Dans l’Inde du Sud/3

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Alphonse Lemerre (1. Le Coromandelp. 77-110).


III

PONDICHÉRY : Un mariage hindou.


Pondichéry, 12 juin 1901.

Grâce à la complaisance d’un Pondichérien de haute caste, le conseiller privé Naranyassamy, j’ai eu la bonne fortune, peu commune, d’assister aux cérémonies intimes d’un mariage. La faveur vaut par sa rareté, car l’Hindou garde aussi étroitement la porte de sa maison que le Musulman l’accès de son harem. S’il invite volontiers l’Européen à ses fêtes extérieures, il ne l’admet pas aisément à celles qui ont un caractère familial. Mais l’on a vite connu, dans cette petite ville désœuvrée et curieuse qu’est Pondichéry, l’amour sincère que je porte aux rites et aux traditions de la vieille Inde. Depuis que je suis arrivé, pas un jour ne s’est passé sans invitation. Fêtes religieuses ou domestiques, galas publics ou privés, tous ont trouvé en moi un spectateur assidu et charmé.

J’ai visité dans ses plus obscurs réduits la pagode de Villenour, gravi, sans crainte de me heurter le crâne aux corniches surbaissées, les sept étages de son gopura, dénombré les statues et les figures d’animaux, les chars, tous les accessoires du culte. Je vous en épargne l’énumération. Je vous fais grâce aussi de la fête solennelle du Nirpou-Tiroumal, fête du feu, qui se donne chaque année, en juin, à Ariancoupom. Des centaines de dévots courent, pieds nus, sur une piste pavée de charbons ardents, à peine cachés sous un lit de cendres, et cela pour attester l’innocence de la belle Draupadi, commune épouse des cinq fils de Kourou. Au son des instruments les plus variés, les fidèles s’en vont, jaunes de curcuma, couronnés de fleurs, et suivent en dansant les effigies peintes et richement accoutrées de Draupadi et de Darma Radjah. Puis, arrivés devant le chemin de feu, ils s’élancent, après s’être frotté le front avec les cendres, et traversent trois fois le tapis ardent, plus ou moins vite, selon le degré de leur zèle. Si l’on tient compte des quatorze mètres que mesure cette traînée de feu, on ne peut s’empêcher d’admirer ceux qui s’acquittent d’un pareil devoir. Certains, parmi les plus fervents, s’avancent, portant leurs enfants entre les bras. Ainsi les Hindous répètent-ils à l’envi le passage de Draupadi à travers le feu. Chaque année, la sainte femme s’astreignait à cette cérémonie purificatrice avant que de s’unir à son nouvel époux, l’un de ses cinq beaux-frères.

C’est un lieu commun de dire combien les Hindous chérissent dans le faste tout ce qui parle spécialement aux yeux. Pareils, en cela, à nos ancêtres des anciens régimes, ils se ruinent d’un cœur léger, pour paraître. Chacun, suivant sa condition, atteint à l’impossible, sans se soucier de s’endetter pour longtemps. L’appareil féerique des fêtes de la nuit ne fait que continuer les prodigalités du jour. Notre voiture roulait sur les jonchées de feuilles fraîches qui cachaient la chaussée de la rue, et nous étions encore loin de la maison nuptiale. De celle-ci la façade disparaissait sous les guirlandes de fleurs et de fruits. Fendant la foule épaisse, nous arrivons enfin. L’hôte est sur le seuil. Il s’empresse, nous entraîne dans la cour intérieure, avec force salutations, nous fait asseoir. On nous passe au cou l’inévitable guirlande de jasmin, on nous met dans la main une baguette de sandal et autres substances odorantes amalgamées avec une colle subtile. Les baguettes s’allument, dégageant une odeur acre et fine d’abord, puis ambrée. Et nous regardons.

Le Pondichéry mondain est là, sous les galeries. Soupou, que je croyais parti pour Madras, brille dans ses pagnes neufs et ses impeccables écharpes de mousseline blanche. Voici, sous un pavillon à baldaquin fleuri de roses, les mariés. Derrière eux les invités du sexe masculin sont assis sur cinq rangs de profondeur, d’autres occupent les deux côtés de l’entrée. Suivant le rituel, le couple qu’on va unir fait face à l’orient. Au milieu de la cour transformée en salle couverte par un toit en palmes, les brahmes officient. Autour d’eux, l’on voit des lampes de formes diverses, allumées, des réchauds où brûlent des résines et des gommes. La fumée bleuâtre, parfumée, monte en minces spirales parmi les poteries de terre rouge, peintes, bariolées, qui figurent autant de divinités favorables aux mariages. Un bambou, fiché droit dans le sol, se dresse en signe propitiatoire de longévité pour les époux. Il porte, attachées par des rubans, des feuilles de Kalianamourké (Erythrina indica) et de margousier ou vépou (Azadirachtha indica). Ces dernières sont consacrées à Mariammin, déesse de la variole. Au pied du bambou, des fruits s’entassent avec un monticule de riz ; autant de présages d’abondance. Les brahmes, tournés vers les points cardinaux, saluent les Déverkels, génies bienfaisants des quatre coins et qui obéissent à Dévidren. Roi des demi-dieux, celui-ci soutient l’Orient du monde et gouverne le Ciel d’où, grâce aux trois grands dieux, Vishnou, Çiva et Brahma, il a pu chasser les géants.

