Dans l’Inde (Revue des Deux Mondes)/02

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Dans l’Inde (Revue des Deux Mondes)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 310-343).
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DANS L’INDE

II.[1]
PONDICHERY ET CALCUTTA. — L’HIMALAYA. — BÉNARÈS.


PONDICHERY ET CALCUTTA.


16 novembre.

Nous reprenons la vie de bord. Longues journées énervantes sur l’eau tranquille, sous le même ciel pâli par l’excès de lumière, longues nuits sur le pont, sous les étoiles des tropiques, et puis la lassitude de cette monotonie.

Un matin, nous nous sommes réveillés devant Pondichéry. Des indigènes tout nus, tout noirs, la tête ceinte d’un gros turban, sont venus pagayer autour du navire. Vite, ils ont revêtu leur costume de cérémonie, un simple mouchoir passé entre les jambes, et lestement, grimpant aux sabords comme une bande de fourmis actives, ils nous ont saisis et précipités dans leurs chaloupes. Ils pagayaient violemment, les yeux brillans de bonheur, jetant des cris enthousiastes où l’on reconnaît tout à coup du français :

« Hurrah pour papa !

« Hurrah pour maman !

« Hurrah pour le bon voyage! » Voilà tout ce qu’ils savent de notre langue, ces grands enfans sauvages. Cela ne les empêche pas, me dit-on, d’être électeurs, de voter avec toute la dignité de citoyens libres. Le grand-prêtre de la pagode s’entend avec le gouverneur, et ils votent à son gré comme ils accompliraient un rite, une cérémonie religieuse analogue à la procession périodique des images sacrées dans les chars.

Grande cohue sur la jetée. Nous amenons un haut fonctionnaire de la République. Les forces de l’Inde française, les trois cents cipayes que la Grande-Bretagne tolère sont là, formant la haie, enchantés de jouer au soldat, très heureux de leur uniforme brillant. A grands coups de crosse, on chasse la cohue des curieux indigènes, mais les blancs passent librement sous les arcs de triomphe où se déploient les souhaits de bienvenue et les acclamations officielles. Pauvre population blanche de Pondichéry, pauvres Français nés si loin, descendus des ancêtres vaillans qui s’installèrent là quand la France était une puissance glorieuse sur la terre de l’Inde, aujourd’hui si oubliés, si éloignés de nous! j’aperçois des enfans de vieilles familles créoles et rien n’est saisissant comme de retrouver chez eux le masque et l’expression de notre race. Ils semblent étonnamment provinciaux, arriérés, avec quelque chose de fatigué, d’amolli, d’alenti, de flétri quelquefois. Je ne sais pourquoi tout respire ici l’odeur de la petite ville de province française, très éloignée du centre et pourtant ne vivant que des quelques gouttes de vie que lui distribue le centre de la sous-préfecture banale, où tout est régulier, ennuyeux, vieillot. Celle-ci est beaucoup plus loin de Paris que Carpentras ou Landerneau.

Cependant, le haut fonctionnaire débarque. Les notables l’accueillent : il y a de longues présentations et des sourires officiels. Très pompeusement, un personnage indigène s’incline devant lui, embarrassé dans ses robes blanches, chargé de bijoux, très gros très lourd, très ventru, ses petits yeux clignotant dans sa grasse figure terne de brahmane. Il s’appuie avec dignité sur la canne d’argent dont fut gratifiée sa famille le jour où, les boulets manquant, son ancêtre offrit des lingots d’or pour en bombarder les Anglais qui assiégeaient Pondichéry.

Encore des présentations, des discours, des serremens de main. Maintenant, le fonctionnaire de la République, flanqué de ses secrétaires, en habit noir, s’avance en tête du cortège, passe sous les arcs de triomphe et les forces françaises, les trois cents cipayes battent aux champs. Très touchante et un peu comique dans ce cadre exotique, cette cérémonie qui rappelle nos distributions de prix, nos inaugurations officielles de monumens ou les tournées électorales de nos ministres.

Jolie ville, claire et propre. Toujours cette terre rouge indienne et ces parfums qui sortent on ne sait d’où. Les routes s’allongent droites, bordées de palmiers, traversées à tout moment par les petits écureuils rayés qui soulèvent un petit flot de poussière. On se sent déjà loin de Ceylan ; cette végétation a quelque chose de précis, d’arrêté. Voici une allée de palmiers qui certainement était la même il y a dix ans qu’aujourd’hui : on ne voit plus ici la mollesse et l’ondoiement de la vie rapide.

Le plus grand plaisir des yeux, c’est de voir remuer ce peuple de femmes si simplement, si magnifiquement drapées. Avec leur port droit, leurs poitrines rejetées en arrière, leurs têtes chargées de vases de cuivre, elles font des lignes pures et nobles. Malgré l’éclat des couleurs, ce monde fait penser à la Grèce antique : mêmes attitudes de statues, même tranquillité des gestes, même vie en plein air, mêmes petites maisons de terre, basses, fraîches, blanches, carrées, vides de meubles, où des femmes assises dans l’ombre s’occupent à filer.

À trois kilomètres de Pondichéry, nous arrivons à la pagode de Vilenoor et nous ne pensons plus à la Grèce. Au-dessus du village, — vingt pauvres cabanes de boue séchée, vingt huttes sauvages à l’ombre desquelles des noirs à têtes bestiales somnolent, — se dresse une chose indescriptible, un paquet bleuâtre de formes grouillantes, une pyramide confuse de monstres en porcelaine, grimaçans, innombrables, étages en rangs serrés. Il est hideux et fou, ce toit de pagode, c’est une imagination de cerveau malade qui, accablé, perverti par le soleil torride, délire en cauchemars horribles et grotesques. Et dans cet entassement de figures difformes, de membres contournés qui s’enlacent, il n’y a pas seulement de la déraison, mais encore quelque chose de sauvage, d’inquiétant, d’incompréhensible comme les idoles polynésiennes ou les antiques divinités sanguinaires du Mexique, quelque chose qui nous parle des vieilles races indigènes que les conquérans aryens rencontrèrent partout lorsqu’ils pénétrèrent dans l’Inde, des mystérieuses races noires qui peuplent encore cette partie méridionale de la péninsule et dont on rencontre les tribus errantes dans les forêts de l’intérieur. On retrouve partout ce caractère dans les architectures du sud. À deux pas d’ici, à Madura et à Trichnopoli, elle atteint toute son extravagance et toute son étrangeté, se dé- ployant en pagodes de granit vastes comme des villes, couvrant la terre de ses piliers, entassant en pyramides géantes les dieux, les déesses, les démons, les héros, les singes, les chevaux, les éléphans, tout un monde vivant qui se mêle, se presse, s’étouffe, monte, entassé dans la plus étonnante promiscuité.

Une cohue de prêtres et de fidèles à peau noire nous bousculent avec des glapissemens, et cent mains sont avidement tendues. Des coups de canne que mon guide distribue au hasard, et les visages se contristent, les cris se changent en pleurs, les mains mendiantes se joignent et supplient. Vite, quelques piécettes d’argent pour rétablir la joie dans ce pauvre monde noir, et les physionomies piteuses des brahmes se détendent en rires enfantins de plaisir. A présent, ils écartent la foule, et se consultent avec des airs mystérieux. Deux minutes de conciliabule; puis les deux plus vieux s’esquivent, disparaissent dans le sanctuaire, et, triomphalement, le visage épanoui à l’idée de la surprise qu’ils nous ménagent, reviennent conduisant une troupe chamarrée de bayadères. Magnifiquement vêtues de soie, le nez, les oreilles, les bras, les chevilles chargées d’anneaux, avec des gestes d’une lenteur voluptueuse, des frémissemens du corps et du bout des doigts, elles exécutent une pantomime érotique. Peu séduisantes, ces bayadères : figures brutales et trop grasses, lèvres épaisses qui disent la race inférieure : le regard est vide et presque idiot, la bouche ouverte dans un sourire stupide. Évidemment, l’âme manque : ces femmes noires sont trop près de l’animal. Toute la journée, elles rêvassent à l’ombre et ne se réveillent de leur torpeur que pour leurs devoirs de bayadères : la danse et la prostitution. L’union avec une bayadère, disent les brahmes, efface tous les péchés.

Derrière elles, le sanctuaire s’ouvre, un sanctuaire que les brahmes nous interdisent, mais là-bas, dans l’ombre, je devine des formes vagues de dieux dorés, une idole très laide qui siège au fond d’un tabernacle. Idoles, bayadères, pyramide de monstres accumulés, fidèles à peau noire, prêtres mendians et sauvages, nous quittons tout cela bien vite, un peu déconcertés, sans avoir compris grand’chose à ce monde...

Le soir, en rentrante Pondichéry, j’ai vu la statue de Dupleix. Il fait face à la mer, debout dans une attitude de commandement, hardi, impérieux, les yeux jetant le défi, plein d’une volonté et d’une audace extraordinaires. « Un fameux homme, nous dit un Anglais, et qui nous a donné du fil à retordre. A présent à quoi vous sert Pondichéry ? Vous nous forcez à maintenir des douaniers autour de la frontière, et tous nos voleurs se sauvent chez vous. Qu’est-ce que cette colonie vous rapporte? — Rien du tout, a répondu un Français, mais il importe que Dupleix ait sa statue dans l’Inde et qu’il soit chez lui. »


19 novembre.

Quelle est cette mer nouvelle dans laquelle nous naviguons ce matin, toute brune, bourbeuse, aux vagues épaisses et lourdes? Point de côtes à l’horizon. Aussi loin que la vue peut percer frissonne, sous le clair ciel bleu, ce grand cercle couleur de boue tout palpitant de lumières fauves. Nous entrons enfin dans l’embouchure de l’Hoogly : ces eaux sont chargées d’une terre apportée par le Gange et le Brahmapoutre des plaines de l’Indoustan, des pentes de l’Himalaya; vers deux heures de l’après-midi, la mer se couvre de taches brunes comme elle, mais immobiles, ternes ou uniformément luisantes, et qui seules, dans le scintillement universel, ne pétillent pas sous le soleil. Voilà le limon que le fleuve dépose, la terre qu’il jette à la surface des eaux, terre inerte encore, toute nue, toute brute, matière primitive, mais grosse de vie future, d’où sortiront des jungles tropicales avec leur pullulement de vie, leur végétation vénéneuse, leur bourdonnement d’insectes de feu, leurs marais pestilentiels. Et l’on se dit qu’au loin derrière l’horizon, sur une étendue de deux cents milles, s’accumule lentement ce limon prolifique, se crée silencieusement, au milieu des eaux stériles, un nouveau morceau d’Asie.

Peu à peu s’ébauche une rive, mais très vague, informe, une rive de boue molle, émergeant à peine de l’eau, comme la terre aux premiers jours. Enfin la végétation paraît, végétation herbeuse tout d’abord, fourrés sombres de bambous et de lianes, puis jungles ténébreuses qui grandissent dans l’air empesté par la végétation et la corruption trop rapides, foyers mortels de fermentation où le choléra et les fièvres sont endémiques, où la nature solitaire, loin de l’homme, s’essaie encore aux formes molles de la vie primitive, où crocodiles, serpens, crapauds géans, se traînent dans la vase tiède, où les fleurs, exaspérées par les miasmes putrides, montent comme des flammes autour des grands arbres. Si vous faites naufrage ici, l’eau sera moins dangereuse que la jungle, que ses fièvres, que ses fauves. Çà et là, sur la rive, des tours blanches sont des refuges où les naufragés, à l’abri des tigres, trouvent de la nourriture, des médicamens, peuvent attendre qu’un bateau passe.

