si Admète a pu ou non l’accepter. Ici, au lieu de l’éliminer, on l’élude. — Le deuxième acte est d’Euripide pour le fond. — Le troisième, excepté le dénoûment, est presque entièrement ajouté par le traducteur. — De sorte que, sur les trois actes, il y en a deux, à peu près, qui sont nouveaux. Et maintenant « applaudissez, Athéniens, c’est de l’Euripide ! »

Le morceau le plus saillant de la pièce, après les adieux d’Alceste, est la lutte d’Hercule avec la Mort. Cette légende thessalienne, nouvelle pour les Athéniens (car celle d’Orphée n’y ressemble pas), Euripide ne l’avait qu’indiquée c’est pendant un chœur que la lutte est supposée avoir lieu ; elle est racontée en deux ou trois vers. Le traducteur l’a mise en action. Nous ne nierons pas que ce pugilat fantastique, cette Mort qui est terrassée et qui crie, ne produise un étrange effet ; c’est presque la mort de la Mort, comme dans la légende chrétienne ; Hercule joue le rôle du Christ. Seulement cet effet n’est pas grec. Supposé que le préjugé religieux dont j’ai parlé eût permis à Euripide de mettre en action cette lutte surnaturelle, la Mort, étant un homme en grec, en serait peut-être venue aux mains avec Hercule sans trop choquer d’ailleurs la multitude habituée au spectacle du pancrace olympique ; mais, si la Mort est une femme, cela change tout. Il est vrai que le traducteur, de même qu’il a mis à sa pièce un titre à double entente, a essayé aussi de donner à la Mort un sexe ambigu. Il a glissé quelque part ce mot : La Mort, ce noir génie ! Noir génie tant que vous voudrez ; mais enfin elle s’appelle la Mort, et l’actrice chargée de ce rôle, avec sa robe noire, qui du reste est indiquée par le grec, n’a pas, je pense, été prise pour un homme, quoiqu’elle ne s’en explique point. D’ailleurs, si le voile noir est indiqué dans Euripide, je ne crois pas que, dans sa pensée, ce voile fût semé de larmes d’argent, fort malséantes à cette sorte de hideux vampire, buveur de sang, armé d’un glaive et d’un filet. En somme, comme cet endroit est le moins grec : de la pièce, c’est celui où l’on a le plus admiré la hardiesse grecque.

La description de l’antre de la Mort à la fin du deuxième acte, et la décoration du troisième, par conséquent, sont aussi d’invention moderne. C’est peut-être un souvenir de l’Odyssée que l’on a prêté à Euripide, de la même manière qu’on a mêlé çà et là dans le texte quelques réminiscences des hymnes homériques, de Solon, de Tyrtée et d’autres encore. En revanche, on a supprimé, à ce qu’il me semble, de fort beaux détails : « Attends-moi là-bas, dit Admète à Alceste mourante ; prépares-y ma demeure pour l’habiter avec moi. J’ordonnerai qu’on me place dans le même cercueil de cèdre, et qu’on étende mes flancs auprès de tes flancs, afin que, même dans la mort, je ne sois jamais séparé de toi, qui seule m’as été fidèle ! » On a supposé qu’Admète voulait se tuer après la mort d’Alceste ; on a beaucoup adouci la scène de Phérès, sans doute par la même raison qui a fait supprimer le prologue.

Mais la traduction d’une tragédie grecque fût-elle littérale quant à la composition et aux idées, le style ne se traduit jamais, et c’est le style qui fait la vie. C’est le style, par exemple, qui anime les innombrables lieux-communs dont la poésie antique est semée. Qui me dira à quel moment le lieu-commun est chose morte ou chose vivante ? Qui me dira à quel moment la Galatée de marbre s’éveille à la vie ? Il faut que le poète, il faut que le sculpteur les échauffe de son propre souffle et leur communique son ame. Sans cela, il n’y a qu’un bloc de marbre, il n’y a qu’une masse de banalités. De sorte que le même lieu-commun, et c’est ce qui arrive sans cesse, peut être vivant dans le texte, et mort dans la traduction. Même dans ce qui parait littéral, l’arbitraire est partout, dans un mot, dans un tour. Ce sont des entorses perpétuelles à la pensée grecque ; d’une phrase à l’autre, d’une demi-idée à une autre demi-idée, on fausse, comme par demi-tons. Par exemple, l’Alceste grecque exprime, il est vrai, très vivement son horreur de la mort, d’abord par les vers qu’a traduits Racine et qu’a empruntés l’auteur de la pièce jouée à l’Odéon, puis par ces cris : « On m’entraîne, on m’entraîne ! ne le vois-tu pas ? C’est Pluton, avec ses ailes et ses sourcils d’un éclat sombre ! Que fais-tu ? laisse-moi ! Ah ! malheureuse ! dans quelle route inconnue suis-je entraînée ! » Mais elle ne dit pas ce mot : J’ai peur ! Voilà un premier demi-ton. Et surtout elle ne l’eût jamais dit comme le dit à l’Odéon l’actrice qui représente Alceste, et qui force d’un autre demi-ton encore. C’est ainsi que dans les passages même où l’on paraît être le plus textuel on ne l’est pas le moins du monde, et qu’au moment où l’on se flatte le plus d’être grec, on est français, et français de notre temps.