Pareil en cela à tous les hommes présents, le marié porte la longue tunique de coton blanc, ajustée, les pagnes serrés autour des jambes, et l’étroit turban à carre oblique. L’épousée et les femmes sont prises dans des pagnes éclatants, dans des écharpes de soie légère. Toutes sont lourdes de bijoux. Au moindre de leurs mouvements, les joyaux résonnent avec un bruit clair de sonnailles, un cliquetis de mors, un grincement de harnais. Mais, entre toutes ces femmes plus richement ornées que les idoles des pagodes, la mariée, seule, est vêtue à la mode ancienne. On croirait voir une vivante réplique des figures archaïques de Barhut et de Sanchi. Son ajustement, en certains de ses détails, est purement javanais ou indo-chinois.

Ses pagnes de Bénarès incarnadins, lamés d’or, sanglés aux hanches par-dessus les caleçons de satin cerise, sont ceints, très bas, par une énorme ceinture d’or. De sa coiffure d’orfèvrerie le bandeau passe au ras des sourcils, puis émet une branche qui monte entre eux pour rejoindre le chignon casqué d’or, lardé de fins boutons de jasmin. Et cette masse de cheveux, d’un noir à reflets bleus, se continue en une queue tressée que terminent des floches de soie noire, descendant plus bas que les reins. Un modillon d’or ciselé timbre le front. L’ovale pur du visage brun est encadré par les massifs pendants d’oreilles, les plaques battantes des retombées du bandeau, les piquets de jasmin ; et il ne montre guère que les yeux, tant est grande la profusion des boutons de nez, des houppes d’or qui ombragent les tempes. Le cou est cerclé de colliers plus hauts et plus épais que des carcans. Les bracelets commencent d’enserrer les bras jusqu’à partir des aisselles, cachées ainsi que la gorge sous un étroit corset de tabis écarlate. De ces bracelets, les premiers sont coudés en chevron à la façon des bagues que portent les bayadères ; les autres, de section ronde, forment le cercle parfait ou se contournent en spirale ainsi que les torques antiques. Les mains, couvertes par des fermaux circulaires, vastes rosaces d’or où se relèvent en bosse les turquoises, semblent des gantelets continuant la défense des bras armés d’anneaux sur toute leur longueur. Aux doigts sont passées tant de bagues que les phalanges pourraient à peine se ployer. Les pieds nus en portent aussi aux orteils, et les chevilles se perdent sous les anneaux pesants où se balancent des globules d’or.

L’épousée, les mains ouvertes reposant sur ses genoux, demeure figée dans son attitude d’idole. Elle paraît sommeiller doucement. Seule, sa gorge superbe, qui palpite au rythme de son souffle, indique qu’elle vit. Ses paupières sont baissées, et ses joues ombrées par ses cils plus crochus que les hameçons des pêcheurs. C’est une femme très belle, déjà mure pour ces pays de l’Inde, car elle a atteint ses vingt ans. La voici qui se lève et s’avance. Ses formes sont pleines et harmonieusement balancées, sa démarche souple dit les heureuses proportions de son corps. De moyenne prestance, grande pourtant parmi ses compagnes, elle est dépassée du front par son époux, ce qui est la dernière proportion admise. L’usage indien défend à la femme de surpasser son mari par la taille. Dans la vie, elle doit, au figuré comme au vrai, marcher derrière lui, pieds nus, et couvrir l’empreinte de ses pas.

Et c’est à quoi la mariée s’exerce dans les diverses phases de la cérémonie qui se déroule sous nos yeux. Elle va, les yeux mi-clos, les bras collés au corps, les mains ramenées en avant, les paumes tournées vers la terre, les doigts relevés. Derrière elle, une parente la guide, la tenant par les coudes. Cette directrice de l’allure est une belle Indienne dont la face bronzée, déjà fanée, est empreinte d’une extrême douceur. Ses épaules délicates, rondes, montrent leurs lignes pures sous le petit corsage violet à fleurons d’or. Entre ce corset et la ceinture des pagnes luit la peau des flancs, de l’échine finement cambrée, peau satinée, à chauds reflets de cuivre. On croirait voir la reine Clylemnestra poussant Iphigénie vers l’autel. Tout prend, à ces noces, apparence de sacrifice. Pour un peu, le chef des brahmes, gros homme onctueux, grave et débonnaire, deviendrait un autre Calchas. Et vraiment, la mariée joue là un rôle de victime. Le sourire imperceptible qui éclaire un instant son visage, au contact d’une jeune fille qui la frôle en chuchotant, s’éteint aussitôt. Nul ici ne doit manquer au décorum. Il s’agit d’une représentation mondaine où chacun joue un rôle longuement appris. Nous sommes au théâtre.