Nous avançons lentement, avec des précautions infinies. Le grand fleuve est véhément et nous culbuterait bien vite si, arrêtés un instant par un banc de sable, nous lui présentions le travers. Nous sondons à tout moment. Le fond est fait de sables mouvans que l’élan violent de l’eau déplace, agite, creuse, entasse. Les rives se resserrent et les cultures paraissent : vastes moissons dorées, claires rizières, nobles bouquets de palmes lustrées. Tout au bord, une file blanche d’Indiens circule dans les hautes herbes. Sur le fleuve, de grands bateaux passent lentement, de puissans steamers dont les ports d’attache sont en Angleterre, en Amérique, en Australie. Il y a des bricks à l’ancre par paquets, immobiles, le nez au fil de l’eau, et la lumière est bien belle sur leurs pauvres ventres usés dont la courbe a la sinuosité du flot. Ils ont peiné solitairement, perdus au large dans les océans noirs, secoués dans leurs membrures, dressés sur les lames mauvaises, tombant dans les creux traîtres avec des chutes sourdes, heures patientes de souffrance obscure... Aujourd’hui que leur sommeil est paisible sur le sein splendide et frémissant du fleuve!

Activité grandissante : on sent l’approche d’une grande ruche humaine. Passent de lourdes gabarres, plaquant leurs larges panses sur la pesante eau brune, penchées sous l’effort de la voile tendue, l’homme de barre, debout à l’arrière, noir sur la pâleur du ciel. Tout alentour l’eau est jaune, sirupeuse, et les vagues, soulevées en sinuosités claires, serpentent sur le fond, plus sombre. Un grand steamer de Liverpool nous croise, haut sur l’eau, long de cent cinquante mètres, tout noir, et sa grande muraille se dresse comme une forteresse de fer. On entrevoit un peuple anglais, des visages affairés, des hommes en flanelle blanche, des jeunes filles en casquettes de drap, des soldats rouges...

Encore des palmes, des cocotiers qui font un contraste singulier avec les grandes fabriques jaunes, les usines fumantes, toutes pareilles à celles qui noircissent la grisaille de notre ciel du Nord. Tout d’un coup le fleuve tourne ; une forêt de mâts paraît, et, derrière de hautes maisons, Calcutta toute blanche, tout étincelante de lumière.


23 novembre.

Trois jours à Calcutta. Je n’ai rien vu, ahuri par la foule, accablé par la chaleur. Une chose surnage, la sensation du blanc : lumière blanche, maisons blanches, foule vêtue de blanc qui ruisselle à travers les rues. Ceci ressemble à Colombo ou à Pondichéry, comme Londres ressemble à une paisible ville de province. Au nombre des magasins, des bureaux, des banques, des voitures, aux affiches qui couvrent les murs, on se croirait dans Holborn, à Londres, ou à Paris, près de la Bourse. Seulement dans les rues, au lieu d’Européens en redingote noire et en chapeaux tubes, une multitude bruissante de menus et maigres Bengalais couverts de mousseline blanche, délicats, féminins de traits, non pas indolens, assoupis comme à Ceylan, mais actifs, nerveux, rapides, frémissans de vie. Ici comme à Londres, depuis les vendeurs de crayons agenouillés en rang sur les trottoirs jusqu’aux gras babous affaissés dans leurs calèches, tout le monde est lancé à la chasse de l’argent ; on sent que cette ville est une des places commerciales, un des grands marchés du monde. Rien de bizarre comme ce mélange d’Asie et de Londres. Par instans on se croirait dans le West-End, près d’Hyde-Park. Mêmes larges rues droites, mêmes maisons monumentales, mêmes porches à colonnes grecques, même ampleur des trottoirs, mêmes squares ceints de grilles, mêmes statues anglaises à tous les coins de rue. Seulement, à certaines heures, tout cela est désert, la lumière emplit l’espace, vibre d’un éclat blanc dans le silence. Aux heures actives, des hommes nus, la peau noire toute suante, courent, luttent contre la poussière, lançant l’eau d’un sac de cuir qu’ils pressent sous leur aisselle. Dans les bureaux on travaille sous la pankah. Parfois, en été, les magasins se ferment, les tramways s’arrêtent, les rues se vident. Toute vie cesse pendant plusieurs jours, et seul le soleil habite la ville désolée. En somme, ici, l’activité est artificielle. La nature est trop forte pour que l’homme puisse l’oublier, comme il fait en Belgique ou en Angleterre, pour qu’il puisse se donner tout entier à son travail, pour qu’il couvre tout de son œuvre. On peut être heureux ici ; mais il faut le calme, le silence, l’ombre verte des plantes, la vie naturelle au pays. Les vastes villes actives sont des morceaux d’Europe transportés ici, en réalité de grands comptoirs.

Quelques courses au hasard. Un matin j’essaie de pénétrer dans les quartiers indigènes. Dans les rues, plus étroites, toujours la même foule bengalaise précipitée en avant, les mêmes milliers de jupes blanches, les mêmes milliers de figures sombres, maigres, fines. De temps à autre, des faces jaunes de Chinois en pagnes bleus, des têtes étrangères du Népaul, du Dekkan, de l’Afghanistan. Et j’ai beau m’éloigner du centre, les rues continuent, s’entre-croisent, finissent encore dans de nouvelles rues, toujours pleines du même papillonnement des jupes blanches et de la même multitude, d’où monte une rumeur confuse, un bourdonnement continu de ruche. Et l’on revient oppressé par le sentiment de ce flux humain. Nous nous disons bien que notre Europe n’est qu’un petit coin du globe où se poursuit un développement local et particulier de l’humanité, nous savons bien qu’il y en a d’autres, qu’il y en a eu d’autres, comme à côté d’une certaine forêt de chênes végète une certaine forêt de sapins, comme avant une certaine forêt de chênes a vécu une certaine forêt de grandes fougères. Mais ce n’est là qu’une notion abstraite et froide, vide d’images et d’émotions. Ici on aperçoit vraiment le mystère et la diversité de cette humanité qui surgit de sources profondes et noires en milliards de vagues ondoyantes, toutes éphémères, qui ne naissent que pour s’évanouir, toujours chassées de l’être par l’incessant afflux de l’eau nouvelle que soulève vers la lumière on ne sait quel effort impérieux et aveugle. Jeté soudain au cœur d’une fourmilière asiatique, on découvre une de ces sources, distincte de la nôtre, et qui a longtemps coulé sans se mêler à la nôtre, mais aussi profonde, aussi intarissable, aussi violemment ruisselante, manifestant, avec une grandeur égale, l’Etre qui ne se lasse point de devenir et de s’éparpiller suivant des types innombrables dans la variété des êtres.


L’HIMALAYA.


24 novembre.

Vingt-quatre heures de chemin de fer suffisent pour atteindre Darjeeling et la grande chaîne de l’Himalaya. On s’embarque à la gare du Bengale-Nord. Cela est vaste comme King’s-Cross ou notre gare de Lyon. Dans le grand terminus vitré, les trains formés attendent et un peuple indien d’employés de toute espèce, inspecteurs, contrôleurs, gardes, porteurs, allumeurs de gaz, vendeurs de rafraîchissemens, vaque sûrement et tranquillement à ses affaires. Des libraires indigènes ont leurs échoppes garnies des derniers romans anglais ; des piles de journaux arrivent humides, sentant encore l’encre d’imprimerie, de grands papers anglais de huit pages, surchargés d’annonces, raides, satinés et que l’on a du mal à déployer. Cinq ou six babous montent dans mon wagon; leurs boys les installent. Ils ouvrent des journaux, allument des cigarettes. Molles figures douceâtres et lourdes, vestons anglais; mais la nudité brune de leurs cuisses transparaît sous leurs jupes de mousseline drapée.

Nous sortons : dépôts de charbon, cloches à gaz, usines, le décor accoutumé des banlieues de grande ville. Puis la campagne plate, des rizières, des bouquets de palmes qui luisent dans la plus riche et la plus douce lumière.

Vers l’horizon bleu pâle et sans vapeurs, le soleil descend, mais sans se brouiller, sans se déformer. Il se liquéfie, mais reste intact : un disque pur de feu fluide qui palpite lentement, insensiblement s’abaisse, fond en touchant la plaine, s’évanouit en une clarté rose qui flotte immobile, vaporisée sur la ceinture de l’horizon, et qui meurt dans le bleu des régions supérieures. Là tremble une étoile unique et sans rayons, une grosse goutte d’eau toute blanche. En haut, le ciel noircit, tandis que l’horizon s’empourpre d’une cendre ardente, et nous filons dans la plaine, dans la plaine interminable et vide qui, maintenant, fuit de tous côtés dans la nuit.

Au nord, on distingue de vastes étendues pâles, des clartés indécises, les nappes lointaines d’un grand fleuve débordé.

25 novembre.

Au matin, grand pays plat, blond de blés, puis roux d’herbes sèches. Je ne sais pourquoi cela fait songer à Tourguénef et aux steppes russes. Tout s’éveille dans la paix de la première heure : cris frais de grands oiseaux qui passent en triangles; dans les hautes herbes, des files d’hommes vont au labeur quotidien. On retrouve ici le sentiment familier qu’inspirent les plaines de nos pays, on aime cette terre riche et douce, pleine de puissance calme, bonne aux hommes, aux bêtes, aux plantes, à tous les êtres qui poursuivent sans hâte leur vie régulière sur son sein profond.

Vers huit heures, tout droit devant nous, en plein ciel, bien au-dessus de la plaine, quelque chose flottait que je regardais sans y faire attention, une silhouette pâle, dont la pâleur et la précision finissent par inquiéter. Tout d’un coup l’idée vient que ce doit être l’Himalaya, dressé à quarante lieues de distance. Si hautes, si légères, ses neiges, à peine bleuâtres, semblent des régions d’air plus rare au milieu de l’azur épais. Cela ne fait point partie de la terre... Au-dessous, il n’y a rien, les rochers ne s’aperçoivent point : c’est encore le vide, la profondeur bleue de l’espace, et l’on croit voir s’ouvrir le ciel et, suspendu dans l’éther, paraître un paradis inaccessible, un séjour de devas lumineux et souverains.

A Sihguri changement de voiture. Les premières pentes ne sont qu’à vingt milles d’ici, et l’approche d’un nouveau monde est déjà très sensible. A côté des Bengalais menus, voici des montagnards mongols trapus et courts, la face carrée, le teint jaune, les yeux obliques, bottés de feutre, un poignard à trois lames passé dans la ceinture, et leurs manteaux de laine sombre tranche sur les robes claires des Hindous féminins. C’est ici la frontière de deux races, la limite de deux continens humains, car les Tatares, qui commencent ici, couvrent l’Asie centrale, la Chine, s’étendent jusqu’aux glaces arctiques. Quelle étonnante variété humaine dans cette station perdue au pied de la montagne ! Une douzaine de planteurs et officiers anglais, deux ou trois touristes allemands et suédois, puis une foule d’Hindous, de Lepchas, de Bhoutanais. Les jaquettes européennes, les jupes blanches des Bengalais, les robes rouges des femmes lepchas, qui, par les traits, les bijoux, les costumes, sont presque sibériennes, les houppelandes thibétaines, tout cela s’entasse dans des voitures ouvertes qui ressemblent à des traîneaux. La petite locomotive siffle, et nous courons vers la muraille bleue qui termine la plaine.