Un style plat annihile l’antique. Or, on rencontre dans l’Alceste arrangée des vers comme ceux-ci :

Quand à ce fils forcé de devenir pasteur (Apollon)
Jupiter a des cieux interdit la hauteur.

Qu’un essaim de beautés captive aussi ses yeux.

Mourir pour ce qu’on aime est encor du bonheur.

Le vieillard se cramponne au bord du mausolée.

Non, dans le monument reposez ses attraits.


Hercule surtout, peut-être parce qu’il est Béotien, parle une langue qui n’est guère attique. En arrivant, il dit à Alceste :

Fille de Pélias, le bruit de ta beauté
Est encore bien loin de la réalité.


Il se vante d’avoir tranquillisé la terre, en tuant

Les monstres, les tyrans dévolus à son bras ;


à cause de quoi sans doute il dit à la Mort :

Et tu me dois au fond quelque reconnaissance.


A l’esclave, qu’il exhorte à vider des coupes :

Sacrifie à Bacchus parmi d’aimables groupes.


Et lui promettant de récompenser l’hospitalité d’Admète :

Oui, je lui ferai voir que de l’ingratitude
Hercule encor n’a pas contracté l’habitude.

Enfin, à tous les contre-sens ou anachronismes de composition ou de style dont ces sortes de traductions fourmillent, il faut ajouter ceux de mise en scène, de costume et de jeu, qui sont presque inévitables. Par exemple, ce qu’on applaudissait le plus dans la représentation d’Antigone, c’était la pantomime de Mlle Bourbier, qui se traînait tout autour du théâtre aux pieds des vieillards thébains, pour les supplier de la sauver. Cela était fort beau sans doute, mais cela, n’était rien moins que grec. De même, lorsque Mlle Araldi, par distraction peut-être, si ce n’est par affectation, prend la main du pédagogue, elle fait, sans y songer, une faute grave. La plus jeune des filles de Nestor, la belle Polycaste, peut bien venir laver Ulysse dans son bain, il n’y a là aucune inconvenance aux yeux des Grecs ; mais Alceste serait inconvenante, si elle prenait ainsi la main du pédagogue pour lui parler. Qui dit convenance dit convention, les Grecs mettaient leurs convenances ailleurs que nous.

En somme, ces traductions, n’étant ni des pièces grecques ni des pièces françaises, sont des œuvres fausses et bâtardes, filles de la stérilité. Une œuvre dramatique véritable est le résultat complexe des institutions, des mœurs, des opinions, des habitudes d’une nation, dans un certain siècle et dans un certain climat ; elle ne peut donc se déplacer. Le tenter est une entreprise vaine et puérile. Qu’on n’objecte pas le XVIIe siècle. Le XVIIe siècle s’était engagé dans une voie fausse ; le génie seul l’en a tiré. Pour nous, ne nous hasardons plus dans cette voie. Assez d’imitations, assez de traductions comme cela ! Ces traductions et ces imitations feraient-elles avancer d’un pas la littérature contemporaine ? Non ; si, en travaillant ainsi, on croit travailler pour notre temps, on se trompe. A quoi servent ces œuvres amphibies, qui n’ont ni l’exactitude de la philologie, ni la beauté de l’art, qui n’apprennent rien et qui n’inspirent rien ? Soyez poète, si vous pouvez ; soyez philologue, si vous voulez ; ou laissez la plume et faites-vous industriel. Créez des œuvres originales qui développent en nous l’idée du beau, ou tâchez d’être utiles par vos travaux exacts. Mais à quoi servent ces pastiches et ces replâtrages, qui ne sont ni de la science ni de l’art, qui ne sont qu’une poésie fausse sur une érudition douteuse, ou qu’une fausse philologie habillée de mauvais vers ? Travaillez tout seul, laissez vos béquilles, et marchez. Faites votre œuvre, à vous, quelle qu’elle puisse être ! Votre œuvre personnelle, fût-elle médiocre, aura plus de chances d’intéresser ou de servir votre temps. Vivez par vos propres ressources, et dites comme le caporal Nym de Shakespeare : « Ma foi ! je vivrai tant que j’ai à vivre, voilà ce qu’il y a de sûr ; et, quand je ne pourrai plus vivre, je ferai comme je pourrai. Voilà tout ce que j’ai à dire là-dessus, et tout finit là. »


ÉMILE DESCHANEL.

  1. δρãμχ έπεισόδιον, ou έπεισοιον tout seul, l’adjectif devenant substantif.
  2. Dictionnaire philosophique, Anciens et Modernes.