La réalité se mêle pourtant à la convention. On assiste à une prise de possession effective, la mariée ne fait que changer de servitude. À l’autorité incontestée du chef de famille, se substitue celle de l’époux. La condition de la femme indienne, vous ne l’ignorez pas, est précaire et misérable entre toutes. Éternelle mineure, captive domestique, elle n’a point même la disposition de sa chair. Le mariage n’est point pour elle une question de choix. Dans les plus basses castes, comme dans les plus hautes, elle entre en esclavage le jour où elle naît pour atteindre a la liberté seulement au jour de la mort. Fiancée, à son insu, et souvent dès le plus bas âge, elle court cette mauvaise fortune singulière de devenir veuve avant que l’union soit consommée ; et sa position est alors de celles que nos esprits, pénétrés d’un idéal de liberté et de dignité personnelle, — en tout étranger aux Hindous, et peut-être pour leur bonheur, — ne peut envisager sans révolte…

Mais on a trop parlé, trop écrit sur ces choses pour que j’entreprenne de vous en retracer le tableau. Il a été poussé, presque toujours, au noir. Juger un peuple aussi différent de nous, avec nos idées, nos coutumes et surtout nos passions égalitaires, est une œuvre vaine dans le présent et terriblement incertaine si l’on prétend tabler sur l’avenir. La mentalité occidentale ne souffre, d’ailleurs, de comparaison qu’à son avantage. La supériorité de notre race ira-t-elle s’affirmant au gré de nos certitudes ? C’est là une autre question, et je n’y répondrai point aujourd’hui. Souffrez donc que je vous raconte, sans autres digressions, le mariage du beau-frère de Naranyassamy.

C’est maintenant dans le centre de la cour un va-et-vient continuel. Sans cesse les époux changent de place. Ils se lèvent, se rasseyent, marchent, puis regagnent leurs sièges. La mariée, les yeux toujours clos, se laisse conduire par sa parente. Voici que le mari passe autour du cou de sa femme le taly, corde tressée d’or et d’argent. Cette partie de la cérémonie est, de toutes, la plus importante. On la nomme Mangalyadaranam, et son accomplissement rend l’union indissoluble. Le taly au cou d’une femme indique qu’elle est mariée, qu’elle appartient à son époux, et cela pour toujours, car une veuve ne peut jamais contracter un second mariage. Aussi, dans les basses castes, où l’on supprime, par économie, la plupart des rites, le Mangalyadaranam demeure-t-il la seule formalité que l’on ne puisse se dispenser de remplir.

Le taly est un vieux signe de servitude. Aussi bien la femme que je vois s’incliner a la mine d’une captive. Elle va lourdement, exagère son allure pesante, entravée d’or, les bras toujours collés au corps, les mains ramenées horizontalement en avant, les paupières baissées, comme si elle voulait mieux prouver son obéissance aveugle et son complet abandon. Penchée en avant, molle, résignée, timide, elle s’avance dans une démarche de somnambule. Le mari observe une pareille réserve. Ses pas sont comptés, ses gestes ont quelque chose d’automatique.

En revanche, autour du couple, chacun jacasse, s’agite sur place, même les femmes qui causent à voix basse et sourient doucement. La chaleur, étouffante, va toujours s’augmentant sous le pandal où se condensent les vapeurs des lampes. Tout vibre dans une atmosphère bleuâtre où montent les fumées de l’encens, des gommes, des baguettes incandescentes sous leur chapeau de cendres blanches, et par-dessus tout le parfum entêtant des fleurs. Et cela sans que les mouches cessent de s’abattre par essaims sur les offrandes, et les moustiques de susurrer leur énervante chanson.

Les mariés se sont rassis. On leur a mis dans la main un joyau d’orfèvrerie en façon de bouquet. Puis on les recouvre du giron jusqu’aux pieds d’une A^aste pièce de lin blanc, et on apporte un gros vase, pannelle de bronze aux flancs rebondis, pleine de riz sec. Tous les hommes se lèvent et, à la file, chacun vient puiser dans le vase, jette trois poignées de riz devant les deux époux, salue les signes sacrés en croisant les mains sur sa poitrine, puis reçoit autour du cou une guirlande de fleurs. Et me voici jetant aussi le riz aux pieds de la mariée, du marié, saluant les pannelles bariolées, sans lâcher ma baguette incandescente, et mon col se trouve enrichi d’une seconde tresse de jasmin.