Lorsque les vapeurs pompées de l’Océan par le soleil équatorial sont poussées par la mousson du sud-ouest, elles emplissent le ciel de l’Inde, le traversent en grandes troupes blanches ou fondent invisibles dans l’air chaud. Au nord, elles se choquent à une barrière glacée de sept mille mètres et se précipitent en neiges ou en pluies sur les pentes. Presque rien ne passe au-delà. Les plateaux du Thibet sont arides, et le versant méridional reçoit toutes les eaux venues des océans du sud. Rien ne peut donner une idée de ces pluies. Tandis qu’à Londres il tombe deux pieds d’eau par an, il en tombe ici trente et un. En 1861, il en est tombé soixante-sept. La terre est profonde, le soleil ardent, et l’on conçoit ce que doit être la végétation. Ces montagnes, d’où sortent tous les grands fleuves de la plaine, épanchent la vie par tout l’Hindoustan, et c’est à sa source que la vie a sa violence suprême. Qu’on imagine donc une levée monstrueuse de la terre, l’échine principale du globe, où les tempêtes venues de la mer viennent se briser dans des orages et des chutes d’eau qui rappellent les premiers cataclysmes du monde ; une végétation primitive qui pousse dans le feu, dans l’eau, dans le brouillard, où tous les arbres et toutes les plantes de la terre, depuis les jungles de lianes et de bambous jusqu’aux forêts de sapins, sont superposés ; là dedans, la rumeur des torrens, le fracas des cascades, le cri impétueux des fleuves naissans ; en bas, le miaulement des tigres, et là-haut, au-dessus des roches, le cri des aigles dans l’espace glacé ; partout, journellement, les éclats répercutés du tonnerre, une vie dense, violente, bruyante, qui semble ruisseler d’en haut, ou plutôt qui va montant dans l’espace, s’affaiblit comme le bruissement d’une multitude, expire à l’indifférence silencieuse des glaces élancées dans le vide, et l’on sentira peut-être la grandeur de ce monde.


Nous y pénétrons ; nous voici dans la jungle, dans l’épaisse fourrure végétale qui s’étend jusqu’aux neiges. Certainement, les forêts cinghalaises m’ont paru moins grandes que celles-ci ; les palmiers et les bambous, trop vite poussés, semblaient fragiles, et l’admirable lustre des tiges et des grandes palmes ne durer que par un perpétuel miracle de lumière et de chaleur. Ici, c’est l’arbre véritable, solide, ligneux, antique, non pas svelte et lisse, mais rugueux, énorme de tronc. Magnolias, acajous sont enfouis sous les lourdes mousses vertes qui, de toutes les branches, pendent comme des chevelures trempées. Des lianes, longues de deux cents pieds, courent des uns aux autres, tendues comme des câbles, comme des serpens raidis dans un effort. Et sous la grande forêt, il y en a une autre, un brouillard léger de fougères, des épaisseurs de hautes herbes, des rhododendrons qui s’étouffent dans l’ombre.

A présent, les premières pentes sont au-dessous de nous et les forêts descendent, se prolongent dans la plaine comme un grand manteau sombre tombé aux pieds de la montagne, étalé tout en bas en vastes plis, en monceaux de verdure luisante, voilé de vapeurs lumineuses, percé de profonds trous d’ombre... Parfois la montagne s’ouvre en un amphithéâtre large de quinze lieues, plein d’air épais bleuâtre, visible. Là dedans, trois forêts semblent écroulées, entassées et fument vers le soleil, épandent des nappes de chaleur résineuses que l’on voit trembler, exhalent la respiration de leur grande vie végétale.

Au-delà, les plaines du Bengale se déroulent, vagues, indistinctes, montent dans le ciel, s’évanouissent, se perdent très haut dans la lumière et dans la brume.


A 2,000 mètres, il fait très froid ; c’est déjà le froid de l’Asie centrale. Nous rencontrons le brouillard qui traîne devant nous comme une marée vague et grisâtre, circule lentement parmi les troncs de la grande forêt, s’y colle, envahit les fourrés, se déchire, ondoie, se reforme, éteint le soleil, le verdit comme une lune étrange. A droite et à gauche, des fantômes pâles d’arbres géans, des percées vaporeuses sur des lianes et des fougères ruisselantes, une végétation brumeuse et colossale qui semble avoir poussé loin de la lumière dans quelque monde de rêve. Que nous voilà déjà loin de la plaine lumineuse où l’homme languit dans la mousseline blanche ! De temps en temps de pauvres villages lepchas à peine visibles dans l’ombre humide, petites huttes coniques, presque chinoises, où flambe un grand feu clair, des échoppes basses, obscures, chargées de bananes, d’oranges venues de la plaine, de viandes fumées, une population mongole qui patauge dans la boue, des enfans qui semblent des magots de cire jaune, des petites femmes carrées, vêtues de lourde laine rouge, des hommes qui s’enveloppent dans leur houppelande en poil de chèvre, chaussés de bottes vertes, petit feutre à trois cornes sur la tête, bien plus différens de nous avec leurs figures massives, leurs pommettes saillantes, leurs yeux obliques, bien plus étranges que l’Hindou ou le Cinghalais et nous parlant vraiment d’une espèce humaine à part. Tout est mongol ici. Les yatagans, les objets de bois laqué, les statuettes trapues que l’on vend dans le plus grand de ces villages sentent tout à fait la Chine, c’est déjà le même art biscornu, la même étrangeté baroque. Comment expliquer cela, sinon par l’affinité de race plus forte que les barrières et les distances? Car le Thibet ne commence que là-bas, derrière les hautes passes glacées, presque inaccessibles, et l’Inde anglaise est à deux pas.

Tout d’un coup le brouillard fond, fuit au-dessous de nous, fondu, disparu comme un rideau que l’on tire, découvrant en pleine lumière. de la base au sommet, toute la grande chaîne blanche. Nous venons d’atteindre le faîte du seul contrefort qui sépare les hautes cimes des plaines de l’Inde : entre nous et les neiges, il n’y a plus rien qu’un cirque sombre de cent lieues carrées où se mêlent l’ombre des brouillards et la noirceur des forêts primitives. De l’autre côté, déployés sur un arc de 150 degrés, vingt pics s’élancent à 7,000 mètres, montent du fond de la vallée comme une vague en mouvement, dressée, figée dans son élan. Au centre, en face de nous, si près qu’il semble que sa chute va nous atteindre, la Kitchijunga déroule les jungles denses de sa vaste base, soulève ses rochers, ses glaciers bleuâtres, profile là-haut, à vingt-six mille pieds, sa crête aiguë sur la pâleur froide du ciel. En un clin d’œil, comme la vallée descend très bas, le regard mesure cette prodigieuse hauteur. En ce moment, voici ce que j’ai devant moi : au premier plan, sur la ligne de faîte que nous venons d’atteindre, semant de points blancs le fond noir des forêts, les petites villas de Darjeeling, dernière limite du monde civilisé, au bord de l’abîme où commence l’Asie sauvage, le grand pays inconnu que peuplent les hommes jaunes. Puis le vide ténébreux, l’immense cirque plein de nuit où roulent des lambeaux informes de nuées. Cinq rayons grêles et brumeux le traversent, dardés d’une masse éblouissante amoncelée derrière nous sur l’épaule noire de la montagne. Ils mesurent le gouffre, fixes au-dessus du chaos sombre des vapeurs mouvantes. Aucune mer, aucun désert ne peut donner la sensation vertigineuse de l’espace comme ces cinq lignes rigides lancées à travers cette vallée, large de quinze lieues, fermée là-bas par un mur de 8,000 mètres. Dans cette profondeur, un entremêlement vague de lignes et d’échines, mais au-delà, l’élancement calme, la clarté souveraine, la sérénité inviolée de la grande cime où viennent s’achever toutes les chaînes obscures qui, du Népaul, du Thibet, de l’Inde, se soulèvent, font effort dans l’ombre pour se réunir et, d’un commun élan, monter au-dessus de tout, dans le silence de l’espace clair, et dominer le monde.


26 novembre.

On arrive, préparé par le voyage pour les grandes émotions, et l’on trouve une ville de plaisance anglaise. Sur la route de la gare, faisant face à l’Himalaya, de grandes affiches : Colmans Mustard, Pear’s Soap, Beecham’s Pills, des troupes d’enfans à cheval, petits Saxons actifs et joufflus, des jeunes filles droites sur leurs selles, le teint clair, du sang rose aux joues, coiffées du béret de jockey, correctes dans leurs amazones, suivies du domestique hindou, que le respect ploie devant la race forte. On passe devant des cottages dont les fenêtres à baies sont encadrées de clématites et de roses grimpantes. Aux grilles des petits jardins, des noms de villas anglaises : Birchwood ou Woodland House. Le plus haut sommet de Darjeeling, d’où l’on plonge sur tout le Sikkhim, est tacheté de villas coquettes, couronné par un petit clocher saxon de pierre grise, tout semblable à ceux qui veillent sur la pâle campagne anglaise. A côté, un tennis-ground que vont quitter des joueurs en flanelle. Devant ces images, l’orientation de l’esprit change, de vieux souvenirs émergent de l’ombre où ils sommeillaient, de vieux courans d’idées et d’émotions se reforment tous seuls. Vous vous croyez en Angleterre à la tombée d’un jour d’été, et lorsque tous relevez la tête, les yeux s’attendent à rencontrer des bandes rouges de couchant au bout d’une prairie terne. Voici les Assembly Rooms où l’on danse le soir, où se font les premières flirtations qui conduisent au mariage. Voici la chapelle dissidente que méthodistes, baptistes, wesleyens, possèdent tour à tour. Voici les soldats rouges, athlétiques, pommadés, qui vivent en gentlemen dans leurs barracks et, la badine en main, se prélassent avec des airs d’amateurs et de conquérans. Voici le Boarding house, genteel and respectable, où vous avez vécu à Eastbourne ou à Scarborough. On a mis son habit noir pour le dîner : la maîtresse de la maison dit les grâces, et fait passer cérémonieusement de fines tranches d’agneau, de bœuf rôti ou de pesans morceaux de pudding. Le mari, personnage effacé, mais correct, ajoute à la respectabilité de la maison. La conversation s’engage, conversation paisible de gens bien élevés, tranquilles, sociables et qui s’abordent sans méfiance. On passe au salon : une jeune femme se met au piano, la soirée s’achève par des morceaux du dernier burlesque de Sullivan ou bien par des chansons patriotiques et sentimentales, et l’on se sépare en projetant quelque promenade pour le lendemain. Comparez le colon français en Tunisie ou au Tonkin, généralement célibataire. Comme il s’ennuie! comme il sent son exil! Ces Anglais sont en Angleterre, ici. Ils ont transporté non-seulement leurs institutions, leurs coutumes, leurs préjugés, mais tout leur milieu natal, mais tout le décor de leur pays. Le contact d’un monde différent n’a pas de prise sur eux. Au fond, nulle race n’est moins capable d’adaptation, moins flexible nulle ne persiste aussi continûment dans son type et sa personnalité. De là leur énergie morale, la force de leur volonté tendue par quelques idées immuables, mais de là les limites de leur sympathie et de leur intelligence. Ceux-ci ignorent tout à fait l’indigène et ne font pas d’effort pour le comprendre. Du haut de leur civilisation, ils le regardent comme un demi-sauvage idolâtre. « Idolâtre, » voilà le terme par lequel on désigne indistinctement les Hindous, les Bouddhistes, les Parsis[2]. Voilà bien le point de vue biblique ; c’est ainsi que les Juifs parlaient des peuples étrangers. A Ceylan, un planteur, installé dans l’île depuis quinze ans, m’a posé la question suivante : « Et comment s’appellent leurs idoles, qu’est-ce qu’ils adorent? » j’admirais tout à l’heure la hauteur, le flegme, le silence dédaigneux de deux soldats installés chez un marchand de chinoiseries : ils maniaient ses bibelots sans le regarder. Ce soir, à table d’hôte, un jeune officier qui vient passer ici quelques jours, ayant visité dans la journée un temple de lamas, résume ainsi ses impressions : « Un misérable trou puant et dont je me suis sauvé le plus vite possible » (A dirty stinking hole which I was only too glad to gel out of). Ils ne voient dans l’indigène qu’un coolie ou qu’un boy bon pour porter les bagages ou cirer les souliers, comme ils ne voient dans le pays qu’une exploitation agricole ou industrielle. Infatigablement, ils ont défriché les plus belles forêts de Darjeeling ou de Ceylan pour couvrir le terrain dénudé de leurs tristes plantations de thé. Montez au Sinchul, le sommet qui, à deux pas d’ici, domine Darjeeling, vous verrez le plus grand panorama du monde ; au sud, les plaines de l’Inde; au nord, les crêtes himalayennes, mais les premiers plans sont anglais, couverts de jardins, de culture, de villas, d’églises, de casernes. Ils civilisent et non pas seulement pour eux-mêmes, mais encore par esprit de devoir envers l’indigène. Couvrir l’Inde de chemins de fer, agrandir et multiplier ses ports, décupler son commerce, la convertir au christianisme protestant, supprimer ses castes, affranchir ses femmes, ouvrir ses zenanas, lui donner, avec le goût des pantalons, des jaquettes noires, du cricket, du foot-ball, de la musique et de la poésie anglaise, une éducation « pratique et rationnelle, » en cela, disent-ils, consiste leur mission, persuadés comme Addison, comme Sydney Smith et Macaulay, que l’augmentation du bien-être humain, la civilisation décente, raisonnable, confortable, en un mot la civilisation anglaise, voilà les fins suprêmes de l’humanité. « Quand nous aurons achevé notre œuvre dans l’Inde, me disait un Anglais à Ceylan, probablement les Hindous pourront se passer de nous et nous mettront à la porte. Mais nous aurons accompli notre mission. » Là-dessus, il vantait « le chemin de fer qui perce les forêts, amène à l’intérieur la vie et la lumière, fait la guerre aux vieilles superstitions, à toutes les momeries bouddhistes. » Ils sont si entreprenans que l’Inde, munie de manufactures, de voies ferrées, d’universités, de banques, a aujourd’hui le budget et le commerce de l’Italie ou de l’Autriche. Ils sont si raides et si forts que, perdus au milieu de deux cents millions d’Hindous, ils ne se transforment pas, tandis que l’Hindou semble se faire Anglais au contact de leurs cent mille colons. A Calcutta, j’ai pu voir des livres et des journaux écrits par des indigènes : non-seulement l’anglais en est excellent, mais on y rencontre le tour, le style, les préjugés, toutes les façons anglaises de sentir et de penser. Quelques articles semblaient sortis de la plume d’un révérend rédacteur d’une bonne revue de Londres. De même certains individus artistes, d’âme plastique, après avoir causé quelques heures avec un homme de personnalité originale et puissante, copient sans s’en douter ses attitudes, ses gestes, ses inflexions de voix. « Race de silex, » disait Carlyle des Anglo-Saxons : oui, race de silex qui, s’implantant sans se déformer dans la molle argile hindoue, lui imprime ses angles et ses saillies. Conquérans hautains, organisateurs infatigables, ils sont ici la race noble, une nouvelle race de brahmanes, des devas supérieurs. et je le sentais ce matin en regardant, par-dessus la cohue grotesque des Mongols misérables, le port droit, les mouvemens calmes, le geste tranquille et fort, la figure claire, le regard résolu et serein de trois de leurs jeunes gens.