Une procession de jeunes filles commence alors de faire le tour de la cour qu’elle doit doubler par trois fois. On dirait autant de péris tournant lentement autour des lampes, des simulacres divins, du bambou enrubanné ! Ces mignonnes Indiennes agissent ainsi pour détourner le mauvais œil. De ces filles qui tournent ainsi gravement sous la présidence d’un brahme, l’aînée a tout juste dix ans, mais elle en paraît bien dix-huit. Les plus petites exagèrent encore la raideur de leur maintien, comme pour surpasser leurs aînées dans l’observance des rites. Derrière elles vient le marié. Il traîne sa femme par le petit doigt, et celle-ci suit, toujours tenue aux coudes par sa parente au corsage violet dont je ne cesse d’admirer la distinction d’allure et l’expression de digne et chaste réserve… Mais, voici qu’au grand scandale de l’assistance, la petite nièce de l’hôte, mécontente peut-être de ne pas avoir eu sa place dans le cortège des exercices, s’empare de ma canne et de mon casque. Depuis quelques instants la charmante créature rôdait autour de moi. On eût dit une statuette de matières précieuses, d’onyx, d’ébène et d’or, rehaussée de perles et d’émaux, tant son buste nu avait une belle couleur d’ambre, tant luisaient les cassures de ses pagnes diaprés. Elle avait cinq ans, peut-être, et l’on eût cru voir une petite femme, ou mieux une de ces fées que traînent des papillons dans un char fait d’une écorce de fruit. Grimpée sur un fauteuil, elle venait à la hauteur de mon front… Pour chargés que soient de ma coiffure et de ma canne ses bras menus et frais, où tintent les anneaux de vermeil, elle trouve moyen de me prendre mon lorgnon, sur mon nez, et me rend ainsi aveugle d’un temps. Et elle s’enfuit, sautant de chaise en chaise, essayant le pince-nez. On lui donne la chasse, on me prodigue les excuses. On s’étonne aussi, tant s’est vite répandue ma réputation de despote, que je n’entre pas dans un accès de colère folle. Peut-être aussi les Hindous voient-ils d’un mauvais œil cette fillette de caste, montrer avec un Occidental impur tant de familiarité. Propriétaire par droit d’aubaine, et du pince-nez et de la canne, — car la délurée tchokri a du lâcher le casque qu’un pion a ramassé et serre avec précaution sur son cœur, — elle bondit de siège en siège, et enfin, triomphante, elle se réfugie entre mes genoux, bravant les parents désolés, les brahmes, la société, le gouvernement, l’église, l’état, en un mot tous les pouvoirs établis. Le cérémonieux et affable Naranyassamy est consterné. Sa consternation confine maintenant au désespoir : c’est l’abomination de la désolation : sa nièce allonge ses mains minuscules, où il y a certes plus de bagues et de fermaux que de chair pour me tirer les moustaches.

— « Excusez-nous, monsieur, s’écria le conseiller privé, excusez-la ! C’est une enfant, et qui ne sait pas ce qu’elle fait !… Holà ! Quelqu’un ! Qu’on l’emporte ! — Non point, cher Naranyassamy, laissez-la, s’il vous plaît. Voyez-la : ne dirait-on pas une abeille dorée se jouant dans un rayon de soleil ? On croirait voir la déesse Latchmy en personne, descendue du Kaliassa ou de quelque autre paradis pour bénir votre fête ! Cette enfant, dans ses pagnes de soie lilas à fleurs blanches, son écharpe rose, ses caleçons pourprés à rosaces orange, son corset vert émeraude, est pour moi la vivante image de la terre et du peuple que j’aime le plus au monde, plus peut-être que les cicindèles et que les tableaux de Gustave Moreau. Hélas ! jamais ce grand artiste n’aura eu pareil modèle… Songez, Naranyassamy, le plus aimable des hôtes, que votre nièce réussit à tenir en échec toute la société hindoue la plus choisie après s’être assurée de la protection du plus morose des Occidentaux, émerveillé de sa gentillesse. Cette enfant est certainement la fille d’un dieu, la sœur, peut-être, de l’enfant Kamah, qui préside à l’amour, et que vos peintres se plaisent à nous représenter monté sur une perruche aux mille couleurs et tendant sur son arc en canne à sucre une flèche dont le fer est remplacé par la corolle d’une fleur ! »


Pondichéry, 14 juin 1901.

… En ai-je fini avec les noces du beau-frère de Naranyassamy ? Je ne le crois pas… L’arrivée de plateaux en cuivre, chargés de confitures et de rafraîchissements glacés, attira l’attention de la petite fée domestique, et elle s’enfuit, sautillant sur un pied, dans la résonance de ses crotales d’or, telle une reine de Saba en dimensions réduites. Alors on aspergea tout un chacun avec des instruments d’argent. Leur long col, terminé par une pomme, laissait dégoutter l’eau de roses. Puis l’on recommença l’opération avec de l’eau de sandal contenue dans deux coupes d’argent. — Nous sommes aspergés, des premiers, par l’hôte en personne ; sa femme asperge les dames indiennes et leurs filles qui se divertissent en croquant du sucre candi. Les plateaux circulent. Les bras bronzés plongent avec un cliquetis d’anneaux parmi les friandises. On nous offre de la limonade et du vin de Champagne. Et la cérémonie continue, après cet intermède, dans le luxe discret, intime, écrasant, barbare, où tout brille, reluit, embaume, parle aux sens. Les métaux précieux, les gemmes, les perles se mesureraient au boisseau ; les soies de Bénarès, les satins brochés du Penjab, les mousselines de Dacca lamées d’argent et d’or fin s’auneraient par brasses. Et tout cela couvre et découvre, au gré des mouvements, les chairs lustrées dont le ton varie du bronze noir au chamois le plus clair, presque blanc. Les bijoux scintillent comme des lampyres dans le demi-jour des galeries, les yeux palpitent comme des étoiles sous les arcs fiers des sourcils. Entre eux, le petit disque rouge des déesses est soigneusement tracé au pinceau.

Il y a là deux cents femmes, peut-être, presque toutes belles de corps, la plupart charmantes de traits, avec leur visage ovale, un peu mou, leur cou plein et empâté. Leurs épaules et leurs bras comptent parmi les fameux, dans l’Inde ; les Dravidiennes ont cette réputation méritée de posséder les corps les plus parfaits qui existent. Les femmes de caste, s’entend ; car, pour le menu peuple, le type, quoique assez varié, est certainement très médiocre.

Mais je ne puis jouir, par la vue, de ce parterre de fleurs vivantes que bien à la dérobée. On nous a assis le dos tourné à la jeunesse, et ce serait une grave inconvenance que de se retourner. La première recommandation que vous adressent les interprètes officiels est de ne point regarder avec insistance les femmes, dans les fêtes où l’on est convié. Je ne saurais trop vous le répéter : l’Oriental, et l’Hindou l’est dans les moelles, ne souffre guère plus qu’on admire ses parentes ou alliées qu’il n’aime en entendre parler. Aussi fus-je privé, pour une grande part, de ce spectacle unique et vraiment ravissant, de deux cents Indiennes de caste, dans leur décor domestique. La plupart de ces femmes ne sortent guère, si ce n’est en voiture fermée, à fenêtres en persiennes, et on ne les voit, pour ainsi dire, jamais. Dans le Nord de l’Inde, qu’il s’agisse de brahmanistes ou de musulmans, les femmes sont entourées de soins encore plus jaloux.

Je ne sais si je vous ai raconté cette curieuse scène que je vis jadis dans la gare même de Bombay. Au moment de prendre le train, j’aperçus une suite nombreuse d’Hindous vêtus des plus riches habits. Les hommes portaient ce merveilleux costume qui semble une fidèle réplique de celui que l’on portait en France sous Louis XII et François Ier. Coiffés d’une sorte de chapeau rond et plat, dans le genre des « bonnets à la coquarde », tous avaient la tunique demi-longue, plissée aux hanches, rappelant la « huque » ou la « demi-saye », les caleçons collants atteignant la cheville, tout comme nos vieilles « chausses coupées ». À leur ceinture en brocart de Bagdad ondé, étaient attachées les armes de main, sous leur fourreau de velours vermeil, le « Kouttar », ce large et court poignard dont la poignée est en façon d’étrier, et le cimeterre courbe, à garde circonflexe, dont le pommeau s’évase en cupule et se surmonte d’une bielle d’attache où passent ces glands d’un si beau travail que l’on fabrique au Bengale. Tous ces gens étaient chaussés de babouches crochues dont le bec se terminait par une houppe de soie. Entre ces garnisaires de si belle mine, couverts de satins ou de damas éclatants, s’avançait un objet étrange, un meuble, ce semblait, un meuble long, étroit, pareil à une haute table habillée d’une housse en lampas cerise à liteaux d’or. Mais c’était une table qui marchait. Au vrai, il y avait sous ce poêle cinq ou six femmes environ, qui se suivaient, serrées, à la file, ainsi abritées contre les regards indiscrets. On devinait, plus qu’on ne distinguait leurs pieds blancs chargés d’anneaux et de bagues.

Retenu par cette réserve, que je n’ai jamais manqué de garder dans tous les pays asiatiques, au public comme au privé, je ne m’approchai point du cortège. Tout disparut dans un Avagon réservé dont les stores de vétiver étaient soigneusement baissés. J’appris, par la suite, que c’étaient les femmes d’un nabab du Béhar qui revenaient avec leur seigneur et maître d’un voyage à Bombay.

Pour les dames de la famille Naranyassamy, la consigne était certainement moins sévère. Mais, si je ne pus les voir à l’entière satisfaction de mes yeux, du moins eus-je la vue pleine et entière des deux bayadères qui firent leur apparition au plus beau moment de la fête. On venait de procéder à l’Omam, c’est-à-dire à l’effusion du beurre dans le feu sacré, et à l’Anoumdadipoudja, en l’honneur de cette Anoum Poudja Dadi, épouse légendaire du pénitent Vasichetay, femme célèbre entre toutes pour sa charité et qui mérita de prendre rang parmi les petites étoiles voisines de la Grande Ourse, tant monta haut vers le ciel le parfum de ses vertus. C’est alors que les bayadères firent leur entrée. Elles ne menaient point pour danser, mais pour assister l’épousée dans des rites spéciaux que seules ces prêtresses de l’amour ont la fonction d’accomplir. Sans honte, elles se glissèrent parmi les hommes et demeurèrent assises au milieu d’eux, sur les gradins, une jambe repliée en tailleur, l’autre pendante, posture habituelle des divinités dont elles desservent l’autel. C’étaient deux Devadasseris attachées à la pagode principale de Pondichéry, et qui, tout comme celles de Villenour, appartenaient à la grande division des castes brahmaniques, dite de la main droite.