27 novembre.

Il faut se lever avant quatre heures pour voir les premiers feux du soleil sur la Kitchijunga. Il gèle, il fait très noir : rien de visible que des silhouettes d’arbres voisins, et là-haut, parmi les froides constellations, le croissant très clair, mais trop mince pour jeter de la lumière. On ne voit rien, mais on sait que partout devant soi la terre se dérobe, descend, et l’on sent tout en bas la présence des grandes forêts obscures, du pays de Sikkhim, étendu dans la nuit. La grande chaîne a disparu tout entière.

Vers quatre heures et demie, très haut dans le ciel paraît un astre, un astre étrange, car voici qu’il semble s’élargir. Une tache rose se fait, demeure, grandit... Puis des lignes aiguës s’éclairent. Au-dessous, la noirceur de la nuit, aucun signe d’aube, la terre dort dans les ténèbres, et l’on a peur de ces choses lumineuses apparues là-haut dans l’espace, de ces clartés qui ne sont pas de notre monde, qui semblent un prélude à quelque vaste changement de l’ordre accoutumé...

Ensuite, toutes les crêtes de neige sortant de la nuit se sont éclairées comme le bord mystérieux d’une mer rose et puis, longtemps après, les vieilles forêts ont reparu dans la lumière.

Vers sept heures, j’ai pris un guide pour pénétrer un peu dans la jungle. Nous suivons la route qui longe et domine le grand cirque. Au-dessous de nous, de l’épaisseur des fourrés surgissent comme des palmes les fougères arborescentes qui sortent d’une gaine de mousse fauve, trempées de rosée fraîche. Plus bas, la jungle descend avec ses dômes d’arbres luisans, vus d’en haut, voilés par l’air dense, descend jusqu’au fond de la grande vallée du Sikkhim, qui, à quatre mille pieds au-dessous de la route, déploie l’étendue sombre de ses forêts vierges. Au-delà, par-dessus la végétation bleuâtre, commencent les coulées de glacier, et les hautes lignes blanches découpent avec précision le ciel pâle.

Mon guide marche d’un puissant pas lourd, le pas des montagnards thibétains, vrai type de Chinois, non le Chinois délicat et fin, mais celui du Nord, grand, anguleux. Figure fouillée de traits profonds, ridée, plissée, figure curieuse, gercée, tannée par le soleil. Petit tricorne vert, d’où sort une queue noire de cheveux tressés, vaste manteau de poil, bottes de feutre vert, recourbées en très longues pointes. Des ornemens sauvages, une bague verte, un gros anneau d’ivoire au pouce, l’oreille gauche distendue, allongée par un disque d’argent. Il avance silencieusement, de son pas régulier, appuyé sur une grande pique en bois de tek, couverte de caractères pointus qui ne ressemblent pas aux lettres hindoustanies, compliquée d’un cadran solaire où les Thibétains lisent l’heure quand ils parcourent là-bas leurs grands plateaux déserts. Parfois, avec un geste du bras, un sourire lent et des gutturales qui ne sont pas humaines, il désigne des sommets lointains. Nous communiquons par signes, lui, l’étrange homme mongol, dont la race erre depuis les premiers temps de l’humanité par les steppes de l’Asie centrale, et moi, touriste parisien débarqué sur cette terre après la longue traversée des eaux monotones. Quel abîme entre sa race et la mienne ! Impossible de nous retrouver une origine commune dans la nuit du passé. Impossible de comprendre ce visage immobile qui m’est fermé, ce visage qui n’est pas fait comme les nôtres, impossible d’y déchiffrer son âme...

Au bord de la route, comme j’examinais avec surprise une roche curieusement sculptée, il a levé deux fois le bras vers le ciel, et, je crois, vers le soleil. Cette fois, il me semble l’avoir compris. Même geste devant une rangée de longues perches où pendent des loques blanches chargées de caractères sacrés. Ces pauvres drapeaux sont des emblèmes religieux et portent des prières innombrables. Vient le vent qui les soulève vers le ciel, et toutes les prières silencieuses sont entendues. En ce moment, ils pendent, inertes, le long d’une petite allée qui dévale jusqu’aux cases misérables d’une lamasserie accrochée aux flancs du grand cirque. A l’entrée, un enfant, un novice accroupi, déroule avec une mélopée nasillarde des prières écrites en lettres chinoises sur de vieilles bandes d’étoffe. Sort d’un coin sombre où je ne l’avais point vu, tapi, un être jaunâtre, un bonze qui vient tourner autour de nous, qui nous fait de profonds saluts en portant les mains à son front. Il est horrible et lamentable, ce bonze, un vrai monstre, tous les traits tatares exagérés, les yeux saignans et pas de menton, la bouche se perdant dans les plis flasques du cou jaune, la figure abrutie et rigide.

A la porte, une rangée de cylindres à prières que le Thibétain guette depuis quelques instans. Furtivement, il s’est avancé, et avec un sourire énigmatique, un à un, sans se presser, voici qu’il fait tourner tous les cylindres. A quoi songe-t-il, tandis qu’à voix basse il marmotte ses gutturales ? Quel est le sentiment obscur qui a dicté son geste ?

A l’intérieur, dans l’ombre, derrière une vitrine, la vague ébauche d’un Bouddah assis, non pas souriant et calme, mais grimaçant d’une grimace mongole. Devant lui, sur un autel, des offrandes, pauvres offrandes, non des fleurs somptueuses comme à Ceylan, mais des grains de riz, de l’eau, et, dans de vieilles bouteilles anglaises qui ont contenu du gin et du whiskey, de maigres plantes séchées. Tout cela sent une misère primitive et sauvage. Sur les murs de très vieilles fresques s’écaillent, de très anciennes peintures bleuâtres où se pressent les monstres de l’imagination mongole, ventres énormes, têtes bouffies, yeux saillans, bouches tordues… Darjeeling prononce le bonze, en me montrant l’un d’eux, un autre est la Kitchijunga. Par quelle mystérieuse association d’idées, la grande forme simple et noble a-t-elle pour symbole ce dragon difforme et compliqué ? Quel genre d’émotion vague, de terreur ou de tristesse sa vue a-t-elle donc soulevé chez les ancêtres ?

Dans la patte jaune que tend sournoisement le pauvre lama, je glisse quelques annas, et nous laissons le petit temple de boue à l’ombre de ses drapeaux sacrés, sous la protection des mille prières qui flottent au vent, suspendu tout seul au bord du grand cirque brumeux…


Ce soir, les nuages emplissent tout, et les vapeurs grises noient les vallées qui vont vers l’Inde ou vers la Chine. Très loin, dans l’ouest, des lueurs roses traînent venues on ne sait d’où… Aux flancs noirs des montagnes, sur le peuple des crêtes, c’est une procession monotone et lente de choses grises qui rampent sans se lasser. Dans cette vapeur pâle, les contreforts inférieurs entre-croisent leurs lignes noires, et l’on ne distingue rien que des pans superposés de nuit. Et cela fait un infini vague, non de surface comme la mer, mais profond, où s’ébauche un monde obscur, où s’assemblent lentement des formes inachevées, espaces d’ombres, taches indécises de lumière brouillée, forêts devinées, arêtes entremêlées, rayons bleus dardés à travers le vide, tout un pêle-mêle gris qui ondoie.

Sur la ligne de faîte, un grand arbre tordu semble marquer la fin du monde au bord de l’abîme. Au-dessous, rien, un néant vaporeux où flottent des formes vagues. Littéralement, on se croit arrivé devant l’espace vide, à la rive brumeuse de la terre au-dessus du chaos.

Chose étrange, on entend des chants, des voix claires d’enfans qui viennent d’une école de petites filles anglaises cachée sur la hauteur, et cela saisit comme un souvenir des premières années quand on arrive au bout de la vie devant la noirceur de l’au-delà. Pourquoi donc ces minutes sont-elles pleines de ce frisson subtil et douloureux, pourquoi donc ces tombées de nuit sont-elles si mystérieusement tristes, plus inoubliables que tous les grands spectacles qu’on vient chercher si loin ?

L’arbre froisse ses branches, et la vapeur grise rampe toujours sur le fond terne du ciel. A présent, tout le Sikkhim est enseveli dans le brouillard humide. Mais au-dessus de cette tristesse et de cette confusion, on songe que les grandes cimes empourprées surgissent, dorment, posées sur un lit de calmes nuages, seules en face du soleil mourant.


BÉNARÈS.


29 novembre.

Changement très soudain de décor. Arrivé ici hier soir, après vingt-quatre heures de trajet sur le Bengale-Nord et vingt et une heures sur le Grand-Péninsulaire. Rien à voir sur la route : des froides régions mongoles, nous passons tout de suite dans les plaines sacrées de l’Inde, aux bords du vieux Gange divin.

Car c’est ici l’Inde classique, l’Inde indienne. L’Européen n’y habite pas, il ne fait que passer. Il n’a rien transformé, il ne s’est pas établi en marchand ou en manufacturier. Cette ville, ces Hindous, ces temples sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a dix siècles. C’est le cœur du monde hindou, le foyer toujours brûlant du brahmanisme. Ces vieux brahmes qui, lorsqu’ils avaient vu le fils de leur fils, s’enfonçaient dans une forêt pour y méditer solitairement sur le fond de toute chose, sortaient de Bénarès ou des parties voisines de la vallée du Gange. Sur cette terre furent élaborés les six grands systèmes de philosophie de la pensée hindoue. Il y a vingt-cinq siècles, cette ville était déjà fameuse. Oui, lorsque Babylone luttait contre Ninive ; quand Tyr jetait ses colonies sur les plages méditerranéennes, avant que l’agora d’Athènes retentît de l’éloquence de ses orateurs et que ses temples se peuplassent de statues de marbre ; quand Rome n’était qu’une petite cité de paysans, quand florissaient les vieux cultes égyptiens, cette ville, grande et fameuse, était remplie, comme aujourd’hui, de brahmes à peau blanche, semblables par les traits à ceux que je vois ici, déjà courbés par la tyrannie des rites, ployés sur eux-mêmes, absorbés dans le rêve métaphysique, dévidant indéfiniment le fil subtil de leur spéculation, arrivant au vertige et, dans leur hallucination, voyant le monde solide chanceler et s’effondrer dans le néant calme d’où montent éternellement les apparences. Çakya-Mouni fut l’un d’eux : il naquit à trente lieues d’ici, et, après sa méditation de cinq années, vint prêcher à Bénarès.

Aujourd’hui, rien n’est resté de notre Occident d’alors. C’est un monde absolument mort, fini, abîmé dans les ténèbres du temps… Mais cette ville est toujours la Kasi, la «resplendissante » de l’Inde.

Le matin, lorsque le disque palpitant du soleil monte derrière le Gange, vingt-cinq mille brahmes, accroupis au bord de l’eau devant un peuple hindou, disent encore les vieux hymnes védiques à l’astre, à la rivière divine, aux puissances primitives, aux sources visibles de la vie. Rome est moins sacrée pour le catholique que Bénarès pour l’Hindou : chaque pierre en est sainte. Aucune souillure, aucun péché ne peut perdre l’homme qui meurt dans ses murs. Fût-il chrétien, fût-il musulman, eût-il même tué une vache ou mangé de la chair, il est certainement transporté dans le Kailas, dans le paradis himalayen de Siva. Heureux donc qui peut y terminer ses jours ! Plus de deux cent mille pèlerins y accourent tous les ans de tous les coins de l’Inde ; parmi eux, beaucoup de vieillards et de mourans. Quand un homme ne peut s’éteindre ici, souvent on y apporte ses cendres, afin que les « fils du Gange, » les brahmes de Bénarès, puissent prononcer les prières des morts et que le fleuve sacré les reçoive. « Kasi, la sainte Kasi, disent les Hindous, on meurt tranquille quand on l’a contemplée ! »

Cette cité est véritablement extraordinaire. Ailleurs, la religion n’est qu’une portion de la vie publique. A Bénarès, on ne voit qu’elle ; elle emplit tout, prenant à l’homme toutes les minutes de son existence, couvrant la ville de ses temples : il y en a plus de dix-neuf cents, et la multitude des chapelles est incalculable. Quant au peuple des idoles, il est à peu près deux fois plus nombreux que celui des habitans. On en compte environ cinq cent mille.

Hier soir, en arrivant, comme il faisait encore jour, je suis allé jusqu’au fleuve. Les ruelles tortueuses grouillent d’humanité demi-nue. Aux portes des lieux sacrés, la cohue est plus épaisse ; des brahmes à figure blanche se pressent et vous coudoient; des fakirs, assis sur leurs talons, nus, couverts de cendres, le crâne brillant, le regard fixe, immobiles dans le fourmillement universel, semblent de pierre. Les échoppes regorgent d’objets religieux, colliers de fleurs jaunes, chapelets, pierres sacrées, étranges emblèmes phalliques, lingams et yonis. Dans les murs, au-dessus des portes, des niches abritent des dieux difformes, des dieux monstres aux têtes d’éléphans, et dont les corps d’androgynes sont enlacés par des serpens. Çà et là, des puits, d’où monte une odeur fétide de fleurs pourries, sont habités par des dieux, et autour d’eux la foule se serre plus dense. Sur les murailles, des peintures bleues racontent la mythologie hindoue; les temples sont ceints d’une guirlande de dieux obscènes, et au milieu des rues, comme si les idoles, trop nombreuses, débordaient des temples trop rares, de petits autels soutiennent le gras Ganesh ou la monstrueuse Kali. On glisse dans un fumier de fleurs, on avance dans une boue étrange faite d’ordures, de jasmins sacrés qui pourrissent dans cette eau du Gange, dont on asperge tous les autels, et du sol gluant monte une extraordinaire et fade senteur. Au milieu de la multitude humaine, des singes gambadent ou jacassent, accrochés à des toits, et les vaches vont, libres, mangeant des fleurs. Et c’est la même sensation d’ahurissement et de vertige que lorsqu’on lit les vieux poèmes hindous qui font défaillir l’esprit par l’accumulation des myriades de millions de siècles, par l’énumération infinie des dieux, des élémens, des plantes, des animaux qui tourbillonnent et s’enlacent. Toutes nos habitudes d’esprit sont renversées. Imaginez que vous débarquez dans un pays où les hommes marcheraient sur la tête. Cette race pense, sent, vit d’une façon contraire à la nôtre, et la première idée, quand on arrive à Bénarès, c’est que le délire y est normal.


30 novembre.

Levé à cinq heures. — A six heures et demie, je suis sur la rivière. — Fraîche lumière matinale, blanche à l’horizon comme de l’argent fluide. Le large Gange étale sa poitrine brune, roule son onde bourbeuse et clapotante entre des étendues désertes de sables et une lieue de temples, de palais, de mosquées, de murs de marbre dont la file se fond au loin dans une brume rose. — Les vastes degrés descendent noblement jusqu’au fleuve, et leurs lignes parallèles font une large surface oblique, tout éblouissante de lumière. — Dans cette clarté, grouille le peuple hindou, pèlerins, fidèles, prêtres, qui viennent accomplir leurs dévotions matinales, adorer le Gange et le Soleil levant. Ils sont là par milliers, vieux brahmes à peau blanche, au triple ventre bouffi, au crâne luisant, assis sur des tables de pierre, sous de vastes ombrelles de paille, lisant les textes sacrés au peuple qui barbote, — coudras bruns, la tête rasée, sauf une petite touffe qui retombe sur la nuque, souples dans leur nudité sombre, — femmes de la tête aux pieds drapées de couleurs éclatantes et qui prient debout, les bras levés, les mains jointes vers le soleil. — À mesure que la barque avance sur l’eau splendide, les temples, la foule, se multiplient. Des escaliers larges de quatre cents pieds montent en pyramides énormes, régulièrement rayés par leurs mille degrés. De pesans piliers octogonaux plongent dans le fleuve ; les façades carrées, les grands cônes feuillus de pierre rouge, les cubes de marbre creusés de niches et de chapelles se succèdent, se recouvrent : c’est l’accumulation colossale de la pierre prodiguée, superposée en constructions géométriques comme dans la vieille Égypte, comme dans les villes légendaires de l’Assyrie. Et sous ces architectures, au bord du fleuve antique, cent mille Hindous s’agitent, accomplissant les rites.

Pendant quatre heures, je monte et je redescends la rivière. Comment décrire cette inépuisable variété, cet ondoiement des formes et des attitudes ? — Sur les larges degrés, blancs de soleil, entre les pilotis, plus haut, sur les terrasses, sur les blocs entassés des temples ruinés, plus haut encore sur les balcons, sur les toits de pierre massive, sous la forêt des parasols de paille, c’est un pullulement de corps bruns, un bouillonnement de couleurs simples. — Cinq corps nus, accroupis sur un pilier se débandent brusquement, lancés dans l’eau qui rejaillit en étincelles. Derrière eux, les lèvres agitées par une prière, des brahmes brandissent des branches, dont ils frappent monotonement le fleuve. Au-dessous, des femmes sortent de l’eau, moulées dans leurs voiles bleus qui ruissellent, graves et droites. — Accroupi sur un haut bloc de marbre, isolé de la foule, enveloppé de soie rouge, un homme immobile, dans une posture hiératique, regarde monter le soleil. — Puis des attitudes étranges, des gestes qui semblent de maniaques ; deux femmes se tiennent le nez d’une main et frappent leur poitrine de l’autre ; une vieille, toute tremblante, le pauvre corps dessiné dans sa maigreur par le voile trempé, joint ses mains ridées et six fois tourne sur elle-même. D’autres, avec une vibration rapide des lèvres, éclaboussent le fleuve méthodiquement, font jaillir l’eau devant elles ; des vieillards, dans des attitudes de fleuves, inclinent des urnes de cuivre. Et comme fond à tout cela, derrière les innombrables chapelles coniques dressées au milieu même des degrés, une file de quatre-vingts temples et palais. Au hasard j’en note un plus grand que les autres, un vaste carré rose, vivement découpé sur le ciel, fleuri de balcons, couvert d’arabesques, dentelé de colonnettes, troué par ses fenêtres d’ombres ogivales. Il jette jusqu’au fleuve son grand escalier, qui tombe déployant son ample nappe oblique; et tout en haut, sur les dernières marches, des hommes nus tendent leurs muscles luisans, brandissent des massues, dessinent sur le marbre des silhouettes héroïques.