Souffrez que je ne vous retrace pas l’histoire de ces deux mains, gauche et droite, dont les querelles de préséance ont, pendant deux siècles, et encore assez récemment, ensanglanté les rues de Pondichéry. Tout cela, quoique d’origine peu ancienne, puisqu’on n’en trouve pas trace dans les législations de l’Inde antique, est aujourd’hui tombé à peu près dans l’oubli. Cependant les bayadères des pagodes de Kalaterwaram et de Katmachiwaram, qui sont de la main gauche, ne peuvent entrer dans les temples de la main droite. Il y a là matière à un volume entier. On y raconterait les rivalités des deux mains, énumérerait leurs privilèges, parmi lesquels celui de tirer des boîtes d’artifice aux mariages, et citerait, pour mémoire, la cupidité vraiment extraordinaire de la femme de Dupleix, cupidité telle qu’elle scandalisa, en son temps, les Indiens eux-mêmes. Mais à quoi bon parler de cette métisse qui sut mettre tout à l’encan. « Si, me disaient certains vieux Hindous, riches en souvenirs de famille, si Mme Dupleix avait pu nous vendre l’air qui se respire, elle n’y aurait pas manqué. » Aujourd’hui Dupleix est considéré, par l’école humanitaire et pacifiste, comme source de tout bien, tandis que Laly-Tollendal est encore mésestimé. C’est affaire de mode. Quand j’aurai revu les champs de bataille où s’éteignit notre fortune, quand j’aurai fini de lever copie des pièces d’archives qui ont échappé à la dent des termites, hôtes de la bibliothèque de Pondichéry, je vous écrirai sur cela… Sans souci des mains gauche et droite, j’en reviens aux bayadères de Pondichéry.

Ces deux-là sont grandes et belles. Grandes surtout en comparaison des autres femmes présentes, presque toutes de taille très médiocre, comme il convient ici à toute dame qui n’a point à humilier son époux. À la première de mes bayadères, grasse, molle, râblée, dodue, claire de peau, bouffie, avec les yeux peints, il ne manquerait que d’être « blonde comme le miel » pour reproduire fidèlement l’image consacrée de la luxure. Elle est enveloppée, sanglée, dans ces souples pagnes de soie que l’on tisse à Pounah, roses, incarnadins, couleur de cuivre, brodés de ronds paonnes à rappeler les staurakia byzantins. La danseuse sacrée nous fixe distraitement avec le regard lourd et caressant de celles dont le devoir est de ne rien refuser à personne. Sa compagne, plus grande, plus fine, admirablement prise dans ses formes élégantes et fières, a les plus jolies épaules du monde et des bras fins, tournés dans un bronze olivâtre. La sveltesse de couleuvre, qui distingue cette fille brahmanique, vaut encore davantage par la couleur noire ou bleue, très sombre, de ses draperies diaphanes bordées de larges bandes orange et carmin.

Les bayadères se sont levées. Elles s’approchent du couple nuptial, comptant leurs pas, glissant sur le sol marqueté de blanc et de rouge. De leurs quatre mains croisées elles tiennent un large plateau d’argent. Elles s’arrêtent, entonnent une mélopée traînante. La cérémonie publique est terminée. Les mariés se retirent par la porte du fond, accompagnés par les deux courtisanes qui font office de paranymphes. Les musiciens accompagnent la sortie de leurs accords les plus mélodieux où se mêlent les airs anglais les plus modernes. Le Tarara-Boum Dy-Ay — pour mon particulier chagrin — alterne avec les Ragas traditionnels de la vieille Inde. C’est la seule ombre qui obscurcisse le tableau.

Je me suis enfui, me tenant à quatre pour ne pas me boucher les oreilles. Et je retombe dans l’agitation de la rue, sous le ciel embrasé d’une après-midi de Pondichéry, au mois de juin, trente-sept degrés à l’ombre ! Sans se soucier du soleil qui tape d’aplomb sur les têtes rasées, les badauds continuent de s’empresser sous ces murs derrière lesquels il se passe, comme on dit, quelque chose.


Pondichéry, 24 juin 1901.

… Si vous pouviez vous former une idée de la température que nous subissons ici, vous me sauriez un gré infini du courage qu’il me faut déployer pour écrire. M’étant installé dans l’hôtel de Soupou, au rez-de-chaussée, je ne jouis pour ainsi dire jamais de la brise arrêtée par tous les murs qui m’enclosent. Un bananier anémique, un tas de planches et une vieille barrique dressée contre un hangar misérable sont mes seuls sujets de distraction dans ce bas-fond, infesté de moustiques. Si je lève les yeux, j’aperçois le phare de vigie qui, pareil à un énorme mirliton, lève vers le ciel, uniformément bleu pur, sa plateforme où le drapeau tricolore pend le long de sa hampe à pomme ronde. L’image de la patrie lointaine semble ici être l’emblème de la nostalgie somnolente dont je souffre. Sur la balustrade de fer, l’éternel aigle roux à tête blanche demeure perché, poussant de temps à autre son cri mélancolique et hautain. Cette forme tangible de Garouda pleure, peut-être, le temps où le dieu Vishnou s’élançait, monté sur son dos, de la grande pagode de Pondichéry qui fut détruite de fond en comble à l’instigation du Suisse Paradis et de la femme de Dupleix. Quand l’aigle Garouda s’envole, il ne me reste plus rien à regarder de vivant.