A présent nous avons parcouru deux milles, et le spectacle est le même. Cette foule, ces architectures, cette lumière, semblent vues dans un de ces rêves d’opium où le temps, l’espace et toutes les choses qu’ils contiennent sont monstrueusement grandis et multipliés. Ici comme là-bas, au pied des édifices, les plates-formes de pierre ou de bois s’avancent dans l’eau lumineuse, et c’est un fourmillement distinct autour de chacune, — Cent femmes voilées de blanc qui se courbent sur l’eau, — des torses d’éphèbes dressés dans la lumière, — des brahmes immobiles, maigres, aux vertèbres saillantes, plies en deux, courbés, comme absorbés dans quelque rêverie morne — Des groupes d’enfans qui gambadent autour des bûchers où l’on brûle les morts, — des vaches sacrées, silhouettes paisibles profilées sur le blanc des escaliers de marbre ; et de toute cette multitude mouvante, priante, chantante, monte une rumeur immense, un bruissement confus d’humanité. Partout, au bord de la grande eau indifférente, c’est la même vie qui pullule, le même flot de foule qui coule et qui s’amasse. Des milliers de colombes volent et s’abattent sur les cônes des temples, des corbeaux gris, de grands vautours à la gorge pendante sont posés sur des fûts de colonnes. Le ciel est bruyant du piaillement des perroquets splendides; la fumée monte des cadavres que l’on brûle, et par endroits le fleuve est noir des cendres que l’on y jette. L’eau charrie des fleurs; des prières innombrables s’élèvent vers Siva, vers Durga, vers Ganesh, vers Surya, le soleil qui maintenant brûle. Devant le vaste Gange, entre les pyramides, sous les colonnades des chapelles, au pied des architectures démesurées, étranges comme les végétations de l’Inde, comme les religions de l’Inde, fourmille la vie innombrable de l’Inde. Pendant un instant on croit retrouver la sensation accablante qui, répétée sur des générations, modifiant la structure des cerveaux aryens, se traduit dans leurs poèmes et dans leurs philosophies. Derrière les êtres particuliers et périssables, on aperçoit une force qui se déploie, pour produire toutes les choses et toutes les vies, impérissable, éternellement présente, la même à travers les millions de morts et de naissances qui la manifestent sans la diminuer. C’est cette force qu’ils adorent, c’est le culte de cette force qui fait le fond de leur religion. Une fois cela compris et senti, on s’explique les contradictions, les incohérences de cet hindouisme si complexe, où le fétichisme sauvage s’allie aux spéculations pénétrantes, qui adore trois cent trente millions de dieux en même temps que les bêtes, les arbres, les élémens, les astres, les pierres, à la fois panthéiste, monothéiste, polythéiste, selon qu’il considère l’Être universel, son incarnation principale, quelques-unes ou la totalité de ses manifestations par la Matière ou par l’Esprit. Une fois cela compris, on s’explique les folies de leur imagination, l’étrangeté de leurs rêves exprimés dans ces poèmes interminables et touffus où l’homme noyé au sein de la nature a pour égaux et compagnons les singes, les ours, les éléphans, les plantes, les insectes. Avant tout, ils ont senti la vie, la vie ondoyante, fluide, qui meurt et qui devient, multiple, indéfiniment diverse. Et le contraste me le faisait comprendre quand par-dessus la multitude confuse, par-dessus la floraison des temples, je suivais la montée blanche dans le bleu du ciel des deux minarets d’une mosquée musulmane. Ils s’élançaient d’un jet rigide avec l’ardeur d’une prière et l’impétuosité d’un cri, et l’on sentait l’œuvre fervente d’une race simple, volontaire, monothéiste et passionnée.


Midi. Je quitte le Gange et au trot nous traversons la ville. Très vite, les ruelles, les échoppes, les cuivres ciselés étalés sur les trottoirs, les temples, les idoles des rues, la foule multicolore, défilent. Puis la campagne poudreuse. A l’hôtel, c’est une étrange sensation que de retrouver la tranquillité et la raison européennes, le bel ordre tranquille, les costumes corrects, la conversation banale et courtoise. Tout d’un coup on retombe dans son assiette ordinaire, et l’impression enfoncée par ce qu’on vient de voir disparaît comme un rêve qui fond au réveil. Pourtant une certaine inquiétude reste. Quand on voit un homme faire des gestes désordonnés, tenir des discours incohérens, vivre à rebours des autres, on dit qu’il extravague. Quand on s’est promené seul au milieu d’un peuple qui se conduit ainsi, il faut être bien fort et bien sûr de soi pour porter un tel jugement. Si quelqu’un ici vit en dehors des règles, c’est moi, c’est mon compagnon de table d’hôte. A tout le moins, on sent qu’il n’y a pas de règle, on reste déconcerté, on a perdu l’instrument de mesure avec lequel on évaluait et on avait vu évaluer toute chose. On éprouve très violemment que nos idées et nos coutumes européennes ne sont que des coutumes et des idées locales, que notre point de vue n’est que différent du point de vue hindou, qu’au fond l’un et l’autre se valent, et que toutes les façons d’être sont légitimes par cela même qu’elles sont. De quel droit disais-je tout à l’heure que l’état normal chez ce peuple est la folie?

Après le tiffin on ne sait que faire : dehors le soleil flamboie dans la campagne solitaire à cette heure. J’ouvre quelques ouvrages spéciaux pour y chercher le sens de ce que je viens de voir. Que signifiaient ces rites, que voulaient dire ces gestes de maniaques? Quelles prières récitaient-ils devant le peuple, les brahmes, nus sous leurs grandes ombrelles d’osier? Au bout d’une heure de lecture on retrouve la sensation primitive : ils sont bien fous.

Voici la vie quotidienne de l’un des vingt-cinq mille brahmes de Bénarès. Il se lève avant l’aurore, et son premier soin est déporter les yeux sur un objet de bon augure. S’il aperçoit une corneille à sa gauche, un milan à sa droite, un serpent, un chat, un lièvre, un chacal, un vase vide, un feu qui fume, un tas de bois, une veuve, un borgne, toute la journée de grands malheurs le menaceront: s’il allait entreprendre un voyage, il le remet. Mais si son premier regard tombe sur une vache, sur un cheval, un éléphant, un perroquet, un lézard, un feu bien clair, une vierge, tout ira bien. S’il éternue une fois, il peut compter sur une grande joie. S’il éternue deux fois, il doit s’attendre à quelque catastrophe. S’il bâille, un démon peut entrer dans son corps. Ayant évité tous les objets de mauvais augure, le brahme est pris dans l’engrenage sans fin des rites religieux. Sous peine de rendre inutiles tous les actes de la journée, il doit se laver les dents au bord d’un fleuve ou d’un étang sacré en récitant un mantra spécial qu’il termine par l’hymne suivant :

« O Gange, fille de Vichnou, tu jaillis du pied de Vichnou, tu es aimée de lui; — Écarte de nous la souillure du péché et de la naissance, et, jusqu’à la mort, protège-nous, tes serviteurs. »

Ensuite il se frotte le corps avec des cendres, disant : « Hommage à Siva, hommage à la source de toute naissance ! Qu’il me protège pendant toutes les naissances! » Puis il trace les signes sacrés sur son front : les trois raies verticales qui représentent le pied de Vichnou, ou les trois raies horizontales qui rappellent le trident de Siva, et fait un nœud des cheveux que le rasoir a laissés sur le sommet de son crâne, afin qu’aucune impureté n’en tombe qui puisse souiller la sainte rivière.

A présent, les cérémonies du matin (sandhya) peuvent commencer, celles que célébraient tout à l’heure les brahmes de Bénarès au pied des grands escaliers de pierre. Minutieusement, mécaniquement, chacun accomplit de son côté la série des actes et des gestes prescrits.

D’abord l’ablution interne : le fidèle prend de l’eau dans le creux de sa main, et, la versant de haut dans sa bouche, nettoie son corps et son âme. Cependant il invoque mentalement les vingt-quatre grands noms du dieu Vichnou, disant : « Gloire à Kesava, à Narayana, à Madhava, à Godinva, etc. »

Le second acte est l’exercice ou discipline de la respiration (Prajayama). On y distingue trois opérations : 1° le fidèle comprime sa narine droite avec le pouce et chasse son haleine à travers l’autre ; 2° il aspire à travers la narine gauche, puis, comprimant celle-ci, respire à travers la narine droite ; 3° il se bouche complètement le nez avec l’index et le pouce et aussi longtemps qu’il le peut retient sa respiration.

Tous ces actes doivent précéder le lever du soleil et préparent le fidèle à ce qui va suivre. Debout, au bord de l’eau, immobile, solennellement il la prononce, la fameuse syllabe AUM, dont la longueur doit égaler celle de trois voyelles. Elle lui rappelle les trois personnes de la trinité hindoue, Brahma qui crée, Vichnou qui conserve, Siva qui détruit. Plus noble que toute parole, impérissable, dit Manou, elle est éternelle comme Brahma lui-même. Elle n’est pas un signe, mais un être, une force, une force qui contraint les dieux, supérieure à eux, l’essence même de toutes choses. Mystérieuses opérations de l’esprit, étranges associations d’idées d’où peuvent sortir de semblables conceptions...

Ayant prononcé l’antique et redoutable syllabe, l’homme appelle par leurs noms les trois mondes : la terre, l’air, le ciel et les quatre cieux supérieurs. Il se tourne alors vers l’orient et répète les vers du Rig-Véda : « Méditons sur la gloire splendide du vivificateur divin, qu’il éclaire nos intelligences. » En prononçant ces derniers mots, il prend de l’eau dans la paume de sa main et la verse sur le sommet de son crâne. « Eaux, dit-il, donnez-moi la vigueur et la force, afin que je me réjouisse. — Comme des mères aimantes, bénissez-nous, pénétrez-nous de votre essence sacrée. — Nous venons nous laver de la souillure du péché : faites-nous féconds et prospères. » Suivent d’autres ablutions, d’autres mantras, des vers du Rig-Véda, et cet hymne qui chante l’origine des choses : « De la chaleur brûlante sortirent tous les êtres, oui, l’ordre entier de cet univers : la Nuit, l’Océan qui palpite, et, après l’Océan qui palpite, le Temps, qui sépare la Lumière de la Nuit. Tous les mortels sont ses sujets. C’est lui qui dispose de tout et qui a fait l’un après l’autre le soleil, la lune, le ciel, la terre, l’air moyen. » Cet hymne, dit Manou, répété trois fois, efface les péchés les plus graves.


Vers ce moment, derrière les sables qui bordent l’autre rive du Gange, le soleil surgit. Aussitôt qu’émerge le disque éblouissant, la foule l’acclame et le salue par « l’offrande de l’eau. » On la lance en l’air, soit d’un vase, soit de la main. Trois fois le fidèle, plongé jusqu’à la ceinture, la fait jaillir vers le soleil. Plus elle s’éparpille au loin, et plus grandes sont les grâces attribuées à cet acte. Cependant le brahme, assis sur ses talons, accomplit le plus sacré des exercices religieux : il médite sur ses doigts. Car les doigts sont saints, habités par diverses manifestations de Vichnou : le pouce par Govinda, l’index par Mahidhara, le troisième doigt par Hrikesa, le quatrième par Trivikama, le cinquième par Vichnou lui-même, tandis que la paume est le séjour de Madhava. « Hommage aux deux pouces, dit le brahme, aux deux index, aux deux doigts du milieu, aux deux doigts sans nom (les annulaires), aux deux petits doigts, aux deux paumes, aux deux dos de la main. » En même temps il touche sa poitrine, ses yeux, son nombril, sa gorge, sa tête, et finalement la partie sacrée entre toutes, l’oreille droite, où résident à la fois le feu, l’eau, le soleil et la lune. Il prend alors un sac rouge (go-mikhi) y enfonce sa main, et, par des contorsions des doigts qu’il contourne et entre-croise, figure rapidement les principales incarnations de Vichnou : un poisson, une tortue, un sanglier, un lion, une charrette, un nœud coulant, une guirlande. Il y a cent huit de ces figures, dont pas une ne doit être omise, et les mérites attribués à ces gestes sont infinis.

La seconde partie du service est aussi riche que la première en ablutions et en mantras. Le brahme invoque le soleil, « Mitra, qui regarde les créatures d’un œil immuable » et les Aurores « brillantes, filles du ciel, » premières divinités de nos races aryennes ; il glorifie le monde de Brahma, celui de Siva, celui de Vichnou, récite des morceaux du Mahabharata, des Puranas, tout le premier hymne du Rig-Véda, les premiers vers du second, les premiers mots des principaux Védas, du Yajur, du Sama, de l’Atharva, puis des morceaux de grammaire, des prosodies inspirées, enfin les premiers mots du livre des lois de Yajna Valkya, des sutras philosophiques, et termine enfin la cérémonie par trois espèces d’ablutions qu’on appelle rafraîchissement des dieux, des sages et des ancêtres. Plaçant d’abord son fil sacré sur l’épaule gauche, le brahme puise de l’eau dans la main droite et la laisse couler sur les doigts étendus. Pour rafraîchir les sages, le fil doit pendre sur le cou comme un collier et l’eau couler sur le côté de la paume, entre la racine du pouce et l’index replié en dedans. Pour les ancêtres, le fil passe sur l’épaule droite, et l’eau coule de la même façon que pour les sages : « Que les pères soient rafraîchis, dit la prière, que cette eau serve à tous ceux qui habitent les sept mondes jusqu’à la demeure de Brahma, quand même leur nombre serait plus grand que des milliers de millions de familles. Que cette eau consacrée par mon fil soit acceptée par les hommes de ma race qui n’ont pas laissé de fils. »

Par cette prière s’achève le service du matin. A présent, dites-vous que ce culte est journalier, que ces formules doivent être prononcées, ces gestes accomplis avec une précision mécanique, que si le fidèle oublie la cinquantième des incarnations de Vichnou qu’il doit figurer avec les doigts, que s’il bouche sa narine gauche au lieu de sa narine droite, la cérémonie tout entière perd son efficacité, que, pour ne point s’égarer à travers la multitude des paroles et des gestes rituels, il doit user de moyens mnémotechniques, qu’il y en a cinq pour se rappeler telle série de formules, que son attention, toujours tendue et portée sur la partie extérieure du culte, ne laisse pas à l’esprit une minute pour rêver au sens profond de quelques-unes de ces prières, et vous comprendrez la scène extraordinaire que les bords du Gange présentent tous les matins à Bénarès : cette foule anxieuse et démente, ces gestes pressés et pourtant méthodiques, cette agitation rapide des lèvres, les yeux fixes de ces hommes et de ces femmes qui, debout dans l’eau, semblent ne point voir leurs voisins et compter intérieurement comme dans une fièvre. Songez qu’il y a des cérémonies semblables l’après-midi et le soir, et que, dans l’intervalle, dans la rue, à la maison, à l’heure des repas, à l’heure du coucher, des rites pareils, aussi minutieux, poursuivent le brahme, tous précédés par les exercices de la respiration ; renonciation de la syllabe AUM, l’invocation des principaux dieux. On calcule qu’entre l’aube et le milieu du jour il n’a guère plus d’une heure pour se reposer du culte. Après les grandes puissances naturelles, le Gange, l’Aurore, le Soleil, il va honorer dans leurs temples les dieux figurés : le Lingam, qu’il arrose ; les arbres sacrés dont il fait le tour ; les vaches, auxquelles il offre des fleurs. Chez lui, de nouvelles divinités le réclament et lesquelles! Cinq pierres noires qui représentent Siva, Ganesh, Surya, Devi, Vichnou, disposées suivant les points cardinaux : l’une au nord, l’autre au sud-est, la troisième au sud-ouest, la quatrième au nord- ouest, la dernière au milieu, cet ordre changeant selon que le fidèle considère tel ou tel dieu comme le plus important ; puis une coquille, une sonnette à laquelle, prosterné, il offre des fleurs, un vase enfin dont la bouche contient Vichnou, le cou Rudra, la panse Brahma, tandis qu’au fond dorment les divines mères, c’est-à-dire à la fois le Gange, l’Indus et la Jamuna.

Tel est le culte ordinaire d’un brahme de Bénarès, et les jours de fête ce culte se complique. Depuis la grande époque du brahmanisme il est le même. Telle ou telle pratique a pu changer, mais l’ensemble a toujours été aussi tyrannique et aussi extravagant. Déjà, dans les Upanishads, on rencontre la même foi dans la puissance de la parole articulée, les mêmes prescriptions absolues et innombrables, les mêmes formules étranges, les mêmes énumérations de gestes bizarres. Tous les jours, depuis plus de vingt-cinq siècles, puisque le bouddhisme fut une protestation contre le despotisme et la folie des rites, cette race a mécaniquement passé par cet engrenage, aboutissant à quelles déformations mentales, à quelles attitudes habituelles de l’esprit et de la volonté, ils sont à présent trop différens de nous pour que nous puissions le concevoir. Un nègre, un sauvage de la Terre-de-Feu, nous ressemblent davantage. Ils sont plus simples que nous, plus voisins de la vie animale, mais en retranchant de nous-mêmes l’acquis instable de notre civilisation, nous retrouvons enfouis, mais vivant encore au plus profond de notre âme, le plus grand nombre de leurs instincts. Au contraire, l’âme hindoue est aussi complètement développée que la nôtre; sa végétation est aussi riche, mais elle est extraordinaire. On reste stupéfait devant le pêle-mêle des notions, selon nous incohérentes et absurdes, qui forment le fonds permanent de leur esprit. Le premier venu d’entre eux appartient à une caste dans laquelle, comme ses aïeux, il se trouve inexorablement enfermé. Au fond l’idée de caste se ramène à l’idée d’espèce animale. La distinction est de même nature entre un chien et un taureau qu’entre un coudra et un brahme. De là l’horreur qui s’attache à la pensée d’un mariage entre gens de castes différentes. Notez qu’aujourd’hui les castes sont aussi nombreuses que les professions. Chaque Hindou est donc ne prêtre ou médecin, scribe ou potier, forgeron ou ciseleur; il se croit perdu si un homme de caste inférieure touche à sa nourriture ou mange à son côté. S’il quitte l’Inde, s’il traverse la mer, il devient paria, c’est-à-dire qu’il perd ses parens et ses amis, qu’il ne peut plus ni vendre, ni acheter, manger ou vivre avec personne. Il est souillé, et rien n’effacera la souillure que la purification suprême, que la purification par la vache. Ayant donné de grandes sommes d’argent aux brahmanes et réuni les hommes de sa caste, il avale les quatre produits du plus sacré des animaux, une pâte faite de lait, de beurre, d’urine et de fiente. Car cette vache est une des hautes incarnations de Dieu, inférieure au brahmane, mais supérieure à presque toute l’humanité. Nulle matière plus précieuse que son fumier; les démons n’approchent point la maison qui en est enduite.

Notre Hindou a beaucoup de dieux, étranges dieux qui sont peu faits pour donner des habitudes d’ordre et de clarté à la cervelle qui s’efforce de les concevoir. Au fond, presque tous sont des êtres métaphysiques si abstraits qu’ils échappent à la prise d’une intelligence ordinaire. Par exemple, Kali est « l’énergie de Siva, » et Siva lui-même est la puissance éternelle qui persiste sous les changemens des apparences. Voilà des idées religieuses qu’on n’accusera point d’anthropomorphisme et qui ne semblent guère capables de représentations figurées. Pourtant Kali peuple les temples de ses idoles. Elle est un monstre noir qui veut du sang. On lui sacrifiait des enfans, aujourd’hui on immole des chèvres devant ses autels. Aucun culte ne lui est plus agréable que la répétition de ceux de ses noms qui contiennent la lettre M. Nous croyons la saisir et la connaître et voici qu’elle se transforme ; elle ondoie, ses attributs changent, elle se confond avec Durga, avec Parvatti, avec Çamunda. Elle était noire et hideuse, elle est voluptueuse et belle. Ses formes sont innombrables, c’est une charmante vierge de seize ans, c’est une femme nue et sans tête, une cigogne, un nuage de fumée. — De même Siva est un géant et un nain, il a le cou bleu, il est vêtu de peau, c’est le patron des voleurs, c’est un monstre destructeur, un dieu bienveillant et amoureux, il a 1,008 façons d’être et autant de noms. Par momens, il se confond avec vichnou : l’adorateur de Siva vénère aussi Vichnou et ses diverses incarnations : le poisson, le licou, le sanglier, la corde. Il adore aussi Ganesh, et s’il écrit un livre, il le lui dédie comme au dieu de la littérature. Et comment le conçoit-il? Sous les traits d’un brahme gras et blanc dont la figure s’achève en une trompe d’éléphant. — Quand il prie, après avoir retenu sa respiration, il répète jusqu’à soixante-quatre fois le même mantra. Il croit à la vertu surnaturelle de pures syllabes. « Am pour le front, dit-il, afin d’honorer Durga, Im pour l’œil droit, un pour l’œil gauche, Um pour l’oreille droite, Um pour l’oreille gauche, Rim pour la narine droite, Rim pour la narine gauche. » Non content de ses trois cent trente millions de dieux, il révère aussi les animaux, les plantes, les pierres. Les vaches sacrées encombrent les temples, les taureaux errent en liberté par les rues. Acheter des herbes pour les leur offrir est un acte méritoire. Les lieux saints sont des ménageries où voltigent les pigeons, où mugissent les vaches, où jacassent les singes, et de cette confusion de bêtes et d’hommes monte avec les plus étranges odeurs le plus assourdissant vacarme. Les singes ont ici leur temple où l’on ne pénètre que déchaussé. On a vu un rajah célébrer solennellement le mariage d’un orang et d’une guenon ; cent mille roupies furent dépensées en cérémonies, en fêtes et en sacrifices. Le singe, traîné sur un char, servi par une armée de fidèles, portait une couronne et les réjouissances durèrent douze jours. Tout près d’ici, à Allahabad, où les serpens sont dieux, prêtres et fidèles rampent jusqu’au sommet de la colline où se dresse le temple en se tortillant sur le ventre avec des contorsions devers. De même, on vénère les paons, les aigles, les tortues, les corbeaux, les crocodiles. « Respect, dit un hymne, aux chiens et aux seigneurs des chiens ; respect aux chevaux et aux seigneurs des chevaux. » Même culte pour certains arbres, pour certaines fleurs, pour les pierres noires, pour les pierres rondes, pour les pierres à repasser, pour les rasoirs, les charrues, les soufflets, les ciseaux. On peut affirmer qu’il n’y a point d’être dans le monde animal, d’objet végétal ou minéral qui ne soit divin dans l’une ou l’autre partie de l’Inde. Au milieu de ces folies, des intuitions, des percées profondes sur la divinité de la nature, sur l’unité foncière de toutes ses manifestations. — « Vénération, chante l’Hindou, respect au mâle infini et éternel, à Purusha qui a des milliers de noms, des milliers de formes, des milliers de pieds, des milliers d’yeux, des milliers de têtes, des milliers de cuisses, des milliers de bras, et qui vit pendant dix mille millions d’années. »