Mais, me direz-vous, vous n’avez qu’à demeurer à l’étage, ou même au sommet de l’hôtel, sur la dernière terrasse. Là, pareil à Siméon le Stylite, vous vivrez exposé aux quatre vents du ciel, auxquels président Niroudi, Aguini, Yamen, et aussi Varounin, Vayou, Isanien, pour ne nommer que les principaux entre ces génies de l’air. Vous recevriez la pluie qui est un bienfait d’Indra, la pluie qui rafraîchit et dissipe, en Orient, la tristesse. — À cela, je vous répondrai que les ondées sont d’une extraordinaire rareté ! Voici près de sept années que le Coromandel est privé d’eau. Depuis les mémorables inondations qui le ravagèrent, rompirent même les ponts de Pondichéry, c’est partout la sécheresse, la désolation, la famine. La misère est telle que les traitants trouvent à engager des milliers de coolies émigrants, pour Madagascar et autres lieux, à un prix exceptionnellement avantageux.

Je vous répondrai encore que je me suis logé au ras du sol pour que les indigènes puissent plus facilement accéder à mon logis et échapper au cordon de gardiens vigilants qui continue de m’entourer. Si je laissais faire, ces visiteurs deviendraient légion. Et le peu qui force l’entrée me trouble dans mes pacifiques travaux de laboratoire. Beaucoup, parmi ces Hindous, obéissent à la simple curiosité. C’est plaisir pour eux de fréquenter chez ce Français dont l’appartement ressemble à l’antre d’un nécromant. Les instruments de chasse et de pèche, le matériel de préparation, les outils, les boîtes, les étuis, sont autant d’objets qui les intriguent. Le petit phare à acétylène dont la lumière blanche sert à attirer les insectes nocturnes, les intéresse particulièrement. Toute la ville en parle. Et ces braves gens dissimulent à grand’peine leur dégoût devant ces dépouilles d’animaux, ces ossements qui pendent aux murs, ces bocaux pleins de scorpions, de mille-pieds, de crabes, de bêtes étranges dont ils ne soupçonnent point l’existence. Ces caisses grillagées, où broutent des chenilles en élevage, leur apparaissent comme le comble du ridicule. Quant aux loupes, aux scalpels, aux réactifs, si j’écoutais certains, je devrais leur faire des conférences, des leçons, m’établir chef de travaux pratiques, ouvrir un cours… Je les congédie avec des vagues promesses.

Les indigènes que je vois entrer avec le plus de plaisir sont les hommes des champs. Ceux-là m’apportent des animaux. Ils déballent sur la natte du plancher le contenu de leurs corbeilles : des serpents s’échappent en sifflant, les najas gonflent leur cou, l’élargissent en palette, se dressent, dardent leur langue, se balancent comme s’ils se livraient à une danse sacrée. Des lézards, des agames, des scinques courent à toutes jambes, et il faut leur donner la chasse dans les coins. Le scandale, pour le grave Cheick-Iman, c’est quand je prends un crapaud entre mes doigts. Quant à Soupou, il se serre les tempes à pleines mains et trépigne de désespoir lorsqu’il me voit distribuer de l’argent à ces pourvoyeurs, troquer de belles, de bonnes, de respectables roupies contre des bêtes immondes : — « Puisque vous tenez tant à acheter, que ce soient plutôt des bijoux : l’or et l’argent valent toujours leur prix. Voulez-vous que je vous mène chez un orfèvre ? — Mais, Soupou de mon âme, le Gouvernement m’a donné des fonds pour que je travaille à augmenter les collections du Muséum. Il s’agit d’acheter des crustacés parasites, et non pas des joyaux. Voyez donc, Soupou, à me procurer de grandes langoustes et d’énormes tourteaux, je recherche des sacculines et des lernées. — C’est bien, Monsieur, vous en aurez ce soir, à votre dîner. — Non point, Soupou, je les désire vivants. » Alors, le petit homme noir, vêtu de mousseline blanche, disparaît, en se frottant le front. Je suis devenu fou, c’est certain.

Mes ramasseurs d’animaux ne m’apportent que rarement des choses intéressantes. J’achète toujours, pour ne pas les décourager et pour les tenir en haleine. Car, même à prix d’argent, il est peu aisé d’obtenir des Hindous un travail quelconque. D’ailleurs, pour les récoltes zoologiques, je compte plutôt sur moi. Tous les matins, dès le lever du soleil, je cours les environs avec le capitaine Fouquet, l’officier d’ordonnance du Gouverneur. Un goût commun pour l’histoire naturelle nous a vite rendus amis.