Notre Hindou a une morale. Une voix intérieure lui dicte certaines actions dont l’accomplissement est un mérite, dont l’omission appelle un châtiment. Nul rapport entre son code et le nôtre. Toute société repose sur un certain nombre de sentimens communs à tous ses membres et qui enraient ou dirigent les instincts égoïstes par lesquels l’individu tendrait à se développer démesurément aux dépens de ses voisins et de la vie harmonieuse de tout le groupe. Certainement ces sentimens sont très variables et selon qu’ils varient, la forme, la structure, la puissance, le degré de cohésion de la société varient. Ils peuvent être très simples comme dans les cités antiques, ils peuvent être très complexes comme dans nos sociétés modernes où lentement, à travers les siècles, des circonstances très diverses ont superposé aux instincts anciens des sentimens délicats et nombreux. Mais, simples ou compliqués, ils sont une condition d’existence de toute société. — Chez l’Hindou, la morale semble avoir une origine et un caractère différens. Elle n’est pas un code de devoirs envers autrui, mais seulement une série de prescriptions qui règlent sa vie extérieure, ses gestes, sa nourriture, son costume. Imaginez qu’au moyen âge aient disparu l’instinct social qui défendait à l’homme de trahir, de mentir, de voler, de tuer, de ravir les femmes, et aussi l’honneur qui lui commandait de se battre hardiment, de protéger son vassal, de suivre son suzerain, de ne pas abandonner son compagnon, de se dévouer pour la bande dans laquelle il était enrôlé, d’adhérer à sa parole, de maintenir haut sa bonne réputation. Supprimez encore la partie de la morale religieuse, qui ne fait que consacrer certains sentimens dont l’origine se rencontre dans un état social antérieur, et ne gardez que les pratiques commandées par l’Église, aller à la messe, communier à Pâques, se confesser, jeûner, observer le Carême, faire baptiser ses enfans, oindre le mourant, multipliez ces pratiques à l’infini, de façon qu’elles emplissent toute la vie de l’homme, et vous aurez une idée de ce qu’est la loi morale pour notre Hindou. Il ne lui est pas défendu de mentir, il ne lui est pas défendu de voler : avant la domination anglaise, certaines sectes prescrivaient l’assassinat, ou honoraient Siva par le viol organisé. Mais si l’Hindou voit manger de la viande, s’il avale un poil de vache dans une tasse de fait mal filtré, il est perdu, condamné aux pires transmigrations, à l’enfer du sang, à l’enfer de l’huile bouillante, à l’enfer des reptiles, à l’enfer de cuivre ardent ; bien plus, il se prend lui-même en horreur, car ces prescriptions et ces défenses ne s’adressent pas seulement à l’homme extérieur : des sentimens leur correspondent, enracinés par une pratique de vingt-cinq siècles, sentimens organiques et traditionnels qui forment la partie permanente de l’âme, les mêmes à travers toute la vie, indépendans du jeu des circonstances et des idées, véritables impératifs catégoriques semblables à ceux qui nous interdisent de tuer ou de voler. — On a vu des babous intelligens, au courant de nos idées, de nos sciences, européens par la philosophie et la morale, goûter par mégarde à du bouillon et s’évanouir d’horreur. — En 1857, les cipayes ont cru qu’on leur faisait déchirer avec les dents des cartouches enduites de graisse, et ils se sont révoltés en désespérés et en fous furieux. — Autrefois, quand les Anglais négligeaient d’observer dans le régime des prisons les prescriptions de caste, des criminels condamnés pour assassinat se sont laissés mourir de faim plutôt que de toucher à la viande qui souille. — Désobéir à un précepte dont l’origine et le but incompréhensibles ne sont jamais examinés, voilà le pèche, le péché abominable qui flétrit et qui tue. Étrange péché pourtant que ni le repentir, ni l’action vertueuse, ne rachètent, et qu’efface l’accomplissement mécanique d’un acte dépourvu de sens, renonciation d’une syllabe, une baignade dans le Gange, un plongeon dans tel puits fétide habité par Siva. Toucher l’oreille d’un brahme, écouter l’histoire de la descente de Ganga, manger à certaines époques un mélange de riz et de légumes, voilà des moyens de rachat tout-puissans. Tout Hindou connaît l’histoire édifiante d’Ajamil, l’assassin que sauva Vichnou, parce qu’en mourant il avait appelé son fils Naradyana et que ce nom désigne aussi l’une des incarnations du dieu, — de Valmik, ce voleur que Siva emporta dans le paradis de Kailas, parce qu’il avait souvent crié Mar, Mar, c’est-à-dire tue! tue! et que ce mot renversé (Ram) est le nom du grand Rama.

Regardons quelques coutumes générales, elles manifestent non moins clairement l’étrangeté, les contradictions de leurs sentimens habituels. Voici près de moi, dans les rues, des oiseaux qui vivent paisiblement au milieu des hommes, des paons bleus qui errent par la ville, voici des hôpitaux de bêtes malades où l’on soigne des chiens, des gazelles, des aigles, toutes les créatures animales qui souffrent. N’est-ce pas là un signe de la douceur et de la bonté foncière de ces Hindous ? Pourtant, en 1857, ils ont surpassé les Peaux-Rouges en cruauté, et, bien que les sacrifices humains aient disparu sous la domination anglaise, on trouve encore des cadavres d’enfans devant l’autel de la hideuse Kali. L’amour est inconnu dans l’Inde. On marie des enfans de neuf ans, puis on les sépare pour ne les rapprocher qu’à l’âge de la puberté. Dès lors, la femme est cloîtrée. Saut ses parentes, nul ne la voit : défense aux amis de faire allusion à son existence, même de la façon la plus vague, de dire par exemple : « Comment va-t-on chez vous ? » Si le mari apprend qu’elle a vu un parent, qu’elle a parlé à son frère, il la flétrit : il peut lui couper le nez. Veuve, elle devient un paria, un objet de mauvais augure dont on se détourne avec abomination. L’homme marié n’est pas tenu à la fidélité, pas même à la décence la plus extérieure. On étale au grand jour ce que nous entourons de tant de barrières et de réserves : aucune loi religieuse ne commande d’en faire un mystère. Bien plus, les prostituées forment une caste reconnue, leur métier est un devoir sacré, et dans le sud chaque temple a sa troupe de bayadères. Selon les saktistes qui adorent « l’énergie de Siva, » c’est-à-dire a la force qui développe le monde, » nul acte n’est supérieur à celui qui symbolise la production de l’univers, l’union de Prakriti et de Purusha, de la Matière et de l’Esprit. Aux époques de fêtes, les initiés s’assemblent. Ces jours-là, les distinctions de caste et les liens de parenté disparaissent. Hommes et femmes revêtent un caractère mystique, ils ne sont plus des êtres particuliers et bornés, mais des incarnations directes de Siva et de Kali. « Tous les hommes sont moi-même, » a dit le dieu à la déesse. Après avoir bu du vin et des liqueurs enivrantes, mangé du poisson, de la viande, du riz, hommes et femmes célèbrent l’union de Kali et de Siva. À ce moment, le fidèle sent tomber les limites qui l’enfermaient dans sa personne, il s’absorbe dans Siva, il s’identifie à l’âme du monde. Ce culte est « la voie qui conduit à la plus haute forme de salut, à l’anéantissement dans l’Être suprême. » Qui le connaît mérite le nom de Siddha, c’est-à-dire d’être parfait, qui l’ignore est un Pam, c’est-à-dire une « bête, » un être impur. Car, dit un texte, il n’y a de salut que par l’usage des liqueurs qui enivrent, de la viande, et par l’union avec les femmes. Énormité qui fait mesurer la distance qui nous sépare de ce monde hindou. Certes tous les Hindous ne pratiquent pas le culte saktiste, mais rappelons-nous que ces notions qui nous paraissent inconcevables ou monstrueuses habitent familièrement dans leurs têtes, qu’elles ne s’y choquent pas aux idées et aux sentimens qui chez nous leur opposent un obstacle insurmontable et les rejettent hors du jeu régulier de l’intelligence, que tous s’inclinent journellement devant le Lingam et le Yoni, les symboles mâles et femelles de la reproduction, bref, qu’entre le saktiste et l’Hindou ordinaire, il n’y a pas une différence d’espèce, mais de degré, et que dans toute la race on rencontre les germes des maladies intellectuelles et morales qui chez quelques sectes semblent chroniques et développées volontairement.

Voilà des âmes étrangement constituées, troublées, perverties, viciées dès leur naissance. Dans ces âmes viennent encore tomber au hasard et à foison des idées générales de toute provenance comme des semences morbides dans un organisme déjà malsain. Des milliers de jeunes Hindous se préparent aux examens qui leur ouvriront les carrières de l’État et peuplent les nombreuses universités de l’Inde. Beaucoup y étudient le sanscrit, le persan, l’arabe, les vieilles philosophies asiatiques, deux ou trois littératures. Tous se pénètrent des idées anglaises qui flottent partout autour d’eux. Dans les hautes classes, leurs professeurs sont anglais. Dès les basses classes, Addison et Macaulay ont été leurs classiques. Plus tard ils abordent les philosophes, Hamilton ou Spencer. Ils lisent des revues et des journaux anglais ; ils y rencontrent des études littéraires, politiques, des faits-divers, des statistiques, des comptes-rendus de toute espèce qui décrivent dans le détail, découpent, classent, cataloguent, les innombrables portions de la vie publique, intellectuelle ou morale, artistique ou religieuse, mondaine ou commerciale de l’Angleterre. Le roman leur présente tous les types anglais, ouvriers, clergymen, matelots, jeunes filles, squires, commerçans, et sous cette diversité une conception de la vie, de la religion, du devoir, de l’amour, de la mort, qui n’est pas d’une autre race, mais d’une autre humanité. Non-seulement ils se nourrissent d’idées étrangères, mais ils vivent de la vie d’une âme étrangère qui sent, veut, pense d’une façon opposée à la leur. Inquiétante opération que cette infusion d’un autre sang, et qui peut aboutir, comme les croisemens entre espèces animales très éloignées, à des avortemens, à des monstruosités qui ne sont pas viables.

Ce matin, au bord de la rivière, ces pensées me traversaient l’esprit tandis que j’échangeais quelques mots avec un jeune brahme dont la physionomie intelligente et douce m’avait beaucoup frappé. Ce garçon est élève d’une école anglaise de Bénarès et compte suivre les cours de l’université d’Allahabad pour parvenir au civil-service. Il a lu Addison, il étudiera les Upanishads. En attendant, il s’apprête à passer des examens de mathématiques; il discute la question de l’Inde pour l’Inde, il s’intéresse au congrès d’Allahabad qui demande un parlement autonome. En même temps, il appartient à une caste dont il ne peut sortir, il pratique le culte du Lingam, révère Siva, Ganesh, Vichnou, les honore en prononçant la syllabe AUM, en retenant sa respiration, en offrant des fleurs aux vaches sacrées. Certainement, la culture européenne tend à détruire sa foi héréditaire aux rites; mais n’oublions pas qu’il vit parmi des cultes hindous, que tous les matins il voit la foule barboter religieusement dans le fleuve, les brahmes figurer avec leurs doigts les cent huit incarnations de Vichnou; que les premières paroles qu’il ait entendues, celles qu’il entend encore le plus souvent sont des formules religieuses, des syllabes sacrées, des textes védiques, des morceaux des Pouranas ; que, devant lui, son père rend un culte à cinq pierres noires, à une sonnette, à un vase, et que ce spectacle incessamment répété enfonce au plus profond de son être une empreinte définitive sur laquelle ni lecture, ni raisonnement n’aura de prise, en sorte que ce qui nous semble extraordinaire lui paraît naturel et que les idées qui, chez nous, se contredisent, s’associent dans son esprit. Étonnante structure intellectuelle et morale, trop différente de la nôtre pour que nous puissions la concevoir par sympathie. Avec beaucoup d’érudition, un esprit européen peut être assez flexible et ondoyant pour reproduire en lui les idées et les sentimens, les liaisons d’images et d’émotions qui formaient l’âme d’un moine du moyen âge ou d’un architecte athénien. C’est qu’en dépit des siècles écoulés, ils ne lui sont pas tout à fait étrangers, c’est qu’ils font partie du même groupe humain que lui, c’est qu’ils furent sur le passage de la lente évolution qui aboutit à lui-même, de l’onde historique qui vient de le soulever et qui l’amène en ce moment à la lumière : ils contribuèrent à la diriger comme à lui donner sa forme. La sève vivante qui circule en lui les a traversés comme celle qui nourrit une extrême feuille s’est élaborée dans des racines obscures. Quelque chose d’eux vit encore et fait partie de l’héritage accumulé que se transmettent les générations européennes, car le présent contient tout le passé. Quelques personnes peuvent comprendre un temple grec ou une prière du IXe siècle. Qui de nous sentira pleinement un pourana ou une architecture hindoue? S’il y a eu quelque parenté entre nous et ces gens de l’Inde, les croisemens avec les races noires, l’action séculaire d’une nature et d’un climat différens l’ont effacée. Leur âme est un composé d’espèce mystérieuse, situé non pas seulement au-delà, mais au dehors de ce que nous pouvons imaginer. Nous notons ses manifestations, nous apercevons l’extérieur, les physionomies, les gestes, les rites, les prières, le style, l’art, les coutumes. Le fond nous est impénétrable.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. En Allemagne, en Italie, en France, ils appellent les habitans the natives. En anglais, le mot foreigner a un sens analogue à celui du mot barbare chez les Grecs.