Mais ce que je ne puis rechercher moi-même, ce sont ces petits bronzes, ces dieux de laiton, de pierre ou de bois, ces mille petits objets, vases, lampes, instruments du culte, monnaies, ustensiles, armes, que doit recueillir tout voyageur qui s’intéresse aux usages, à l’art, aux religions de l’Inde.

Aussi, c’est chez moi une procession d’Hindous qui viennent me livrer leurs divinités domestiques, leurs souvenirs de famille. Chacun a sa légende prête : « Cette lampe sacrée, Monsieur, enfouie par mon arrière-grand-père lors de la descente d’Hyder Ali, a été retrouvée, miraculeusement, au fond d’un puits par ma belle-sœur, avec ce petit Poulléar ! » Et le chetty — car c’est tout bonnement un marchand du bazar — me tend d’un geste large, savamment calculé, un petit bronze. Le dieu à tête d’éléphant me sourit ; à ses pieds est le géant Guedjamougasourin, sous la forme d’un rat. Comment ne pas se laisser tenter ! Certainement le Poulléar n’est point ancien. Sans nul doute, sa paline provient d’une assez maladroite application de graisse chaude. Mais comment renvoyer cet Hindou grave et larmoyant qui, à l’entendre, est dans une misère tellement profonde, que sa femme, ses enfants, son père, sa mère, sans compter sa belle-sœur, et lui par surcroît, vont mourir d’inanition si je n’achète pas le Poulléar. Avec une demi-roupie, je sauve toute une famille. Et le chetty se retire, enchanté d’avoir trompé l’étranger. J’oubliais de vous dire que chacun de ces marchandages dure une grande heure. Aussi, pour économiser mon temps, me suis-je arrêté, depuis bien des années, au parti suivant : Je pose sur un coin de table la somme que je crois juste, et je continue de travailler, sans plus m’occuper du marchand. S’il prend l’argent et laisse l’objet, le marché est conclu.

Mais il n’en va pas toujours ainsi. Du nord au sud de la Péninsule, abondent les Hindous obstinés. Je me rappelle un certain trafiquant de Kurrachi qui, jadis, laissa ainsi sur la table les roupies, et, à côté, les débris d’armure à miroir qu’il prétendait me céder à un prix léonin. Je partis pour Mascate et laissai à Kurrachi la pièce de mailles sans plus m’occuper de l’affaire. Trois mois après, je me trouvais à Mathéran, dans les environs de Bombay, lorsque je vis mon marchand avec son morceau d’armure. Il m’avait suivi à la piste, du Sind en Arabie, de l’Oman à Bombay, me manquant toujours de quelque vingt-quatre heures. Enfin il m’avait rejoint dans la montagne. Mon opiniâtreté valait la sienne, j’eus la maille rouillée au prix que j’avais fixé.

Mes plus nombreux visiteurs, à Pondichéry, sont ces solliciteurs convaincus que je jouis d’une influence sans limites. À les entendre, la moindre apostille, écrite sur une demande, fera obtenir au pétitionnaire un emploi grassement rémunéré. La soif des fonctions officielles sévit, chez les Hindous, au moins autant qu’en France, ce qui n’est pas peu dire. Ils grillent du désir d’être partie prenante au budget, d’avoir la vie assurée par des appointements et surtout par une retraite. Être payé pour ne rien faire, avoir des cartes de visite avec la mention : commis retraité du service de… ou des…, quelle perspective de félicités !… Etre employé du gouvernement et porter un parapluie, — au temps passé, c’était une canne à pomme d’argent, — tel est le rêve de tout Hindou qui se respecte.

Il en est d’autres, enfin, qui me confient des copies levées dans leurs papiers de famille, m’inondent de mémoires justificatifs, appellent ma bienveillante attention sur des dettes que la France contracta envers eux sous le Directoire. Ils m’adjurent de rappeler ces créances, de leur faire rendre justice. Comment détromper ces quémandeurs ? Comment les évincer sans crainte de tarir toute source de renseignements historiques ? Puis-je recevoir les uns et fermer ma porte aux autres ? Un Talleyrand ne se trouverait-il là à court de diplomaties ? Pour moi, j’accueille tous, petits et grands, avec une pareille politesse.

L’Hindou tient beaucoup aux convenances extérieures. Vous vous l’attacherez mieux avec des égards, avec de l’eau bénite de cour, que par des services rendus sans grâce. C’est dans l’Inde que notre adage « la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne » est à mettre en actions. Par ma patience à les écouter, j’ai charmé plus d’un Hindou, sans doute, et certains m’ont favorisé d’admirables récits. Un, entre autres, vaut par sa singularité. Il jette un jour d’une parfaite clarté sur le caractère religieux de ce peuple, et sur la manière dont il entend l’accomplissement des vœux. L’histoire des pénitents de Maïlom m’a paru plaisante et je vous la veux conter.